Vieilles poudres et nouveaux synthétiques
Depuis cinq ans, la consommation d'héroïne ne cesse d'augmenter dans les îles Britanniques. L'héroïne serait devenue, d'après le quotidien The Independent, "une drogue ordinaire, et de nombreux jeunes choisissent ce produit pour réaliser leur première expérience avec les stupéfiants" Entre 199 1 et 1995, les saisies d'héroïne opérées par la police sont passées de 400 kg à plus d'une tonne. Les communautés turque et afghane installées en Grande-Bretagne contrôleraient ce trafic.
En Ecosse, les femmes au foyer se donnent du courage en se piquant. Avec du témazépam, un somnifère tout ce qu'il y a de plus légal, mais qui, utilisé en intraveineuse, fait des ravages.
The Independent - LONDRES
Quatre fois par jour, Sarah prenait le traitement que lui avait prescrit son médecin. Mais, plutôt que d'avaler les cachets qui étaient censés lui procurer le sommeil, elle les faisait chauffer dans une petite cuillère. A l'aide d'une seringue, elle se les injectait. Dans les veines du bras au début, mais elle eut de plus en plus de mal à les trouver. Alors, c'est dans la main, l'aine ou le cou qu'elle dut se planter l'aiguille. "La drogue me procurait une sensation tellement agréable. Je me sentais pleine d'assurance et de courage, j'avais l'impression de pouvoir faire face à n'importe qui, à n'importe quoi. Elle me donnait de l'audace."
Elle pouvait s'injecter du témazépam jusqu'à six fois par jour. Il y a quatre ans, cette mère de quatre enfants a demandé à un ami de la piquer dans la main. "J'ai presque immédiatement ressenti une douleur, mais mon ami m'a dit de ne pas m'inquiéter." Elle est rentrée chez elle et s'est endormie. Elle fut réveillée quelques heures plus tard par une douleur atroce. "J'ai appelé une ambulance et je suis allée à l'hôpital. Mon bras est devenu tout noir et on ne sentait plus du tout mon p pouls. Ils m'ont dit que ma main était perdue." On l'a amputée de l'avant-bras. Après s'être resolidifié dans son sang, le gel utilisé dans la fabrication du témazépam avait obstrué une artère au niveau du coude. "J'avais terriblement honte de ce qui s'était passé, mais mes enfants, eux, étaient contents que je sois encore en vie. "
C'est par des médecins que Sitrali, quarante-quatre ans et habitante de Liverpool, a connu le témazépam vers l'âge de vingt ans. A l'époque, elle fumait de l'héroïne et avait des insomnies. Ses médecins ont continué à lui prescrire le somnifère, même après son amputation. Aujourd'hui, elle voudrait que ce médicament ne soit plus utilisé. "Des gens en meurent tous les jours." Les preuves des effets catastrophiques du somnifère sur les consommateurs ne manquent pas. A Liverpool, dans une clinique pour toxicomanes, Mark, un temazi head [accro au témazépam] de trente-deux ans, attend, en compagnie de sa compagne enceinte et de sa petite fille, son ordonnance mensuelle de méthadone. Il s'injecte du témazéparn depuis des années. "C'est superfacile à trouver. Et pas cher : 2 livres [16 FF] le comprimé. J'en prends 60 par semaine. Avec ça, tu planes complètement. La sensation dure environ trente secondes. Ça renforce l'effet de la méthadone, ça défonce bien. Au début, le docteur m'en a prescrit pour m'aider à dormir et quelqu'un m'a dit que je pouvais l'utiliser en fix. Je sais que c'est dangereux mais tout est risqué dans la vie." Lun des avantages du témazépam, c'est qu'il ne provoque pas d'overdoses. Ce qui veut dire que les toxicos peuvent prendre 80 comprimés par jour sans mettre leur vie en danger. A Liverpool, un utilisateur s'est injecté une telle quantité de témazépam qu'il a perdu connaissance en se piquant. Il est tombé eu avant et s'est crevé l'il avec l'aiguille. Depuis, il est mort d'une overdose d'héroïne.
Dans les cités de Newcastle, le somnifère est utilisé de façon moins spectaculaire. On s'y défonce en mâchant les comprimés - appelés wobbly eggs [oeufs tremblotants]. Simon, quinze ans, explique: "C'est un moyen économique de prendre son pied. On avale ça avec un peu de tack (cannabis) et quelques cannettes de bière. Il y a toujours des vieux pour échanger des ordonnances qu'ils n'utilisent pas contre des boîtes de conserves et des trucs comme ça."
Glasgow est le principal foyer de consommation de témazépam en Grande-Bretagne. Plus de jeunes y meurent d'abus de cette substance que n'importe où ailleurs en Europe. Dans les Gorbals, l'une des zones les plus défavorisées de la ville et centre du trafic de témazépam, les junkies pensent que le renforcement des contrôles sur revendeurs et gros fournisseurs n'empêcherait nullement la drogue de se propager. Alan, vingt-trois ans, a commencé à prendre des jellies - c'est ainsi qu'on appelle les capsules de témazépam - à vingt ans. A son avis, les gens trouveront toujours les moyens de s'en procurer. "La demande est énorme, les dealers sont très malins, ils arriveront toujours à s'en procurer. Même s'ils doivent pour cela cambrioler les entrepôts et les pharmacies. Les bénéfices sont tellement importants qu'il est impossible de résister à l'envie de dealer. Si les responsables politiques pensent résoudre le problème comme cela, c'est qu'ils sont stupides. "
Le témazépam a commencé à circuler dans les cités surpeuplées de Glasgow il y a quatre ans. On compte aujourd'hui près de 3 000 jelly heads [accros au témazépam] dans la région ; 50 personnes mourraient chaque année du mélange de ce somnifère et d'autres drogues, principalement l'héroïne. Mais, avec près de 100 décès, 1996 fut l'année de tous les records. Et c'est sans compter les quelques 150 drogués qui ont dû subir des amputations.
Le témazépam ne tue pas seulement les utilisateurs. Le trafic des jellies est aujourd'hui une activité florissante pour les nouveaux chefs de gangs de Glasgow. Le commerce illégal se déve loppant, la criminalité violente aug mente. Les dealers de Glasgow ne reculent devant rien pour défendre leur territoire. En 1995, 10 personnes ont été tuées par balles dans ce qu'il faut appeler une véritable guerre pour le contrôle du marché du témazépam, un marché évalué à 50 millions de livres [385 millions de FF].
JASON BENNETTO
Selon un rapport des Nations unies, "aux EtatsUnis, le nombre d'utilisateurs occasionnels de cocaïne a très fortement chuté entre 1985 et 1993, passant de 12 millions à environ 4 millions." En revanche, note ce rapport, "le trafic illicite et la consommation d'hallucinogènes ont très fortement augmenté durant cette période", et certaines drogues que l'on croyait passées de mode, comme le LSD ou le PCP, ont récemment fait leur réapparition sur le marché américain.
Moins chère que la cocaïne, cette drogue de synthèse, facile à produire, a déjà envahi tout le sud-ouest américain. Son usage entraîne une violence extrême chez ses consommateurs.
The New York Times
L'augmentation alarmante de la consommation de méthamphétamine en Californie et dans le sud-ouest des Etats-Unis inquiète les autorités américaines. Leur crainte est en effet que l'engouement pour ces stimulants dangereux ne se répande dans tout le pays, comme cela avait été le cas du crack dans les années 80.
Pour contenir la progression de cette drogue extrêmement dangereuse, qui entraîne des manifestations d'agressivité irrationnelle et de paranoïa, la Drug Enforcement Administration (DEA) [agence américaine de lutte contre la drogue] a tenu, au mois de février, une conférence - la première du genre. Son objectif : établir une stratégie nationale de lutte contre le trafic et l'abus de méthamphétamine. Janet Reno, ministre de la Justice depuis mars 1993, a déclaré lors de cette conférence : "Lorsque j'ai pris mon poste, on prétendait qu'ils s'agissait d'un problème concernant seulement lOuest. Arrêtons de nous leurrer et reconnaissons qu'il contamine désormais le pays tout entier".
Surnommée "speed" sous la forme de comprimé ou "ice" lorsqu'elle est fumée, la méthamphétamine est responsable d'un accroissement spectaculaire des overdoses, des admissions en urgence dans les hôpitaux, des fusillades et autres violences à Los Angeles, San Francisco, Phoenix ainsi que dans d'autres villes de lOuest américain, selon les chiffres révélés au cours de la conférence.
De 1992 à 1994, les morts liées à la méthamphétamine ont augmenté de 145 % dans l'ensemble du pays. A Los Angeles, le nombre de morts est passé de 68 en 1992 à 214 en 1994, et à Phoenix, de 20 en 1992 à 122 en 1994.
On trouve cette drogue de synthèse jusque dans des villes du coeur du pays comme Atlanta et Minneapolis. Pourtant, New York, déjà envahi par la cocaïne, le crack et l'héroïne, a été épargné jusqu'à présent. Pourquoi ?
Les responsables de la police ne sont pas en mesure de le dire, mais d'aucuns pensent que l'arrivée de la drogue n'est qu'une question de temps : "Je tiens à ce que nous prenions de l'avance dans ce domaine", explique Patrick Hartnett, chef de la brigade des stupéfiants de la police de New York : "Puisque c'est déjà un problème majeur sur la côte Ouest, il faut que nous soyons prêts quand il nous arrivera à l'Est." Donald Petty, chargé des opération spéciales de la DEA à New York, pense que jusqu'ici "il n'y a encore aucune trace d'utilisation". Pourtant, ajoute-t-il, "puisque c'est aujourd'hui la mode en Californie, New York ne saurait y échapper". Lors de la conférence, Thomas Constantine, chef de la DEA, a attribué à la méthamphétamine la responsabilité de l'augmentation de 71 % des admissions d'hôpital en urgence à Los Angeles. Elle serait la toute première cause des overdoses à San Diego, où 26 homicides sont également liés à cette drogue. "Elle est à l'origine d'une violence incroyable", a expliqué Constantine. En juillet dernier, par exemple, un habitant du Nouveau-Mexique a commis un meurtre particulièrement horrible: sous l'influence de la méthamphétamine et de l'alcool, il a décapité son fils de quatorze ans et a ensuite jeté sa tête par la fenêtre de sa camionnette, sur l'autoroute en pleine heure d'affluence.
Drogue connue depuis déjà longtemps - elle était déjà utilisée pendant la Seconde Guerre mondiale -, la méthamphétamine est réapparue aux Etats-Unis à la fin des années 60, ses effets violents contribuant au déclin de la culture hippie (c'était l'époque du slogan: "Le speed tue"). Aujourd'hui, la méthamphétamine est surtout consommée par des Blancs de la classe ouvrière, tant en ville que dans les zones rurales. Mais ces stimulants attirent désormais également les étudiants et les jeunes des professions libérales, ainsi que certains Hispaniques.
Ce qui fait l'attrait de cette drogue par rapport à la cocaïne, c'est qu'elle coûte bien moins cher, tout en produisant une euphorie aussi intense et même plus durable. La descente - ou crash - est cependant plus pénible. Les jeunes consomment la méthamphétamine à des fins de stimulation sexuelle. Les routiers s'en servent pour éviter de s'endormir lors des longs parcours. Et comme elle calme l'appétit, les jeunes adolescentes au régime y ont également recours. Cette drogue est généralement avalée ou sniffée, mais on la trouve aussi sous une forme qui permet de la fumer, comme le crack. Mais, alors qu'un trip au crack dure généralement de douze à dix-huit heures, -un trip sous méthamphétamine peut tenir l'utilisateur éveillé plusieurs jours tandis qu'il lutte contre la descente - ou tweaking -, qui fait suite à l'euphorie. Certains consommateurs particulièrement réceptifs ont tenu quinze jours sans dormir, se retrouvant alors dans un état où ils se croyaient menacés par des dangers imaginaires et d'obscurs complots. Le Dr Alex Stalcup, un spécialiste de la toxicomanie, a expliqué, lors de la conférence, que la méthamphétamine provoquait une agitation violente due à la production d'adrénaline. "Dans quel état est-on après quinze jours d'insomnie ? Est-on charmant, aimable, facile à vivre ?" Certains utilisateurs de méthamphétamine essaient de compenser le crash en buvant de l'alcool, devenant alors, selon Stalcup, "les individus les plus dangereux qu'on puisse imaginer".
Naguère, le trafic de méthamphétamine était assuré par des gangs de motards. Mais ils ont été remplacés, ces dernières années, par des trafiquants mexicains bien organisés, produisant de grandes quantités de substance plus pure et plus puissante. Ils l'écoulent par le truchement de leurs réseaux de distribution de cocaïne, d'héroïne et de marijuana dans le sud-ouest des Etats-Unis.
La méthamphétamine est fabriquée à partir de l'éphédrine, un composant de synthèse utilisé dans certains médicaments contre le rhume et l'asthme, ou à partir d'un produit de substitution appelé pseudo-éphédrine. En mars 1994, les responsables du service des douanes américaines de l'aéroport de Dallas-Fort Worth ont saisi 3,4 tonnes d'éphédrine fabriquée en Inde, transitant par la Suisse et expédiée à une entreprise fictive au Mexique. Plus tard, ils ont intercepté un autre envoi de 2,3 tonnes en route pour le Mexique. "C'est alors que nous nous sommes rendu compte de l'ampleur du problème auquel nous sommes confrontés", avoue Mark Golubock, responsable de l'unité internationale du contrôle des substances chimiques à la DEA.
CHRISTOPHER WREN
COURRIER INTERNATIONAL N°284 DU 11 au 17 AVRIL 1996, pp. 42-43