Les nouvelles routes des drogues

 

CAMBODGE

Medellín-sur-Mékong

La collusion entre les responsables de l'Etat cambodgien et des hommes d'affaires impliqués dans le trafic d'héroïne agace les Etats-Unis, qui menacent de supprimer leur aide économique à Phnom Penh.

Far Eastern Economic Review

HONG KONG

 

Ce ne fut pas un déjeuner diplomatique comme les autres. En février 1994, l'ambassadeur américain Charles Twining invitait le ministre des Finances cambodgien Sam Rainsy et un autre haut responsable à sa résidence de Phnom Penh. Selon Rainsy, le diplomate lui demanda de transmettre un message au co-Premier ministre Norodom Ranariddh: "Veuillez dire à Ranariddh de ne pas se compromettre avec Theng Bunma, parce que nous autres, Américains, avons la preuve que ce dernier se livre au trafic de drogue. " Un autre Cambodgien présent confirme cette version des faits.

L'homme dont parle l'ambassadeur des Etats-Unis est le plus riche homme d'affaires du royaume, mais l'accusation n'offusque guère ses interlocuteurs. Les gouvernements occidentaux, les responsables de la sécurité internationaux et nombre de Cambodgiens s'accordent à dire que les hommes d'affaires qui trempent dans les activités criminelles ont acquis un immense pouvoir au Cambodge au cours des deux années qui ont suivi les élections. Bénéficiant de protections dans les plus hautes sphères de l'Etat, ils ont fait du pays l'une des plaques tournantes du trafic de stupéfiants, du blanchiment de l'argent sale et de la contrebande. Bien que Theng Bunma nie tout en bloc, sa société a écopé d'une amende - au moins à deux reprises depuis 1993 - pour avoir tenté d'introduire en contrebande de l'or et des produits divers dans le royaume.

 

"Le royaume est devenu un Etat mafieux, sous la coupe d'un groupe d'affairistes"

 

Ce qui n'a pas empêché Bunma d'obtenir en janvier dernier un passeport diplomatique au titre de conseiller spécial du président de l'Assemblée nationale, Chea Sim. Il prodigue ses largesses aux deux Premiers ministres. Ainsi, en août 1993, il a déboursé 1,8 million de dollars pour l'achat de l'avion Kingair-200 de Ranariddh et a offert au second Premier ministre Hun Sen une limousine Mercedes pour ses déplacements officiels. Il a même permis de boucler le budget 1994 de l'Etat grâce à des prêts sans intérêts de plusieurs millions de dollars, ce qui a permis, dans la pratique, selon certaines sources, de financer l'offensive contre les Khmers rouges lors de la saison sèche.

Le Cambodge est un pays où, accuse un responsable américain, les syndicats du crime "utilisent les avions officiels, les hélicoptères, les camions militaires, les bâtiments de la marine et les soldats pour le transport de l'héroïne". Le plus préoccupant, c'est que les mêmes unités militaires engagées dans le trafic de drogue se livrent à la violence politique. Preuve est ainsi faite de l'étroite collusion entre les syndicats du crime et la classe politique. Ces accusations, si elles se confirment, auront des conséquences graves pour le Cambodge, dont le budget annuel de 410 millions de dollars est alimenté à hauteur de 44 % par l'aide en provenance de pays occidentaux. Des responsables américains nous ont confié que le Cambodge rejoindra dans les prochaines semaines 29 autres pays sur la liste des "plaques tournantes de la drogue", ce qui pourrait entraîner une suspension de l'aide des Etats-Unis. La France a d'ores et déjà averti Phnom Penh qu'elle interromprait son assistance militaire, à moins que les officiers supérieurs de la police militaire nationale -qu'elle soupçonne de connivence avec le crime organisé - ne soient révoqués. De son côté, l'Australie s'inquiète devant les preuves qu'elle possèdent sur la complicité active de la marine - qui reçoit une aide de sa part - dans le transport de l'héroïne.

"Il est clair que le Cambodge est devenu une nouvelle route, de plus en plus empruntée, pour le transit de la drogue", commente Bengt Juhlin, directeur adjoint du bureau régional à Bangkok du Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID). Il souligne l'absence d'un système judiciaire digne de ce nom, le manque de ressources pour lutter contre le trafic de drogue et la corruption., Attrait supplémentaire pour les criminels internationaux: les possibilités de blanchiment de l'argent sale. "Le royaume est devenu un Etat mafieux sous la coupe d'un groupe d'affairistes qui se croient au-dessus de la loi, qui ont infiltré les instances gouvernementales, judiciaires et parlementaires, à tous les niveaux et dans tous les domaines", accuse Rainsy, qui, après son limogeage du gouvernement en septembre 1994, a formé l'année suivante un parti d'opposition. "Tous ces hommes politiques au mieux couvrent la pègre, au pire travaillent pour son compte", affirme-t-il.

En fait, les deux mondes vivent en sinistre symbiose. Une fois qu'ils ont étendu leur emprise sur tout l'appareil d'Etat, les parrains du crime disposent, avec certains éléments des forces de sécurité, d'instruments à leur solde. D'après les observateurs, c'est ce qui se passe au Cambodge et qui alimente le climat de peur créé par la répression brutale exercée par le pouvoir contre l'opposition. Deux unités en particulier sont accusées de brutalités envers des opposants politiques et de diverses autres violations des droits de l'homme : les services de renseignements dépendant du ministère de la Défense et la police militaire nationale. Et ce sont ces mêmes unités qui ont le plus trempé dans la contrebande et autres activités criminelles.

 

"La guerre froide est terminée, nous n'avons plus d'excuse pour fermer les yeux"

 

Cela, bien sûr, fait peser une double menace sur ceux qui osent dénoncer la collusion entre le pouvoir et la pègre. En août dernier, après la publication dans le grand journal de Phnom Penh, le Morning News, d'une série d'articles sur la complicité dont bénéficient les trafiquants d'héroïne au sein de l'armée, une grenade a été lancée dans la résidence de son rédacteur en chef. "Le Cambodge ressemble aujourd'hui au Panamà de Noriega. Plus personne n'ose faire entendre sa voix de crainte de se faire assassiner", se lamente un officier supérieur des services de sécurité khmers. Pourtant, le général de police Nouen Souer, dans un entretien accordé en août à un journaliste, affirmait que 600 kg d'héroïne transitaient chaque semaine par Phnom Penh. "Je le savais, mais je n'y pouvais absolument rien, raconte-t-il. Les trafiquants sont riches et bénéficient de protections puissantes. " Quand on lui demande le nom de ces protecteurs, il réplique : "Je ne peux rien vous dire... sinon, ils me tueraient."

Des sources cambodgiennes, des responsables de la sécurité internationaux et des diplomates accusent plusieurs riches hommes d'affaires, qui ont des relations, de diriger des syndicats du crime. Mais aucun d'eux n'est aussi bien introduit dans les hautes sphères de l'Etat que Theng Bunma, passé maître dans l'art du double jeu. Couvrant de cadeaux les deux Premiers ministres, Norodom Ranariddh et Hun Sen, le magnat a en même temps participé au coup d'Etat avorté de juillet 1994 pour réinstaller au pouvoir d'anciens responsables communistes écartés par le nouveau régime. Au printemps 1995, lors de la visite officielle aux Etats-Unis effectuée par Chea Sim, le président de l'Assemblée nationale, la délégation khmère descendit à l'hôtel Intercontinental de Washington aux frais de Theng Bunma. Chea Sim fut reçu à dîner par le sous-secrétaire d'Etat Winston Lord, eut des entretiens avec des responsables du Conseil national de la sécurité et rencontra le sénateur de l'Arizona John McCain. ainsi que le représentant Dana Rohrabacher, de Californie, suivant le programme officiel préparé par le département d'Etat. Theng Bunma, qui faisait partie de la délégation, n'accompagnait pas Chea Sim lors de ses rencontres officielles à Washington. Ce qui n'a pas empêché Rohrabacher de sortir de ses gonds lorsqu'il apprit plus tard que des responsables américains soupçonnaient l'un des membres de la délégation cambodgienne d'être impliqué dans le trafic de drogue. "S'il se confirmait que Chea Sim était accompagné par de gros narcotrafiquants, je serais vraiment furieux. Pas seulement contre les trafiquants, mais contre les responsables de mon pays, quine m'en auraient pas soufflé mot", dit le parlementaire, qui a rencontré Chea Sim le 10 mai. "La guerre froide est terminée. Nous n'avons plus aucune excuse pour fermer les yeux sur ce type de comportement de la part des Etats. "Le président Bill Clinton semble être de cet avis. Dans un discours marquant le 50e anniversaire des Nations unies, il lançait une mise en garde aux pays coupables de tolérer le blanchiment de l'argent de la drogue. Par la même occasion, il brandissait la menace de sanctions économiques contre les Etats qui restent les bras croisés devant ce fléau.

Le gouvernement cambodgien assure qu'il fait son possible pour lutter contre la criminalité. Le 15 septembre, il a mis sur pied une commission spéciale présidée par les deux Premiers ministres et chargée de combattre la criminalité liée à la drogue. Il réitère sa volonté de "coopérer avec les organisations internationales, comme les Nations unies et Interpol, et les pays comme la France et les Etats-Unis, dans la mise en oeuvre de mesures destinées à rechercher et à appréhender les criminels, à saisir la drogue et à poursuivre en justice, les coupables".

KATE TRAYER

 

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COURRIER INTERNATIONAL N°284 DU 11 AU 17 AVRIL 1996, p. 43