Les nouvelles routes des drogues

 

Vieilles poudres et nouveaux synthétiques

CANADA

Deux produits ont la faveur des toxicomanes canadiens : la marijuana et la cocaïne. En 1994, la police canadienne a saisi plus de 288 000 plants de cannabis. La cocaïne touche, quant à elle, 250 000 personnes dans un pays de 28 millions d'habitants. Mais, plus qu'un pays de trafic ou de consommation, le Canada est surtout une zone de blanchiment. Sa proximité avec les Etats-Unis, le fort volume d'échanges que ce pays entretient avec son cousin américain et sa réglementation financière particulièrement souple offrent aux "recycleurs" d'argent sale des conditions presque idéales.

 

La douceur perdue du supercannabis québécois

Au Québec, le chanvre indien de serre a totalement déclassé le cannabis des champs. Revu, corrigé et manipulé dans des laboratoires clandestins, il est dix fois plus puissant.

Québec Science (extraits) - MONTRÉAL

 

Le "pot" québécois n'est plus ce qu'il était. Sélectionné génétiquement, nourri à la petite cuillère, bichonné et surprotégé, le cannabis de salon des années 70, à peine plus euphorisant qu'une poignée de feuilles de thé, est maintenant devenu un mutant superperformant. De même, les producteurs de "pot" québécois ne sont plus ce qu'ils étaient. Les hippies débonnaires et nonchalants se font rares et ont été remplacés par des spécialistes de l'agriculture et de la biochimie qui cultivent pour le crime organisé des variétés haut de gamme vendues 15 dollars canadiens [55 FF] et plus le gramme ! A un point tel qu'aujourd'hui, alors qu'on débat encore la légalisation du cannabis, on peut se demander s'il mérite encore son surnom de "drogue douce". "A 0,5 % de THC en moyenne, le petit 'pot' québécois des années 70 était relativement faible" , dit Freddy Foley, de la direction des enquêtes sur le crime organisé de la Sûreté du Québec. "Celui qu'on saisit maintenant est d'un tout autre ordre: il est au moins dix fois plus fort !" Le THC, c'est l'abréviation bien connue du delta-9-tétrahydrocannabinol, l'un des très nombreux composés chimiques présents dans la résine du cannabis - 426 au total -, dont une soixantaine sont des cannabinoïdes. Mais, parmi ceux-ci, le THC est le principal cannabinoïde responsable des effets de la drogue sur le consommateur. On évalue la teneur en THC à partir du poids sec de l'ensemble de la plante. Une fois inhalée, la fumée du cannabis est absorbée par les poumons et pénètre dans le sang dix minutes plus tard, accélérant le rythme cardiaque. L'état euphorique ne dure que quelques heures en général, mais l'élimination de la drogue par le corps est relativement longue, entre quatre et sept jours. Il existe des dizaines de variétés de cannabis et elles ont toutes des concentrations en THC différentes. Les deux variétés les plus répandues sont le Cannabis sativa et le Cannabis indica. Le sativa peut atteindre 4 m de haut et résiste plus ou moins bien au climat de l'hémisphère Nord. Son goût est, dit-on, plus "doux" que celui de l'indica, mais le sativa est également plus faible en THC. L'indica est plus petit (1,5 m au maximum), plus robuste et plus euphorisant.

Durant les années 60 et 70, le sativa était la variété la plus répandue dans les cultures illégales nord-américaines. On a ensuite "découvert" l'indica, cultivé depuis des siècles en Afghanistan. Et on a croisé les deux. Puis la politique de "tolérance zéro" aux drogues du président américain Ronald Reagan a fait - involontairement - le reste. Devant la difficulté croissante de se procurer du cannabis provenant de l'étranger, les usagers américains se sont progressivement tournés vers les produits locaux. Ainsi, en 1980, seulement 12 % du cannabis consommé aux Etats-Unis était cultivé sur place. Aujourd'hui, cette proportion est passée à 25 %, selon les chiffres les plus conservateurs. Pour attirer la clientèle, les trafiquants, de leur côté, ont amélioré leur produit en croisant différentes variétés et, semblerait-il, en les manipulant génétiquement Ils ont également abandonné la culture dans les champs, trop risquée, pour se concentrer sur la production en serres à l'aide des techniques de culture hydroponique. En soumettant les nouveaux hybrides à cette douce, mais efficace, torture, ils ont obtenu des résultats étonnants.

Durant les années 70, la meilleur herbe avait un taux de THC variant entre 1 et 3 %. Celui du haschisch pouvait, lorsqu'il était de bonne qualité, grimper à 6 ou 8 %.

Aujourd'hui, parmi les plants de cannabis saisis par les policiers québécois et soumis aux tests du Bureau des drogues dangereuses de Santé Canada, certains affichaient des taux de THC variant entre 6 et 9 %. On a même vu des lots qui franchissaient la barre des 10 %. Selon des sources policières, les producteurs de Colombie-Britanniqueauraient réussi à mettre au point des plantes dont la teneur en THC dépasse les 20 % ! Mais ce ne sont encore que des rumeurs... Il s'agit là d'un bon qualitatif qui tient presque du prodige. Est-il vraiment possible, biologiquement parlant, de transformer une plante à ce point et en si peu de temps ?

Emest Small, botaniste, pense que ce n'est pas possible. A la fin des années 70, pour les besoins de l'appareil judiciaire canadien, Ernest Small a fait pousser des centaines de plants de cannabis, puis les a analysés. Selon lui, une transformation aussi radicale est irréalisable. Pourtant, les analyses du Bureau des drogues dangereuses indiquent le contraire. Tout comme celles de l'agence américaine Drug Enforcement Administration (DEA), qui évaluent que le sinsemilla (le nom de rue du cannabis hydroponique) cultivé aux Etats-Unis présente un taux de THC moyen de 8 à 10 %. Les trafiquants auraient donc réalisé un petit miracle. Pour y parvenir, ils ont utilisé différentes techniques.

D'abord ils ont sélectionné les plantes les plus intéressantes, puis ils les ont croisées entre elles. La méthode est simple. Au moment de la fertilisation, on met en présence un plant mâle et un plant femelle de deux espèces différentes. La nature et un coup de pouce du producteur font le reste. L'hybride ainsi créé se retrouve donc porteur du génome de ses deux ancêtres.

Certains trafiquants auraient également eu recours à la manipulation génétique pour augmenter les performances de leurs rejetons en choisissant certains gènes des meilleurs hybrides et en rejetant les indésirables. Aux Etats-Unis, ils auraient ainsi réussi à éliminer l'odeur forte et tenace qui caractérise les plants de cannabis et qui contribuait à faire repérer les plantations intérieures illégales. Tous ces producteurs ont utilisé le fin du fin en matière de culture intérieure : la méthode hydroponique. Cette culture recrée artificiellement et en vase clos les conditions de croissance idéales pour une plante. Tout est contrôlé : la quantité et l'intensité de lumière, la température de l'eau (le plant n'est pas en terre, mais dans un bassin rempli d'eau), la quantité de dioxyde de carbone présent dans l'air et les éléments nutritifs fournis aux racines. Dans certains cas, dit Freddy Foley, les producteurs se dotent d'un système informatisé qui, une fois programmé, se charge de subvenir à la plupart des besoins des plants durant leur période de croissance..

Et quelle croissance! Le "pot" hydroponique peut arriver à maturité en deux mois dans une bassine grande comme une table de chevet! A ce stade, il se présente sous la forme d'un plant nain, presque un bonsaï, qui produit très peu de feuilles, mais dont le tronc est recouvert de fleurs et de bourgeons résineux ayant une forte teneur en THC et... une énorme valeur marchande.

"Une grosse plantation peut comprendre un millier de plants, explique Freddy Foley. Chaque plant produit en moyenne deux onces (52 grammes) de cannabis à 300 dollars l'once, soit 600 dollars par plant. Et le producteur peut faire au moins trois récoltes par année. Faites le total... " L'engouement pour le cannabis hydroponique a fait boule de neige : au Québec seulement, 34 000 plants ont été saisis en 1992, 74 000 en 1993 et 122 000 en 1994. Dans les faits, le sinsemilla maison n'est plus une curiosité sur le marché de la drogue, mais un produit courant de consommation. Dans l'immédiat, ce n'est pas tant la puissance des nouveaux hybrides qui inquiète les autorités que sa popularité grandissante. La Sûreté du Québec a d'ailleurs annoncé son intention de cibler davantage les producteurs de cannabis hydroponique.

Les Américains, eux, leur ont déclaré la guerre. En Oklahoma, cultiver du cannabis, en n'importe quelle quantité, peut se traduire par une sentence à vie. Et, depuis 1994, sur l'ensemble du territoire américain, posséder 100 plants de cannabis équivaut à posséder 100 grammes d'héroïne et peut entraîner une peine de cinq à quarante ans de prison. Sans possibilité de libération conditionnelle.

 

NORMAND GRONDIN

 

 

ETATS-UNIS

 

Le jour où l'herbe ne se fumera plus

 

Aux Etats-Unis, les partisans les plus fervents d'un assouplissement de la législation antimarijuana ne sont pas ceux que vous croyez. Le lobby du chanvre compte, dans ses rangs, plus d'industriels et de gros fermiers que de fumeurs de joints. Car, comme le rappelle le mensuel américain Wired, le potentiel industriel de la plante interdite vaut bien un petit amendement à un Code pénal qui prohibe sa culture depuis maintenant quatre décennies. Papier, textile, cosmétiques, santé, carburant végétal, matériaux de construction : le chanvre est bon à tout. Certains géants de la mode l'utilisent d'ailleurs déjà. Adidas s'apprête ainsi à lancer une collection de chaussures fabriquées avec ses fibres. De son côté, Ralph Lauren, le roi du chic décontracté, vient d'avouer qu'il l'utilisait secrètement depuis douze ans. Les Hempters - c'est ainsi que les Américains surnomment les militants du chanvre -, interrogés par Wired, sont persuadés que le gouvernement américain leur donnera bientôt raison. Pour les plus optimistes, l'année 1996 sera celle des premières dérogations administratives permettant de cultiver intensivement le chanvre. Les plus pessimistes pensent qu'il faudra attendre le troisième millénaire. Manipulée génétiquement, l'herbe cultivée par ces industriels ne donnera à ceux qui seraient tentés de la fumer qu'un mauvais mal de tête.

 

 

 

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COURRIER INTERNATIONAL N°284 DU 11 AU 17 AVRIL 1996 p. 41