Les nouvelles routes des drogues

Nouveaux producteurs, nouvelles routes

Héroïne, cocaïne, suivez l'autoroute de l'Est

À vendre. Drogues. Dessin de Mochalov - RUSSIE

 

En quelques années, la chute du mur de Berlin puis la guerre en ex-Yougoslavie ont profondément modifié la géographie européenne des drogues. Les pays de l'ancien Pacte de Varsovie consommés sur le Vieux Continent sont devenus les points de passage privilégiés des stupéfiants

L'Hebdo - LAUSANNE

 

Une petite famille tranquille, deux enfants sur la banquette arrière, dans une voiture immatriculée en Slovénie. A bord, dans un double fond, plus de 30 kg d'héroïne. A Chiasso, 16 octobre 1995, les douaniers ont effectué la plus grosse saisie au Tessin depuis 1987. Derrière le fait divers, de nouvelles pratiques, de nouvelles menaces : une production d'opium et de son dérivé, l'héroïne, en constante augmentation; une toile de nouvelles routes mal surveillées à travers l'ancien pacte de Varsovie; une multiplication de réseaux mobiles de distribution et de vente. Jamais sans doute la tâche des polices européennes n'a paru aussi ardue. Et pour faire face, soupire Stefan Gusmann, trente-cinq ans, récemment nommé à la tête des Offices centraux de l'Office fédéral de la police, à Berne, "nous sommes encore organisés de façon très très compliquée". Au Letten, se souvient le jeune Zurichois, tous les petits vendeurs avaient un téléphone portable : lui devait toujours avoir de la monnaie pour téléphoner d'une cabine.

 

"Ce dont nous avons besoin, c'est de méthodes plus modernes et informelles. Et de nous concentrer sur leur seul point faible: l'argent." En quelques années, la chute du mur de Berlin et, accessoirement, la guerre en ex-Yougoslavie ont profondément modifié la géographie de la drogue. La cocaïne provient toujours, pour l'essentiel, de Colombie: arrivant dans des conteneurs, elle est de plus en plus souvent débarquée à l'Est, en Pologne, dans les Etats baltes, où le passage est plus facile. Les changements sont plus importants pour l'héroïne, la reine des stupéfiants en Europe. Dix tonnes y ont été saisies en 1994, contre huit l'année précédente - une maigre part des 500 tonnes dérivées des 3 000 tonnes d'opium produites annuellement aux confins de l'Afghanistan et du Pakistan.

A 80 % ou à 90 %, l'héroïne qui circule de Berlin à Madrid vient de cette région montagneuse occupée, de part et d'autre de la frontière, par la même ethnie pachtoune. Le fameux Triangle d'or birman, l'autre centre célèbre de production, n'a plus que la portion congrue du marché européen. Une partie de l'opium afghano-pakistanais est transformée sur place (un rapport onusien estime entre 20 et 50 le nombre de laboratoires mobiles le long de la frontière entre les deux pays), une autre partie sera transformée en route.

Avant l'éclatement de l'empire soviétique, les routes vers l'Europe partaient droit vers l'Ouest, par l'Iran et la Turquie la mer. Désormais, le routes du Nord sont plus sûres. L'Iran truffe ses frontières de pièges, alors qui les clans qui gouvernent les nouvelle républiques d'Asie centrale peuvent être achetés. De là, un courant traverse la Russie, où 82 tonnes de stupéfiants ont été saisies l'an dernier, soit le sixième des saisies mondiales. Un autre passe par le Caucase, où les

endroits les plus inattendus servent de carrefour : la Tchétchénie en guerre, le Nakhitchevan, la région azérie enclavée entre l'Arménie et l'Iran. De là, le flux retrouve les routes de l'Anatolie turque ou passe par la mer Noire, que sillonnent yachts et rafiots pour décharger discrètement leur marchandise sur les côtes de Roumanie et de Bulgarie. Istanbul reste la grande porte d'entrée en Europe, mais ce n'est plus la seule.

Combien de routes traversent ensuite l'Europe centrale et les Balkans ? Les uns en dénombrent quatre d'autres sept, beaucoup renoncent à compter. Le flux principal suit probablement ce qu'on appelle la route nord des Balkans qui, évitant l'ex-Yougoslavie, traverse la Bulgarie et la Roumanie. Mais les couloirs sont de plus en plus nombreux. Un rapport présenté en juin dernier à la conférence d'Interpol, à Istanbul (Global Heroin Challenge : Changing Scenarios), et que l'Hebdo a pu consulter, en analyse les mécanismes.

L'ouverture des frontières a bien sur facilité la tâche des transporteurs : le trafic routier a été multiplié par dix en cinq ans dans les Balkans. Près de 90 % des saisies ont lieu sur les routes. La surveillance des frontières est insuffisante ; la corruption de fonctionnaires, mal payés, aisée. Les convoyeurs n'ont plus besoin de réduire le nombre de frontières à passer, ils les multiplient presque pour brouiller les pistes. Des courriers font parfois tout le trajet comme ce Tchèque récemment arrêté à la frontière germano-suisse, et qui arrivait d'Afghanistan. Le voyage se fait généralement par étapes : "Il y a des stocks énormes en Roumanie, en Slovaquie, en République tchèque, en Pologne", confirme à ce sujet un agent du Bundeskriminalamt allemand, qui, en février dernier, a aidé le juge fribourgeois André Piller à démanteler une filière germano-suisse contrôlée par des parrains turcs.

Les lieux de stockage ne sont pas les seuls à proliférer. Selon le Laboratoire interrégional de police scientifique de Lyon, qui parvient à identifier les techniques de raffinage et donc les lieux de provenance de l'héroïne, "les observations récentes montrent que de très nombreux nouveaux laboratoires sont apparus. Par recoupements, on peut établir leurs pedigrees : il y en a en Géorgie, au Kosovo, et des indices tout récents nous permettent d’en soupçonner la présence en Russie et en Roumanie."

À l'arrivée, c'est plus que jamais l'Allemagne qui sert de plaque tournante.

 

Géorgie

Un passage obligé vers la Turquie

 

En août 1995, l’équivalent de 800 millions de dollars de morphine était intercepté dans le port turc de Trebizonde. D’après les services spéciaux, le chargement venait d’Azerbaïdjan et avait transité par l’Adjarie [république autonome de Géorgie]. Avec l’éclatement de l’URSS, la mafia de la drogue a pratiquement obtenu, en Géorgie, un statut d’Etat. Seule celle de la Tchétchénie pouvait la concurrencer sur le terrain de la production et de la contrebande de narcotiques. D’après certaines sources compétentes, le laboratoire de Chali [Tchétchénie] produisait à peu près 30 tonnes d’héroïne par an. Pour écouler la marchandise, les Tchétchènes avaient besoin de marchés. C’est pourquoi, dès l'automne 1991, les premiers accords ont été passés pour faire transiter des quantités massives d'héroïne par le territoire géorgien. C'est justement sur les narcodollars que s'est forgée "l'amitié" entre les régimes de Djokhar Doudaev et Zviad Gamsakhourdia [premier président de la Géorgie indépendante; élu en 1991, il se conduit rapidement en tyran et est renversé le 6 janvier 1992 ; il s'enfuit en Tchétchénie et meurt mystérieusement en décembre 1993]. Jusqu'à 150 voyages par mois étaient effectués à partir des aéroports tchétchènes de Grozny-Nord, Khankala, Kalinovka, et l’héroïne transitait souvent par Koutaïssi, puis le port de Poti et celui de Kobuleti [sur la mer Noire, en Adjarie]. La marchandise prenait ensuite la direction de la Turquie, par mer ou par terre. Après le renversement de Gamsakhourdia, le flambeau du trafic de l'héroïne a été repris par le ministre de la Défense géorgien Tenguiz Kitovani [qui avait soulevé la Garde nationale contre Gamsakhourdia en 1992 ; il a finalement été limogé et arrêté par Edouard Chevardnadze en octobre 1995] et son ami malfaisant Djaba losseliani [célèbre parrain de la mafia géorgienne]. A Kobuleti, les mafiosi locaux avaient construit des laboratoires et des dépôts de drogues. De nombreux règlements de copmpte sanglants avaient lieu entre la bande de Reso Metcheny, soutenue par les Mikhedrioni [les "Cavaliers, milices armées de Kitovani et losseliani, qui ont semé la terreur en Géorgie ces trois dernières années], et celles de Becik et Vakhtang.

Depuis quelque temps, la concurrence et les autorités d’Adjarie avaient commencé à asphyxier les mafieux de Kobuleti, qui ont fini par quitter la ville. On comprend pourquoi c'est de la morphine qui est partie à Trébizonde et non de l'héroïne. Après celui de Chali, bombardé, les laboratoires de Kobulet avait également cessé d'exister.

Argoumenty i Fakty (extraits) — Moscou.

 

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COURRIER INTERNATIONAL N°284 DU 11 AU 17 AVRIL 1996, p. 32