Les nouvelles routes des drogues

 

Russie

Au cours des quatre premiers mois de 1995, la police de St-Pétersbourg a saisi plus d'une tonne de drogues, toutes substances confondues, soit autant que durant toute l'année 1994. L'exemple de l'ancienne Leningrad vaut pour toute la Russie : depuis la chute du mur de Berlin, les saisies opérées aux frontières russes sont en augmentation constante.

 

Le cartel de Moscou s'est adapté sans difficulté au conflit tchétchène

Le milieu moscovite possédait son principal centre de transformation de l'opium afghan à Chah, en Tchétchénie. L'intervention russe a obligé les mafieux moscovites à réorganiser leurs filières.

Sevodnia - Moscou

 

Le groupe FELIKS s'appelle officiellement "Département spécial F". Constitué dès février 1991 avec des agents du GRU [les renseignements militaires], de l'état-major des forces armées et du KGB de l'URSS, il enquête sur les crimes économiques. Depuis janvier 1994, FELIKS se penche sur les réseaux du trafic international d'héroïne ou de cocaïne et de blanchiment d'argent.

Selon ses experts, c'est en 1991 que la Russie s'est totalement intégrée au système international du narcobusiness. Les éléments déterminants ont été l'effondrement de l'URSS, de ses organismes policiers et de ses services secrets, et la constitution de "zones criminelles relativement franches" dans le Caucase et les Pays baltes. La naissance de la "république libre de Tchétchénie" a également joué un rôle important. Tous ces facteurs ont entraîné une réorientation partielle vers le nord de la "voie balkanique" du trafic des drogues, laquelle fut perturbée également par la guerre en ex-Yougoslavie.

Les spécialistes du FELIKS estiment que, durant la première étape de développement de la Tchétchénie indépendante, le régime du président Doudaev n'était pas intéressé par un trafic à grande échelle. La base du trésor de guerre du pays a été constituée grâce à des ventes illégales d'armes, à des affaires financières et au pillage du pétrole et des réseaux de transport. En outre, grâce aux avions "hérités" de la Russie et à cause de l'absence de tout contrôle des autorités russes dans ce domaine, les dirigeants tchétchènes ont monté une filière rentable de contrebande de transit. Tous les mois, environ 100 millions de dollars de marchandises entraient en Tchétchénie sans qu'aucune taxe ou droit de douane soit acquitté. Les représentants du régime de Doudaev n'ont commencé à devenir des professionnels du trafic de drogue qu'après 1991.

C'est lors de pourparlers entre l'état-major de Doudaev et plusieurs anciens officiers du KGB qu'a été conclu, selon les informations du FELIKS, un accord de principe sur l'utilisation des facilités illimitées de transport et de contrebande offertes par la "libre Tchétchénie". Le cercle des personnes qui a mis ce projet en oeuvre a, peu après, donné naissance au "groupe de Moscou", un groupe d'envergure internationale. Les renseignements actuels permettent de penser qu'au moment de la fondation de cette alliance, certains travaillaient encore dans les organismes de sécurité russes ou des pays de la CEI. Dotés d'une grande expérience du renseignement, du combat et de la clandestinité, riches de liens professionnels et personnels dans nombre de Républiques de l'ex-URSS comme à l'étranger, ils maintenaient aussi d'assez bons contacts avec leurs anciens collègues reconvertis dans les affaires. Certains d'entre eux disposaient de débouchés sur l'Occident. Ainsi, les fondateurs de ce groupe ont disposé de larges facilités pour mettre en place des canaux internationaux de trafic de drogue et de blanchiment, utilisant les mécanismes des affaires légales, les accès au système bancaire international et aux paradis fiscaux.

 

Les hommes du groupe de Moscou ont monté leur première filière grâce à leurs relations encore solides avec des commandants de groupes armés du nord de l'Afghanistan, relations établies dans les années 80, quand ils avaient été envoyés comme conseillers du Khâd, les services secrets afghans. Des contacts assez étroits avaient été tissés pendant la guerre avec le général Abdoul Rachid Doustoum, chef des formations armées des Ouzbeks d'Afghanistan. Il est depuis devenu le partenaire principal du groupe de Moscou. Selon le FELIKS, ces contacts ont résisté au retrait des troupes soviétiques, et plusieurs anciens conseillers se trouvent toujours dans le nord de l'Afghanistan à titre privé. L'un d'eux, un ancien officier du KGB surnommé "le Tzigane", représenterait les intérêts des narcotrafiquants moscovites. Il répondrait des achats d'opium base sur place, de la constitution des chargements et de leur expédition vers les étapes suivantes de la chaîne.

En Afghanistan, le traitement de l'opium est relativement grossier. Pour la majorité de la population, le pavot est sans doute bien plus accessible que la nourriture. Le récolter et le vendre constitue presque le seul moyen de subsister. Côté afghan de la frontière, le kilo d'opium se vend entre 40 et 50 dollars aux contrebandiers. La plus grande partie de la marchandise préparée par les représentants du groupe de était entreposée à proximité de la frontière et gardée par la milice de Doustoum. Là, l'opium était transformé en morphine à l'aide d'un équipement rudimentaire. Cette drogue, par lots de 2 ou 3 tonnes maximum, passait la frontière ouzbèke en camion ou en hélicoptère, dans des conteneurs, camouflée en marchandise commerciale, ou avec des objets anodins. Les lots atterrissaient sur les aérodromes de Termez et de Samarcande [en Ouzbékistan]. La surveillance durant le trajet et pendant le déchargement était assurée par un autre ancien du KGB, disposant d'un solide réseau de contacts à Tachkent, la capitale. Ses hommes surveillaient le transfert de la morphine dans des avions de compagnies privées (contrôlées par des partenaires tchétchènes). Ces derniers l'amenaient directement en Tchétchénie. Là, elle était déchargée presque légalement sous la garde des services "officiels" du régime de Doudaev. A l'automne 1991, la mise sur pied d'un site de transformation de la drogue en Tchétchénie avait fait l'objet de négociations avec le groupe de Moscou. Pour autant que l'on sache, ce site se trouvait dans la région de Chali [Tchétchénie]. Dès la mi-novembre 1991, un ancien officier du KGB surnommé "Illitch" et son partenaire tchétchène "Saïd" achetaient en Grande-Bretagne un minilaboratoire très moderne. Il permettait, à partir de la morphine, d'obtenir une héroïne d'une pureté inconnue des autres trafiquants. Dès les premiers jours, le chef du département de la sécurité d'Etat de Tchétchénie avait donné l'ordre d'affecter une garde renforcée au site.

Un détachement spécial d'une centaine de Tchétchènes et de mercenaires - recrutés surtout parmi les anciens Spetsnaz [membres des forces spéciales du ministère de l'Intérieur] - en fut chargé. Outre la drogue, cette base servait à stocker et à faire transiter des armes en provenance des dépôts locaux de l'armée soviétique en Mongolie, en RDA, en Lituanie et d'ailleurs. Jusqu'en janvier 1995, la transformation de la drogue a, semble-t-il, fonctionné en continu, et, pour la seule année 1994, une trentaine de tonnes d'héroïne très pure ont été produites. Début janvier, la base était bombardée par l'aviation russe. Les trois années précédentes, la production de Chali avait très bien marché. FELIKS estime que la drogue ainsi obtenue était entreposée sur place et, selon les besoins, partait par diverses filières.

La première étape voyait la plus grosse part vendue grâce aux liens des Tchétchènes avec la Libye. Comme pour son acheminement depuis l'Ouzbékistan, la drogue empruntait les mêmes compagnies aériennes, cette fois de Grozny vers Tripoli ou Benghazi. De là, les contrebandiers locaux, grâce à leurs propres canaux en Espagne et en Irlande du Nord (surtout par les organisations terroristes locales), la vendaient sur le marché européen. [Souvent évoqués, ces liens n'ont jamais été démontrés].

Toutefois, fin 1992, les Tchétchènes, confrontés aux appétits - qu'ils considéraient comme démesurés - des Libyens, commencèrent à réduire leurs livraisons. Pendant ce temps, ils menaient des pourparlers sur de nouvelles routes de transit avec les Mkhedrioni [les "Cavaliers", milices géorgiennes décapitées par Edouard Chevardnadze fin 1995], puis avec des gens liés aux ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères de Lituanie [voir Géorgie p. 32 et Pays baltes p.33]

Les événements en Tchétchénie ont naturellement contraint le groupe de Moscou et ses partenaires locaux à réexaminer leur stratégie. Dès qu’il a été clair que la base de Chali vivait ses derniers jours, une conférence s’est tenue dans l’une des chambres de l’hôtel Rossia, à Moscou, en janvier 1995 [la guerre a commencé le 11 décembre 1994], lorsque le drapeau russe fut hissé sur le palais de Doudaev. Trois délégués tchétchènes y ont pris part (Ousman Imaev, Taïmaz Aboubakarov et "Saïd"), ainsi que d'anciens officiers du KGB connus sous les surnoms de "Don Alex" et "Ilitch", un représentant des partenaires lituaniens, et Kostik, l'un des trésoriers du groupe de Moscou, hommes d'affaires londonien de son état et ressortissant israélien.

La question du transfert même de la base avait déjà été résolue peu avant. Cette réunion était surtout consacrée à l'examen des détails du transit des stupéfiants, à la répartition de quotas entre les groupes, au volume des livraisons, à leurs destinations et au partage des bénéfices. D'après FELIKS, il aurait ainsi été décidé de transférer la transformation de la morphine en héroïne plus près des zones où se récolte la matière première, dans le nord de l'Afghanistan. Pourtant, les premières hypothèses de délocalisation de la production concernaient la région de Tioumen [Sibérie] ou de Samarcande. L'équipement nécessaire a été acquis sans délai et acheminé jusqu'à destination à travers l'Ouzbékistan, pour produire immédiatement à pleine puissance. Les itinéraires de contrebande ont à peine été modifiés.

ARTIOM VEMOV

Pays Baltes

L'écroulement du bloc soviétique et la proximité de l'Europe du Nord font des trois Etats baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) des points de passage stratégiques pour les mafias d'Asie centrale et de Russie. La route de la Baltique constitue une voie intéressante si l'on veut éviter celles des Balkans et de l'Europe centrale. Ici comme dans le reste du défunt empire, les trafiquants utilisent les réseaux de l'ère soviétique. Et la faiblesse des nouveaux Etats leur facilite la tâche.

 

 

 

"Narcofenêtres" sur l'Occident

Toujours à la recherche de passages inhabituels, les trafiquants russes profitent de la position stratégique de l'Estonie et de la Lituanie. Ils achètent des complicités au plus haut niveau.

Sevodnia - Moscou

 

Fin 1992, les trafiquants russes de Tchétchénie ont mis en place une filière passant par les Pays baltes pour écouler leur marchandise vers l'Europe et les Etats-Unis. L'héroïne était transportée en Lituanie (Vilnius, Siaouliaï) à bord d'avions de ligne tchétchènes. Environ 8 tonnes de stupéfiants ont suivi cet itinéraire en 1994. Toujours d'après les informations du FELIKS [unité antidrogue des services de renseignements de l'armée], la moitié aurait été expédiée par un certain M. Romasis, lié au ministère de l'Intérieur lituanien, via le port de Klaïpeda, vers l'île allemande de Rügen. Puis la marchandise gagnait l'Allemagne, dissimulée dans des chargements de métaux non ferreux de contrebande. Là, des complices d'un caïd tchétchène la vendaient à des Siciliens. Près de 2 tonnes seraient aussi entrées en Allemagne et en Autriche par la voie "diplomatique", également grâce à un Lituanien proche du ministère de l'Intérieur, M. Povilas. Une autre partie de la drogue aurait quitté Klaïpeda dans des navires à destination de la Grande-Bretagne, le reste (de 1,5 à 2 tonnes) ayant été vendu par des Tchétchènes de Vilnius à des trafiquants estoniens, dirigés par un dénommé "Lesnik", aujourd'hui député. C'est lui qui aurait fait circuler la drogue à partir de Talhuit, par l'intermédiaire de deux autres groupes menés par des officiers d'origine estonienne retraités de l'armée américaine. Ces hommes sont connus dans le milieu criminel à travers toute la CEI. Profitant de la bonne desserte de l'Estonie, ils ont envoyé leur part d'héroïne à Stockholm par ferries, et un ancien officier de la CIA, devenu un homme d'affaires important, s'est chargé de l'acheminer vers Washington par voie "diplomatique".

Dans le domaine de la contrebande, les Lituaniens et les Estoniens sont en concurrence féroce. Pour le trafic de drogue, les premiers préfèrent la loi complicité des groupes de Moscou et de Tchétchénie, tandis que les Estoniens sont plutôt tournés vers les Américains. Les Estoniens disposent de leurs propres filières, aussi bien en Afghanistan qu'au Pakistan ou en Iran. Ainsi, cet achat d'héroïne "tchétchène" n'aurait été qu'une transaction commerciale exceptionnelle, sur un volume réduit. Pour l'essentiel, les trafiquants estoniens (qui comprendraient des hommes de la milice armée Kaitseliit, impliquée dans un scandale de trafic d'armes) se fourniraient auprès des Iraniens et des trafiquants locaux de la région d'Och, dans l'ouest du Kirghizistan. Grâce à leurs relations avec l'homme qui contrôle officieusement cette zone et qui est protégé par des fonctionnaires corrompus, les Estoniens chargent la marchandise dans leurs avions, la ramenant dans leur pays via Bakou ou Riga. Il semblerait toutefois qu'à l'automne 1994 ils aient connu de gros problèmes.

ARTIOM VETROV

 

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