Les nouvelles routes des drogues

 

 

Afrique du sud

Le trafic et la consommation ont pris une ampleur considérable en Afrique du Sud. Deux produits dominent le marché: la dagga, puissante marijuana locale (1 600 tonnes de cette herbe ont été saisies en 1993), et le Mandrax, un sédatif qui, mélangé à l'alcool ou roulé dans un joint, devient un stimulant. 80 % de la production de cette pilule, fabriquée en Inde, sont destinés au marché sud-africain et sont redistribués ensuite en Afrique australe. Durban, la " ville indienne", est le centre du trafic. La dagga non fumée sur place prend le chemin de l'Europe, plus particulièrement du Royaume-Uni.

 

AFRIQUE

Pluie de cocaïne sur Johannesbourg

Avec la fin de l'apartheid et la liberté qui s'est ensuivie, cocaïne, héroïne et autres stupéfiants ont envahi les rues de Johannesburg. Pour les narcotrafiquants, le pays de Mandela représente aujourd'hui un marché prometteur. Pour les autorités sud-africaines, la drogue est un ennemi à abattre.

Time - NEW YORK

 

Adolescent, Mandla Muntu, qui a grandi à Soweto, quitta Pécole et rejoignit la lutte antiapartheid. Comme des milliers d'autres durs à cuire qui vivent dans la rue et sont sans emploi, il aimait aussi se défoncer au dagga, la très puissante marijuana locale. Par la suite, il prit l'habitude de consommer une mixture qui n'existe qu'en Afrique du Sud. Connu sous le nom de white pipe [pipe blanche], ce mélange composé de dagga et de Mandrax (un sédatif prohibé fabriqué en Inde) se fume dans une pipe confectionnée à partir d'un goulot de bouteille sectionné.

Un jour, il y a de cela quelques mois, Muntu (ce n'est pas son vrai nom), aujourd'hui âgé de vingt-quatre ans, a fini par trouver du travail. Son voisin, un dealer, l'a engagé pour qu'il l'aide à rendre d'autres fumeurs de white pipe accros à une substance "exotique" qui faisait ses débuts dans le township : la cocaïne. "Il a sauté sur l'occasion", raconte Tsakane Mnisi, conseiller dans un centre de désintoxication à Soweto. "Tout d'un coup, il a pu s'acheter des vêtements et payer des sorties à sa petite amie. Malheureusement, il est lui aussi devenu accro." A présent, il est en traitement au centre.

L'histoire de Muntu illustre une conséquence très inquiétante de l'avènement de la liberté en Afrique du Sud. La fin de l'apartheid - système qui se caractérisait par une morale calviniste, un esprit toujours sur la défensive et une obsession du contrôle de la société - a ouvert toutes grandes les frontières aux vendeurs de drogue, qui s'en mettent désormais plein les poches.

"Quelques mois avant l'élection de Mandela, l'Afrique du Sud n'était même pas dans notre ligne de mire", dit Lee Brown, responsable du programme antidrogue de l'administration Clinton.

Aujourd'hui, les trafiquants font un tabac. D'après le South African Narcotics Bureau [SANAB, brigade des stupéfiants sud-africaine], les nouveaux produits qui se vendent le mieux sont la cocaïne et l'héroïne. Le responsable du SANAB, le colonel Neels Venter estime qu'entre 1992 et 1994, les ventes de ces deux substances ont augmenté de plus de 600 %, pour atteindre 50 millions de dollars [250 millions de FF]. "Il est évident qu'il y a de l'argent à gagner en Afrique du Sud, dit-il. Mais il n'y a pas que les bons côtés, il faut aussi compter avec les sales trucs. Nous avons l'infrastructure nécessaire pour accueillir ces types : télécommunications dignes de ce nom, banques, avions qui arrivent à l'heure." Selon le Dr Sylvain De Miranda, responsable des services cliniques du South African Couneil of Drug and Alcohol Abuse [Conseil sud-africain sur l'abus de drogue et d'alcool] : "En 1988, nous ne traitions qu'un cocaïnomane tous les six mois. Aujourd'hui, nous en avons un par jour.

Ce boom des drogues trouble l'Occident. En collaboration avec la Drug Enforcement Administration américaine et avec Interpol, les 40 unités et les 850 agents du SANAB n'ont pas tardé à comprendre comment l'Afrique du Sud avait pu devenir si vite une plaque tournante pour la cocaïne sud-américaine à destination de l'Europe ou pour envoyer l'héroïne du Pakistan ou de l'Asie du Sud vers les Etats-Unis.

Pour éviter les douanes occidentales, qui surveillent de près les itinéraires classiques, les filières de la drogue passent désormais par l'Afrique du Sud, qui n'exportait pas avant 1994 et n'était donc pas dans le collimateur des brigades des stupéfiants. Tirant parti de cette réputation, les trafiquants commencèrent à embaucher des Sud-Africains, y compris de belles jeunes filles et des femmes enceintes, pour leur servir de convoyeurs sans attirer l'attention des douaniers. D'après M. Venter, les Nigérians de la classe moyenne ont été les premiers à tirer avantage de l'après-apartheid. Plusieurs signes indiquent que les caïds étrangers de la drogue commencent à s'énerver. Tokyo Sexwale, Premier ministre sud-africain, affirme que les barons de la drogue nigérians ont monté une conspiration pour l'assassiner. Son gouvernement a en effet lancé une grande offensive de lutte contre le crime en août 94, la police a réalisé la plus grosse prise de cocaïne jamais faite en Afrique du Sud : lors d'une descente dans une chambre d'hôtel de Johannesburg, elle a mis la main sur 1,5 million [7,5 millions de FF] de poudre et a arrêté cinq Nigérians.

Pretoria collabore étroitement avec des agences internationales pour endiguer le trafic de drogue, mais le gouvernement de Nelson Mandela s'inquiète surtout de voir l'usage des drogues se répandre dans le pays. Avant la libération, les communautés noires étaient déjà confrontées au problème du dagga, utilisé dans certains rites tribaux. Bien qu'illégale, cette plante est souvent cultivée dans les arrière-cours des townships et dans les vastes plaines rurales. Mais à mesure que s'est développé ce que l'on appelle la "génération perdue" - des jeunes comme Muntu qui ont laissé tomber l'école pour faire la révolution dans la rue -, la consommation de dagga s'est propagée de façon dramatique. Celle associant le cannabis au Mandrax, qui a commencé dans les années 70, est elle aussi en augmentation. Elle est devenue si courante qu'elle représente aujourd'hui le principal problème pour les autorités.

Mais la cocaïne et l'héroïne menacent. Relativement chères comparées à l'herbe, elles sévissaient surtout dans les quartiers résidentiels, longtemps réservés aux Blancs. Or, les Noirs étant environ neuf fois plus nombreux que les Blancs, les nouvelles organisations liées au trafic les prennent eux aussi comme cible de clientèle, avec un certain succès. Alors que les Blancs paient le gramme de cocaïne à sniffer environ 100 dollars [50 FF], les Noirs, moins aisés, se voient proposer de la cocaïne à fumer pour 55 dollars le gramme [175 FF]. La pire crainte du SANAB, c'est que le crack fasse son apparition dans les rues des townships.

Si le problème s'aggrave, le gouver nement de Mandela, qui a déjà du mal à réunir les fonds nécessaires pour créer des emplois, construire des maisons et améliorer le système scolaire, devra faire face à des dépenses supplémentaires qui grèveront lourdement la facture de plusieurs décennies d'apartheid. Le Congrès national africain (ANC) commence tout juste à se préoccuper de cette question. "La vérité, c'est qu'au fil des ans nous nous sommes focalisés sur l'apartheid au détriment des problèmes sociaux", dit Ruby Mathang, responsable de FANC à Soweto. Malheureusement, aujourd'hui, l'ANC a un nouvel ennemi à combattre.

SCOTT MAC LEOD

 

 

 

<< Précédent - Sommaire - Suivant >>

 

COURRIER INTERNATIONAL N• 284 DU 11 AU 17 AVRIL 1996, p. 34