Les nouvelles routes des drogues

 

Vieilles poudres et nouveaux synthétiques

 

PAYS-BAS

Le modèle néerlandais est-il menacé ? A l'extérieur, les Pays-Bas subissent les pressions de certains partenaires européens, comme la France et l'Allemagne, qui demandent aux autorités néerlandaises plus de fermeté en matière de lutte antidrogue. A l'intérieur, une partie grandissante de l'opinion publique manifeste de plus en plus son hostilité face à l'afflux de narcotouristes sur son territoire. Conséquence : des mesures viennent d'être prises pour limiter les stocks de cannabis pouvant être détenus par les coffeeshops et par les particuliers.

 

Au royaume de l'ecstasy, les Néerlandais sont les rois

En dix ans, aucune drogue ne s'est répandue aussi vite que l'ecstasy. Avec leurs laboratoires, leurs réseaux de distribution et leurs 200 000 consommateurs réguliers, les Pays-Bas sont devenus le premier producteur européen.

De VoIkskrant - AMSTERDAM

 

Flotter comme sur un nuage rose au-dessus de la piste de danse, au rythme de la house music. Et tout ça pour 25 florins le comprimé [75 FF]. Il y a dix ans, la méthylène-dioxy- méthamphétamine, ou plus simplement la MDMA ou ecstasy, arrivait sur le marché européen dans les discothèques mondaines d'Ibiza et les soirées londoniennes. A l'époque, l'ecstasy était déjà interdite aux Etats-Unis, où l'armée américaine avait tenté en vain de s'en servir comme sérum de vérité. Le 22 novembre 1988, l'ecstasy était classée officiellement comme drogue dure aux Pays-Bas et répertoriée dans la liste 1 de la loi sur l'opium*, aux côtés de l'héroïne et de la cocaïne. Une mesure nécessaire du point de vue de la santé publique. En septembre dernier, la deuxième Chambre a rejeté la proposition de légaliser l'ecstasy. Même si, de l'aveu du ministre de la Santé, elle est moins dangereuse que le tabac et l'alcool, des mesures sévères contre sa production et sa commercialisation - s'imposent. Aucune drogue ne s'est répandue aussi vite, constate le spécialiste August De Loor, qui estime qu'aux Pays-Bas environ 200 000 personnes en consomment régulièrement. M. De Loor contrôle depuis des années l'ecstasy qui circule dans les house parties. Depuis l'interdiction de ce produit, la production et la vente sont totalement sous l'emprise des milieux criminels.

Selon M. De Loor, les premiers producteurs aux Pays-Bas étaient eux-mêmes d'enthousiastes consommateurs d'ecstasy, ce qui garantissait une qualité assez constante. "Mais, lorsque l'ecstasy est devenue illégale, ces producteurs ont été évincés. Le marché est tombé aux mains des voyous." La production d'ecstasy s'est amplifiée et constitue "un flot constant qu'il est impossible d'endiguer", affirme Jaap De Vlieger, de la police de Rotterdam.

"Il est très facile de se procurer de l'ecstasy. "C'est ce que confirme une enquête effectuée par les spécialistes européens de la drogue. Après le cannabis, l'ecstasy est devenue la deuxième drogue illicite en Europe de l'Ouest.

Pour ce qui est de la production d'ecstasy, les Pays-Bas sont la Colombie de l'Europe, a déclaré, lors de l'émission télévisée Nova, un spécialiste des drogues de synthèse travaillant pour le Centrale Recherche Informatiedienst [CRI, Service national d'information et d'enquête de la police néerlandaise]. Pour illustrer ses propos fort controversés, il a montré la progression constante du nombre de laboratoires d'ecstasy démantelés: 3 en 199 1, 12 en 1993 et 15 au début du mois de décembre 1995.

Le CRI s'est empressé de nuancer cette comparaison terrifiante avec la Colombie, propagée par son propre spécialiste de l'ecstasy. Les pays d'Europe de l'Est commencent à rattraper les Pays-Bas, soulignait un de ses porte-parole. L'Europe de l'Est est devenue un fournisseur important de matières premières pour la fabrication de drogues de synthèse. Depuis le 1er juillet 1995, la loi contre le détournement des produits chimiques pénalise les livraisons de matières premières entrant dans la composition de drogues de synthèse. Le pipéronyméthylcétone, un des principaux composants de l’ecstasy, ne peut plus faire l'objet d'un achat anonyme. Non seulement les matières premières viennent d'Europe de l'Est, mais les organisations criminelles produisent maintenant elles-mêmes les comprimés, affirme le porte-parole du CRI.

Si les Pays-Bas sont la Colombie de l'Europe, le Brabant-Septentrional est la Colombie des Pays-Bas. C'est ce qui est apparu clairement quand un tribunal de Bois-le-Duc a condamné à huit ans de prison et à 100 000 florins [306 000 FF] d'amende un des leaders d'un gros gang produisant de l'ecstasy. Un autre chef de la même bande, arrêté en novembre dernier, est soupçonné d'importer des matières premières et d'exporter des dizaines de kilos d'amphétamines vers l'Espagne. Dans le cadre de cette affaire, la police a arrêté 48 suspects et fermé 14 laboratoires.

Le fait que l'affaire ait eu lieu dans le Brabant-Septentrional n'est pas un hasard, estime W. Van Anierongen, chef du département du crime organisé de la police du sud-est du Brabant-Septentrional. Cette région ayant une longue tradition de distillation clandestine d'alcools et de contrebande de beurre, les fondements étaient là pour assurer une production dynamique de drogues en laboratoire. D'après le chef de la police, la production d'ecstasy s'est étendue à l'ensemble des Pays-Bas :

 

Aujourd'hui, les Pays-Bas font face à une concurrence grandissante de l'Europe de l'Est

 

"Dans les milieux criminels, les recettes circulent assez facilement." Le dynamisme de la production peut se constater à la forte augmentation de résidus rejetés clandestinement par les laboratoires qui fabriquent la drogue, comme le signale la Drugsnota, Livre blanc publié en septembre 1995 par le gouvernement, qui y donne ses orientations en matière de drogues. La fabrication d'ecstasy provoque une odeur nauséabonde d'ammoniac et la formalion d'une quantité considérable de résidus ; elle ne nécessite pas beaucoup d'espace, mais il faut en revanche un endroit isolé.

Pour M. De Vlieger, la production et le trafic d'ecstasy sont le fait de Néerlandais blancs autochtones, qui ont des méthodes aussi impitoyables que les trafiquants d'héroïne et de cocaïne. C'est d'autant plus navrant qu'une partie de ce trafic passe par les cours de récréation. "Un élève s'occupe des billets pour une fête, l'autre du transport et le plus malin de la bande se charge de trouver des comprimés." Les consommateurs d'ecstasy sont très différents les uns des autres: il y a le psychonaute d'un certain âge, qui, confortablement installé chez lui, recherche les effets euphorisants du comprimé; ou le marginal, qui, après une nuit d'intense agitation, prend la route du stade de foot. Leur point commun, c'est qu'ils n'ont aucune idée de ce qu'ils ont bien pu acheter, explique M. De Loor, qui conseille d'éviter toute transaction douteuse sur une piste de danse.

Seulement 40 % des comprimés testés en 1994 et qui avaient été vendus pour de l'ecstasy en contenaient vraiment; 30 % contenaient de la MDEA (une substance qui a un effet plus proche du speed) ; 15 % étaient du speed et le reste était tout autre chose, des comprimés de caféine, par exemple. "Quand on leur donne des précisions sur le contenu du comprimé, les consommateurs sont plus ouverts aux mises en garde." Pour l'instant, il semble que, si l'on en consomme épisodiquement, en doses restreintes et dans un bon entourage, l'ecstasy ne pose relativement pas de problème, à l'exception des personnes souffrant à leur insu de maladies cardio-vasculaires ou d'aller gies, d'insuffisance rénale ou de psychose latente. Cela fait dix ans que l'ecstasy est arrivée sur le marché, dix ans d'incertitude sur l'attitude à adopter face à cette drogue. Cette année a commencé aux Pays-Bas la première étude à grande échelle sur les risques de santé liés à sa consommation.•

 

MARC VAN DEN EERENBEEMT

 

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COURRIER INTERNATIONAL N°284 DU 11 AU 17 AVRIL 1996, p. 43