Les nouvelles routes des drogues

 

Des héritiers aux portes de l'Etat

Après avoir fait la fortune les armes a la main, les capos des cartels font de leurs descendants des hommes l'affaires. Ces enfants gâtés fréquentent les meilleures universités colombiennes et américaines.

Cambio 16 Colombla - BOGOTÁ

 

Tous les jours, à 7 heures du matin, une luxueuse BMW immatriculée CAB 122, escortée par des camionnettes aux vitres teintées, se gare devant le collège Gimnasio Moderno de Bogotá [le plus huppé de la ville]. Deux enfants ensommeillés s'extirpent des sièges de cuir du véhicule et se perdent dans le brouhaha. À quelques mètres de là, un autre petit somnambule en uniforme referme la portière d'une voiture assemblée en Colombie et court se fondre dans la masse des petits élèves indifférents.

Aucun d'eux ne semble surpris que les fils du président de la République, Felipe et Miguel Samper Strouss, viennent à l'école dans une limousine allemande escortés de gardes du corps. Mais ils ne s'étonnent pas davantage lorsque à leurs côtés apparaît - dans l'automobile familiale conduite par son propre père - un autre élève solitaire, endormi et taciturne: Manuel Pinzón Rodríguez, l'un des petits-fils du grand baron de la drogue Gilberto Rodriguez Orejuela, surnommé "le Joueur d'échecs".

Dans l'univers élitiste du Gimnasio Moderno, tous les enfants semblent égaux aux yeux du directeur. Bien que, depuis sa création, cela ait toujours été la règle d'or de l'établissement, cette scène matinale tendrait à prouver que ce n'est pas le cas. Les hommes des cartels de la drogue commencent à occuper une place respectable au sein de la société, et leurs descendants peuvent d'ores et déjà côtoyer l'élite du pays. Tandis que les pères purgent une peine qui permet peut-être de blanchir leurs héritiers, ces derniers sont mieux préparés - et beaucoup plus discrets - que leurs géniteurs tant controversés. Ainsi Daniela Ochoa, seconde fille du cavalier Fabio Ochoa [du cartel de Medellin], peut se payer le luxe de monter à cheval en plein milieu du somptueux restaurant champêtre de son père, sans que les convives s'en étonnent. Nous sommes en présence d'une nouvelle génération, propre et détendue, qui cherche à occuper une position digne dans la société.

Il ne s'agit pas d'une coïncidence sociologique. Ce sont peut-être les premières conséquences d'une stratégie élaborée par les très organisés chefs du cartel de Cali, qui, depuis plusieurs années, agissent en ce sens. Pour commencer, ils ont frappé aux portes des meilleures écoles, qui devaient permettre aux héritiers de faire leur entrée en uniforme dans la légalité. Ainsi 1es nombreux enfants de Gilberto Miguel Rodríguez Orejuela ont fait leurs études secondaires au prestigieux lycée Berchman de Cali avant de les poursuivre à l'antenne locale de l'université Javeriana [dirigée par les jésuites]. Par la suite, les capos ont fait tous les efforts possibles et imaginables pour que leur progéniture se trouve du bon côté de la loi.

Chacun des sept enfants de Gilberto Rodriguez Orejuela a obtenu un diplôme universitaire à l'étranger. Jaime Rodríguez a fait ses études à Columbia, Humberto Rodriguez à Stanford et les autres à l'Instituto de Empresas de España. Quant à Ana Milena, l'une des filles de José Santa-cruz Londoño, elle est diplômée d'Harvard depuis neuf ans. Par la suite, cette ancienne élève du lycée Bolívar, de Cali, où elle est restée célèbre "pour ses fêtes", a occupé d'importantes fonctions officielles. En 1987, elle a réussi à devenir assesseur du président de la Cour des comptes, Rodolfo González Garcia.

Pour certains rejetons des barons de la drogue, tout n'a cependant pas été aussi facile. "On nous a toujours rejetés", confie Nicolás Escobar, neveu de Pablo Escobar, qui, après avoir fait ses études secondaires à la maison, avec des professeurs privés, est aujourd'hui un informaticien chevronné. "J'ai vingt-cinq ans et j'en ai passé seize à me cacher", affirme-t-il. Ses cousins, Juan Pablo et Manuela, héritiers directs du capo Pablo Escobar, ont voyagé à l'étranger pour tenter de se refaire une image : lui étudie les langues et elle aspire à faire une grande carrière de violoniste. Il se peut que son nom l'y aide.

A moins, au contraire, qu'il ne constitue un handicap, commet ce fut le cas pour Efrain Gacha Martinez, un neveu de Gonzalo Rodriguez Gacha, ancien chef mafieux [abattu par la police], à qui les stigmates indélébiles de son deuxième nom ont bloqué l'accès à l'université del Rosario et à l'université militaire où il voulait s'inscrire en odontologie. Mettant à profit une crise d'identité subite, mais fort opportune, il a changé de nom l'an dernier, via un acte officiel. "Je suis un autre homme", dit-il. Et il se garde bien de révéler sa nouvelle identité providentielle, qui lui a permis de renaître des cendres de la honte. Aujourd'hui, c'est un éminent dentiste diplômé de l'université de Bogotá.•

 

MEXIQUE

Des urnes bourrées à la poudre

L'argent sale sert aussi à financer les campagnes politiques locales. Une fois au pouvoir, les bénéficiaires des subsides assurent à leurs généreux donateurs une tranquillité indispensable à la bonne marche des affaires.

Reforma - MEXICO

Lombardía : 20 000 habitants, deux entreprises de pompes funèbres et une seule rue pavée. L'unique banque a été fermée parce que les attaques étaient trop fréquentes. Ici, la mort est devenue un phénomène quotidien. Dans les rues et sur les terrasses, jeunes et vieux consomment de la cocaïne, enveloppés dans l'obscurité de la nuit. La vente se fait chez l'un ou chez l'autre, au bord de la route ou dans les rues du centre-ville. Mais Lombardía, chef-lieu de Gabriel Zamora, dans l'Etat du Michoacán, est plus que le reflet d'un phénomène social qui s'étend à l'ensemble du Mexique. Cette ville attire l'attention sur d'autres régions du pays, parce que l'on soupçonne deux des campagnes politiques réalisées dans la commune des terres chaudes du Michoacán d'avoir été financées par l'argent de la drogue. Ici, les critiques des habitants s'adressent au Parti révolutionnaire institutionnel [PRI, au pouvoir depuis soixante-six ans] et à son candidat à la mairie, José Luis Virrueta. "Nous avons des problèmes d'alcoolisme et de drogue, a-t-il reconnu. Mais ma campagne n'a rien à voir avec l'argent du narcotrafic. Ce n'est pas mon style."

L'ombre du trafic de drogue pesant sur le financement des campagnes politiques n'est pas l'apanage de la commune de Gabriel Zamora. Les trafiquants essaient d'introduire de plus en plus d'argent dans les campagnes politiques pour influer sur les élections au Mexique et en Amérique latine, signalait déjà en avril 1994 James Woosley directeur de la CIA. Dans les Etats mexicains par lesquels passe le narcotrafic, les campagnes politiques sont financées par des trafiquants locaux ou par les grands capos. "Il est indéniable que, dans les Etats qu'ils traversent, les cartels de la drogue investissent dans les affaires, achètent des policiers et interviennent dans la vie politique", a reconnu le leader de la fraction parlementaire du Parti d'action nationale [PAN, opposition de droite], Ricardo Garcia Cervantes. Accusation à la mode, qui discrédite ceux qu'elle éclabousse.

Manuel Campos, qui fait l'objet de nombreuses rumeurs, en est un exemple. Prospère producteur de mangues et de poivrons à Gabriel Zamora, il possède des usines de conditionnement de fruits, et se vante ouvertement d'avoir beaucoup d'argent. Mais, dans son chef-lieu, on dit que c'est en vendant de la marijuana et de la cocaïne qu'il a fait fortune. Manuel Campos, surnommé "El Chocho", a un casier judiciaire. On dit qu'il aurait quelque chose à voir avec la mort de Javier Ovando et de Roman Gil Heráldez, les hommes du candidat du Parti révolutionnaire démocratique [PRD, opposition de gauche], Cuauhtémoc Cárdenas, lors de la campagne présidentielle de 1988. Mais il n'existe aucune preuve. A ce qu'on dit, Manuel Campos finance la campagne de l'actuel maire, José Luis Virrueta, comme il l'avait fait pour Luis Arrieta, son prédécesseur. A trente-quatre ans, ce fils de paysans a de nombreux enfants, légitimes et illégitimes, si l'on en croit les mères de ces bambins, et la population le considère comme un bienfaiteur. "Les gens préfèrent ce cacique aux précédents, qui prenaient les terres des veuves et s'enrichissaient grâce à leurs fonctions. Eux (Campos, Arrieta et Virrueta) n'ont pas besoin de faire des magouilles", confie Elda Mendoza, patronne d'une chaîne de pharmacies, un des commerces les plus florissants de Lombardia. Lors des élections de 1995, première consultation populaire organisée par le PRI, Virrueta écrasa son adversaire à plates coutures, avec 1 647 voix, contre 422. Au cours des élections, il obtint un avantage final de 200 voix sur le candidat du PRD. Dans la commune de Gabriel Zamora, il n'a pas été nécessaire de frauder. Les repas et boissons gratuits ainsi que les tracts colorés en faveur de Virrueta lancés depuis des avions privés ont convaincu les électeurs qui se sont précipités aux urnes. Le PRD et le PAN ont reconnu le triomphe du candidat du PRI. Virrueta prête de l'argent à titre privé, et il a géré les trois principales entreprises de conditionnement de fruits de la région.

 

"Plus tard, je veux être trafiquant pour avoir beaucoup d'argent"

 

À l'heure actuelle, il est administrateur de Hortifruticultores de Lombardía SA de CV. Mais, selon les habitants, l'entreprise appartient à Manuel Campos. "Manuel et moi, nous nous connaissons depuis l'enfance. Pour ma campagne, il n'a fait que prêter sa remorque, pour transporter 600 caisses de bière. Il est faux de dire que c'est lui le patron de l'entreprise où je travaille. S'il y vient, c'est parce qu'il connaît l'un des associés", a dit Virrueta. La population assure qu'ils sont de mèche et que l'une des fêtes en l'honneur de l'ancien candidat a été organisée dans le ranch de Campos. Virrueta, qui traite ses affaires toutes portes ouvertes dans la mairie aux allures d'hacienda, a tout démenti en bloc. "Je ne suis pas certain que Manuel ait des activités illicites. On prétend que c'est un assassin, impliqué dans des enlèvements, dans des affaires de drogue, mais rien ne le prouve", a déclaré le maire. Et il a nié que cet homme puissant joue un rôle quelconque dans les affaires municipales. "Il n'a aucune influence sur moi, et s'il en a, c'est au même titre que n'importe quel autre citoyen", a-t-il ajouté. Les villageois se sont refusés à parler de Campos et de ses liens avec le trafic.

Pour Manuel Alvarez, un des vieux caciques du village, ce sujet le rend silencieux et l'effraie. "On ne veut pas risquer notre peau", a-t-il dit. "Ce sont des choses délicates. Le gouvernement n'a rien fait, et nous encore moins. Et maintenant que nous nous faisons vieux, il est trop tard pour agir", a-t-il avoué. "Quand je serai grand, je veux être comme El Chocho’", disent certains élèves du secondaire de Lombardía. "Je veux être trafiquant de drogue pour avoir beaucoup d'argent." Pour beaucoup d'enfants ou de jeunes adolescents, Manuel Campos est l'exemple à suivre.

Luis Arcila, le maire précédent, a introduit l'eau potable dans quelques quartiers de la ville, a fait paver l'unique rue et a laissé une trésorerie créditrice de 423 pesos, reconnaît Virrueta.

Mais c'était Manuel qui tirait les ficelles. Pourtant, il n'existe pas la moindre preuve écrite sur Putilisation de l'argent du narcotrafic dans les campagnes politiques au Mexique. En effet, si l'on en croit Luis Astorga, spécialiste du trafic de drogue, qu'il s'agisse de grosses ou de petites sommes, les dons sont faits par des prête-noms ou de façon anonyme. "Il n'existe aucune réglementation sur l'apport privé et souvent on ignore totalement la provenance de l'argent donné aux partis", de l'argent donné aux partis", dit Galván, du PAN. La loi électorale ne précisant pas le mécanisme de financement des campagnes électorales, la porte reste ouverte aux mouvements d'argent de provenance douteuse, explique Gilberto Rincón Gallardo, député du PRD. Selon Felix Salgado Macedonio, sénateur du PRD dans la région montagneuse de l'Etat de Guerrero, les agriculteurs, qui se consacrent à la culture des stupéfiants, ont une certaine influence sur ceux qui les dirigent. "Le député Armando Francisco González, dans notre région, et le député Angel Eladio Aguirre Rivero, de la Costa Chica, sont des caciques qui sont parvenus au pouvoir et ont fait fortune de façon douteuse, dit le sénateur. Ce sont des gens qui offrent des garanties pour la libre circulation des drogues. Ils monnayent leur protection. " "Il est extrêmement dangereux que le financement se fasse par le biais du narcotrafic, prévient Rincón Gallardo. Parce que c'est la première étape pour que les narcos imposent leurs propres candidats, ce qui entraînerait une décomposition du politique. C'est la voie directe vers l'autoritarisme, la régression, l'absence de démocratie." •

 

AMPARO TREJO

 

 

PAKISTAN

Les trafiquants siègent au Parlement

Mesdames, Messieurs, nous vous informons que la peine maximale pour trafic de drogue dans notre pays est la mort. L'ordonnance de 1993 sur les drogues dangereuses vise le transport, la fabrication, la possession ou la vente de tout produit contenant de la morphine, de la cocaïne ou de l'héroïne."Cette annonce est faite systématiquement par les hôtesses de l'air dans tout vol en direction du Pakistan. Mais ça, précise The Nation, de Lahore, c'est pour la galerie, les touristes. En réalité, le Baloutchistan, ce territoire qui s'étend dans tout l'ouest du pays et qui s'étend au-delà des frontières du côté afghan et iranien, est, comme écrivait l'an dernier le reporter lshtiaq Ahmad (voir article "Le Baloutchistan, paradis des narcos" , p. 40), "un paradis sûr" pour les trafiquants. La plupart d'entre eux sont originaires du clan des Notezaï, "premiers convoyeurs mondiaux d'héroïne". The Nation raconte comment le député Sardar Sakhi Dost Jan Notezaï, incarcéré depuis 1991 dans la prison de Quetta, au nord de la province, y tient deux fois par semaine tribunal dans la cour et arbitre les différends entre fractions mafieuses. Son neveu, Sardar Ali Muhammad Notezaï, député lui aussi du Jamhoori Watan Party et emprisonné quelques mois en 1991, a la haute main sur les affaires, tout en siégeant au parlement d'Islamabad. Et le quotidien pakistanais de dresser la liste - non exhaustive - des hommes politiques directement liés au trafic d'héroïne : Asim Kurd, un ancien parlementaire baloutche ; Sardar Fateh Muhammad Hassani, ex-ministre dans le gouvernement fédéral du Baloutchistan... "Les zones du trafic sont réparties entre divers syndicats, généralement dirigés par un chef tribal, en fonction de leur influence." Une influence très perceptible en province et jusqu'à la capitale.

 

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COURRIER INTERNATIONAL N°284 DU 11 AU 17 AVRIL 1996, pp. 44-45