Les nouvelles routes des drogues

 

Israël

La place d'Israël, comme lieu de transit du trafic des stupéfiants, s'est considérablement accrue depuis cinq ans. Incriminée en premier lieu : la mafia russe. Profitant de l'arrivée dans l'Etat juif de plus d'un demi-million de personnes issues des ex-Républiques soviétiques entre 1989 et 1995, la pègre de Moscou, Leningrad, Bakou ou Tbilissi a fait entrer ses honorables correspondants. Ceux-ci dominent aujourd'hui le crime organisé en Israël.

 

 

Vive la paix et le trafic facilité !

C'est l'un des paradoxes de la paix qui progresse si douloureusement entre Israël et ses voisins arabes. Les trafiquants, eux, ont vite compris tout le bénéfice qu'ils peuvent tirer de l'ouverture des frontières.

The Jerusalem Report

 

Héroïne, cocaïne et haschisch affluent en Israël, souvent après avoir transité par le Liban, mais parfois en provenance directe de Urquie, d'Iran, d'Amérique du Sud, d'Inde, d'Afghanistan, du Pakistan et des nouvelles Républiques d'Asie centrale. Un tiers environ de ces importations illégales est destiné à la consommation locale, le reste aux marchés européen et nord-américain. Israël n'est ni la seule ni même la plus importante plaque tournante du trafic organisé entre l'Est et l'Ouest. C'est au Liban que revient cet honneur. Mais le milieu israélien de la drogue ne cesse de prendre de l'ampleur.Il y a dix ans, on évaluait à moins de 250 millions de dollars les stupéfiants qui transitaient chaque année par ce pays. Aujourd'hui, ce chiffre excéderait les 5 milliards de dollars. Ce n'est sans doute pas une bien grosse part de ce gâteau de 500 milliards de dollars que constitue le trafic mondial. Mais cela équivaut tout de même à près de 40 % des exportations annuelles officielles d'Israël !

Les services de lutte antidrogue reconnaissent que, dans les prochaines années, Israël est appelé à jouer un rôle de plus en plus important sur la scène mondiale des stupéfiants. Avec la mise en place du processus de paix et l'assouplissement du contrôle des frontières, une recrudescence du trafic est à craindre entre Israël et l'Egypte, la Jordanie, le Liban et les territoires palestiniens autonomes - une conséquence de la paix dont la région se passerait bien.

Les stupéfiants empruntent les anciennes routes du Croissant fertile

Bien avant que les diplomates israéliens n'envisagent une coopération économique avec leurs homologues arabes et palestiniens, les trafiquants arabes et israéliens avaient conçu toutes sortes de systèmes pour livrer leur marchandise de l'autre côté de la frontière, profitant de l'inefficacité de la protection antidrogue à la frontière israélienne :

 

Sur les milliers de Libanais se rendant chaque jour en Israël pour travailler dans les usines du Nord, certains sont régulièrement sollicités, non seulement pour remettre des messages à propos d'une livraison, mais souvent pour transporter eux-mêmes la marchandise.

La nuit, les contrebandiers franchissent dans les deux sens la frontière entre Israël et le Liban. Ils savent par expérience que les soldats israéliens sont si occupés à empêcher les terroristes de s'infiltrer qu'ils ne prêtent pas la moindre attention à des convoyeurs de drogue non armés.

Certains Bédouins font des aller retours dans le Sinaï, entre Israël et l'Egypte, pour effectuer la livrais, de l'héroïne et du haschisch.

Les camions venant d'Egypte, de Jordanie et du Liban subissent un contrôle électronique permettant de détecter les matériaux explosifs, mais il est rare qu'on les fouille pour vérifier s'ils transportent des drogues. Et l'on peut en dire autant des bateaux et des avions.

Par un étrange clin d'œil à l'Histoire, les stupéfiants commencent à emprunter les anciennes routes commerciales du Croissant fertile, qui partaient de la Perse (l’Iran d'aujourd'hui), traversaient l'actuelle Turquie, l'Assyrie (Syrie et nord de l'Irak) et le Levant pour arriver en Egypte. Autre ironie du sort: les devises étrangères apportées par les nouveaux immigrés ont fait d'Israël un paradis pour le blanchiment de l’argent de la drogue. Il est fréquent que les immigrants provenant de pays dont il est difficile de sortir des capitaux - comme l’Afrique du Sud et certains pays d'Amérique du Sud - voyagent avec de grandes quantités de liquide. Israël considérant l'alyah [l'émigration en Israël] comme un droit inaliénable des Juifs du monde entier et le contrôle des changes comme une entrave, les autorités ne posent aucune question sur l'origine des sommes qui entrent dans le pays.

Autre conséquence : Israël n'a pas ratifié les conventions internationales de lutte contre la drogue, dans lesquelles figurent des clauses concernant les transferts illégaux de fonds. Ce n'est qu'à une date récente que les autorités judiciaires du pays ont commencé à élaborer un projet de loi destiné à faciliter les contrôles, pour s'assurer que l'argent introduit par les immigrants ou les touristes ne provient pas de la drogue.

En 1994, la police israélienne a mis la main sur plus de 80 kg d'héroïne (d'une valeur marchande d'environ 80 millions de dollars), principalement à la frontière libanaise, mais aussi lors de rafles chez des trafiquants. Plus de 3 tonnes de haschisch ont également été interceptées, principalement dans un conteneur débarqué du Zim Tokyo, dans le port d'Ashdod, au sud de Tel-Aviv, d'une valeur d'environ 9 millions de dollars. Plus de 100 kg de cocaïne (50 millions de dollars) et de grandes quantités de marijuana, de LSD, d'amphétamines et d'autres substances ont également été saisies. "Nous visons les membres des familles mafieuses qui, en lsraël et aux abords immédiats de nos frontières, prennent de plus en plus de risques et sont de plus en plus rusés", confie un responsable de la police israélienne.

Benny Arad, responsable de la brigade antidrogue, coordonne les activités de la police et du renseignement, ainsi que les programmes de prévention. Se référant à des sources du renseignement, il indique que 95 à 98 % des drogues illicites ne sont pas détectées, ce qui représenterait entre 3 et 5 tonnes d'héroïne (pour ne citer qu'elle), soit assez pour 50 millions de doses individuelles, qui sont passées par Israël entre fin 1995 et fin 1994.

L'immense majorité des drogues illicites entrant en Israël viennent du Liban, qui est le plus grand centre de traitement de la région et où le trafic est sans doute la principale source de revenus de l'économie nationale. Les seigneurs de la guerre libanais financent presque toutes leurs activités grâce à l'argent de la drogue, affirme le responsable de la police israélienne. Et, contrairement au gouvernement officiel de Beyrouth, ils n'ont aucun scrupule à faire du commerce avec Israël."Leur seule religion, c'est la drogue, et ils sont prêts à travailler avec tous ceux qui partagent leurs convictions", observe-t-il avec amertume.

Soucieuse d'améliorer son image en Occident, la Syrie a fait en sorte qu'il ne reste pratiquement plus de plants de pavots producteurs d'héroïne au Liban - ce qui représente un changement par rapport à il y a dix ans, lorsque le pavot était pratiquement la seule culture de la plaine de la Bekaa et d'autres régions du Liban. En outre, certains champs ont été détruits lors de raids aériens israéliens. Mais les barons libanais n'ont pas été longs à s'adapter. Aujourd'hui, ils s'attachent surtout à traiter les importations de jus de pavot séché pour en faire de l'héroïne. La centaine de laboratoires de la vallée de la Bekaa produisent à eux tous jusqu'à 15 tonnes d'héroïne par an, dit Benny Arad, citant les chiffres d'Interpol. "Si la Syrie a considérablement limité la culture de plantes productrices de drogues au Liban, elle n'a pratiquement rien fait pour empêcher qu'elles y soient traitées et commercialisées", ajoute-t-il.

Les forces de sécurité israéliennes auraient passé un accord avec certains convoyeurs libanais

A l'heure actuelle, les grands producteurs -Turquie, Iran, Irak, Afghanistan, Pakistan, Inde et les Républiques d'Asie centrale de l'ex-URSS - ont de nombreux débouchés sur les marchés européen et américain, mais le Liban est l'un des plus importants. Les Libanais ont parfaitement compris qu'à cause de la mauvaise réputation de leur pays en matière de trafic de drogue toute cargaison sortant de leurs ports sera automatiquement contrôlée par les douaniers américains et européens. C'est pourquoi ils préfèrent faire transiter la marchandise via Israël, ce qui représente un itinéraire beaucoup plus sûr. Si sûr en fait que, d'après les chiffres de Benny Arad, un bon tiers du trafic de drogue en provenance du Liban transite par Israël.

A plusieurs reprises, des soldats libanais ont été surpris à passer des drogues en fraude. En 1990, lors d'une affaire très médiatisée, deux d'entre eux ont été pris en possession d'un sac marin rempli de 50 kg de haschisch (ce qui, à l'époque, représentait dans les 75 000 dollars). Les forces de sécurité israéliennes auraient, dit-on, passé un accord avec certains convoyeurs libanais: elles laisseraient les drogues traverser assez librement la frontière en échange d'informations sur les projets et les déplacements des terroristes. Théorie que notre responsable anonyme de la police qualifie de "balivernes".

Tenant compte de la nouvelle situation au Proche-Orient, la police israélienne a mis en place des groupes de travail de lutte antidrogue dans lesquels elle collabore avec des responsables de la police égyptienne, jordanienne et des territoires autonomes. Mais même si la paix permet à Israël une collaboration plus étroite avec ses voisins et si la police adopte les méthodes les plus perfectionnées pour arrêter les convoyeurs, on n'est pas près de voir la fin de la "Israel Connection". Car les barons de la drogue s'organisent, eux aussi. En Occident, la demande ne cesse de croître. Et si la récente ouverture entre Israël et les pays arabes permet aux gouvernements de travailler ensemble, leurs ennemis, tapis dans l'ombre, pourront en faire autant.

 

TOM SAWICKS

 

 

LIBAN

Pois chiches contre haschisch

La plaine de la Bekaa, dont le haschisch a fait les beaux jours des fumeurs de joints des années 70, a retrouvé aujourd'hui ses pois chiches et ses pommes de terre. Depuis 1991, l'armée syrienne, pressée et semble-t-il, payée par les Etats-Unis, s'est employée à détruire ses centaines d'hectares de cannabis. Il ne subsisterait que quelques cultures, sur le versant sud du mont Liban, destinées à l'usage domestique. "Pour dédommager les 50 000 personnes employées par l'industrie chanvrière libanaise, l'ONU a débloqué 4,5 millions de dollars en 1995", rapporte The Christian Science Monitor. Mais, pour le quotidien américain, cet argent ne suffira pas à faire oublier les recettes provenant du hasch : le pois chiche ne rapporte que 3 dollars là où le cannabis en faisait rentrer 10. Et de ces 4,5 millions les paysans libanais n'ont finalement touché qu'un seul petit million. Le reste a servi à financer des "études officielles! D'où l'idée, émise par nombre d'entre eux, de reprendre la culture du chanvre au plus vite.

 

ASIE CENTRALE

Fini le Triangle d'or. Place au Croissant d'or. Formée par le Pakistan, l'Iran et l'Afghanistan, cette vaste étendue fournirait désormais près de 80 % de l'héroïne consommée en Europe. La guerre civile en Afghanistan, le noyautage par les narcos de larges parts du pouvoir pakistanais et la proximité des Républiques indépendantes d’Asie centrale rendent la lutte contre le trafic presque impossible.

 

Le Kirghizistan, itinéraire obligé de la poudre afghane

L'Afghanistan produit 300 tonnes d'héroïne par an. Pour que la drogue parvienne jusqu'à Moscou, les frontières des ex-Républiques soviétiques sont très perméables.

Sevodnia (extraits) - Moscou

TACHKENT

L'absence de coopération entre les services spéciaux est un obstacle à l'évaluation de l'ampleur du trafic et de la consommation de drogue en Asie centrale", estime Arkadius Meïjik, chef du Programme international de contrôle des drogues (PICD) dans cette région. Les spécialistes de ce programme ont mis au point une série de mesures très concrètes avec les gouvernements concernés, allant de la création d'un centre de collecte et d'analyse d'informations en Ouzbékistan à la recherche génétique pour trouver les meilleurs moyens d'éliminer les plantations.

M. Meijik estime toutefois que cela ne permettra pas de résoudre totalement les problèmes liés à la détention, au transport et à la distribution de drogue dans cette zone, si l'on en reste au niveau des Républiques. Pour être efficaces, les programmes doivent être régionaux. La rencontre des présidents des cinq Républiques d'Asie centrale [Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizistan, Turkménistan et Kazakhstan] à Tachkent, la capitale de l'Ouzbékistan, en mai prochain, devrait être un premier pas dans ce sens. Un mémorandum de coopération dans la lutte contre la drogue devrait y être signé.

L'intérêt qu'accorde le PICD à cette région s'explique par la proximité de l'Afghanistan, qui produit jusqu'à 300 tonnes d'héroïne par an. La demande européenne de ce produit ne représente que 30 % de ce que peut fournir l'Afghanistan, et les trafiquants cherchent donc d'autres débouchés. Le marché le plus attirant est le centre de la Russie et l'Asie centrale ellemême, aussi bien de par leur proximité que par la perméabilité des frontières. C'est le canal d'Och [Kirghizistan] qui est considéré comme l'itinéraire principal du trafic: il commence à Khorog, au Tadjikistan, à la frontière afghane, passe par le Haut-Badakhchan, puis par la région kirghize d'Och et se poursuit en Ouzbékistan, par la région d'Andijan, avant de gagner Moscou et l'Europe.

Un autre itinéraire traverse la ville turkmène de Kouchka où environ 44 tonnes d'anhydride acétique ont été saisies entre janvier et février 1996 ! Cette substance est utilisée pour raffiner l'héroïne. Il est à noter qu'à chaque fois la marchandise était expédiée de Moscou et que sa destination finale était l'Afghanistan.

D'après le PICD, la quantité d'héroïne répertoriée par les douanes ouzbèkes l'an dernier est insignifiante, et seule une tonne d'opium a été saisie. M. Meïjik estime que cela ne révèle que la rapidité de réaction et la bonne organisation des trafiquants. Pourtant, le ministère de l'Intérieur ouzbek a répertorié 9 071 crimes liés à la drogue pour la seule année 1995.

IRINA GRIBOVA

 

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COURRIER INTERNATIONAL 284 DU 11 AU 17 AVRIL 1996, pp. 39-40