Les nouvelles routes des drogues

 

Colombie

Malgré la chute des cartels de Medellin et de Cali, la Colombie reste le leader mondial de la production de cocaïne. Elle est également un fournisseur important d'héroïne et de marijuana. En 1995, ce pays est également devenu le deuxième producteur de feuilles de coca, derrière le Pérou, mais devant la Bolivie. L'argent de la drogue est parvenu à s'infiltrer dans de nombreuses activités. L'"affaire" du financement de la campagne du président Samper n'est que la partie émergée de l'iceberg de la corruption.

 

 

Colombie

Le trafic à l'abri des hévéas

La forêt vierge est un refuge idéal pour les trafiquants. Les associés des cartels colombiens y gèrent de véritables territoires autonomes, où prospèrent les laboratoires et les aérodromes clandestins.

Atençâo - SÂO PAULO

Huit Colombiens au moins sont sous les verrous au Brésil. Herman Gusman Quinteros, dans la maison d'arrêt d'Americano, à proximité de Belém, a hérité de la peine la plus lourde : trente-deux ans. En 1994 et 1995, la police fédérale a saisi en Amazonie 2 tonnes de cocaïne. A Tocantins, elle a fait une saisie record de 7 tonnes. Si les chiffres indiquent une extension du trafic dans le pays, et en Amazonie particulièrement, on n'a toutefois pas noté d'augmentation du nombre de laboratoires. Mais on voit se multiplier les plantations d'epadú, sorte de coca amazonienne.

 

Les cartels ont créé des succursales ou se sont associés à des réseaux locaux

 

Pour faire venir la cocaïne originaire du Pérou, de la Bolivie ou de la Colombie (le pays qui en raffine le plus), les cartels ont créé des succursales ou se sont associés à des réseaux locaux, en les soumettant à un contrôle de plus en plus sévère, sans doute en raison des échecs des partenaires brésiliens. En Amazonie, par exemple, outre la famille Gusman Hamos Graça, la police fédérale a identifié une organisation portant le nom de Sapateiro et différents petits groupes locaux isolés, défendus par leurs propres escadrons de la mort, qui distribuent la drogue à Manaus. Sapateiro a été nommé ainsi d'après le surnom de son chef, Carlos Zapater Zarak, gendre du chef de la police nationale péruvienne, Jorge Arce Carlin.

Selon les données dont disposent les services de sécurité, nombreux sont les hommes politiques qui ont été élus en Amazonie grâce aux fonds et au soutien du trafic de stupéfiants. Il en est ainsi, par exemple, de tous les maires de la région du Alto Solimões. Si l'on en croit les enquêtes menées par la police, le premier magistrat de l'une des villes du Pará serait impliqué comme faisant directement partie de ces groupes. Ils utilisent des sociétés écrans pour le blanchiment de l'argent et font des affaires dans des domaines très variés : les mines de diamants, de minerai, l'import-export, les avions-taxis, l'immobilier, les titres et les valeurs, les agences de tourisme et de change.

Les trafiquants ont réussi à créer Castelo dos Sonhos [château des songes] au sud-ouest du Pará, un territoire autonome, avec une mine de diamants. Ce lieu, dirigé de façon martiale par le pilote Marcio Martins da Costa, était pourvu d'une piste clandestine d'atterrissage de 2 000 mètres de long. Mais les affaires de Marcio ont connu une telle expansion qu'elles sont devenues trop risquées. C'est au cours d'une opération de la police militaire du Pará, appuyée par 200 hommes, et sous le prétexte de rétablir l'ordre public dans la région, qu'il a été exécuté, pour ainsi dire, en 1992.

Embauché par Marcio "Rambo", dont le surnom aurait quelque rapport avec son caractère violent, le bandit Polaco aurait été l'auteur de la rafale de mitraillette qui a mis fin à la vie du sénateur Olavo Pires, pendant une réunion à Porto Velho en 1990. Au cours des treize années qui ont précédé sa mort, Pires, d'employé de garage, était devenu millionnaire et l'heureux propriétaire d'une collection de Mercedes Benz. Du point de vue politique, son ascension n'avait pas été moins rapide. Pires était le candidat favori du gouvernement de l'Etat de Rondônia, mais sa mort n'a rien à voir avec la politique. Il avait essayé de vendre 760 kg de cocaïne à l'insu du cartel, et l'avion qui transportait la drogue avait été intercepté à Saô Paulo. La vengeance avait été fulgurante. C'est ensuite Jabes Rabelo, député fédéral - et trafiquant - qui a fini par être déchu de son mandat.

La police ignore si ces victoires ont porté un coup aux narcotrafiquants. D'ailleurs, elle ne s'en glorifie pas plus que cela. Les saisies de drogue sont devenues tellement fréquentes et importantes - par centaines de kilos - que l'opinion publique ne fait aucun cas de saisies inférieures à trois chiffres, encore que 20 kg représentent pour le narcotrafiquant un chiffre d'affaires de un million de dollars. Un million de dollars, c'est précisément la somme que la DEA a engagée cette année dans sa collaboration avec la police fédérale brésilienne. Cela donne une idée de l'importance respective des adversaires de cette guerre.

 

 

Medellin : le nouveau boss s'appelle "Pacho" Herrera

Le vide créé par la chute des cartels de Cali et de Medellin est déjà comblé. Une nouvelle génération a repris en main les filières de la cocaïne, dans la discrétion. Pour combien de temps ?

Cambio 16 Colombia - BOGOTÁ

Helmer Herrera Buitrago, dit "Pacho", était surnommé par Pablo Escobar "La Niña" [la fillette], sans doute en raison de ses tendances homosexuelles. Il est aujourd'hui l'homme le plus recherché de Colombie. Depuis la mort de José Santacruz Londoño [abattu par la police le 5 mars dernier], il est devenu la principale cible des responsables nationaux et internationaux de la lutte antidrogue. A quarante-cinq ans, Pacho est le seul personnage important du cartel qui leur manque. "Nous lançons toutes nos unités à sa recherche", déclarait début mars un haut gradé de la police.

Les autorités sont très inquiètes du pouvoir que peut désormais acquérir ce personnage mystérieux. D'après les services de renseignement, Herrera a rencontré Santacruz à Medellín, sous la protection des milices populaires dirigées par les narcotrafiquants de la région. On considère qu'il représente aujourd'hui un danger beaucoup plus grand, parce qu'"il est probable qu'il assume la coordination des activités narcoterroristes préparées par Santacruz. Le général Rosso José Serrano, directeur de la police, a révélé que des attentats étaient prévus contre la mère du procureur, l'ambassade des Etats-Unis et contre lui-même.

Les informations sur les liens unissant Herrera aux trafiquants de Medellín ne sont pas de nature à dissiper les craintes. Au début de l'année, la police italienne a adressé à son homologue colombienne un rapport précisant qu'un de ses agents infiltrés, "Bruno", avait vu Herrera diriger des opérations de narcotrafic à Medellín. Sur une photo qu'il avait prise, Herrera était corpulent et avait une calvitie importante. En outre, d'après les déclarations de José Fernando Posada Fierro, l'un des cerveaux du transport de la cocaïne de Pablo Escobar jusqu’en 1993, Herrera était "l’un des blanchisseurs de dollars du cartel de Medellín". Selon Posada, qui s’est livré à la justice, Herrera était encore le bras droit d’Escobar quelques jours avant que n’éclate la guerre des cartels. Et il assure qu’Herrera était chargé de "ramener les dollars [en Colombie]" que le cartel de Medellín convoyait aux Etats-Unis. "Il prenait 10% au passage", précise-t-il.

Si Escobar l'a pris pour cible, il semble que ce soit précisément à cause de cette fortune accumulée grâce aux commissions. "Quand Pablo a vu que ce monsieur était très solide sur le plan économique, il a voulu le kidnapper", raconte Posada. Escobar aurait aussi essayé de faire porter le chapeau à Herrera pour divers délits. Ce témoignage, enregistré par le ministère public, est le premier à raconter "l'origine du pouvoir" du mystérieux capo. Les brigades de sécurité supposent que, grâce à la place qu'il avait atteinte aux côtés d'Escobar, Herrera a obtenu un poste de confiance dans le cartel de Cali en révélant à ses capos les secrets du cartel de Medellín.

De plus, c'est à Herrera que l'on attribue la paternité de l'attentat contre le bâtiment Mónaco de Medellin où vivait la famille d'Escobar, ce qui a donné le coup d'envoi à la guerre des cartels. Il semble qu'Herrera ait décidé de garder le silence et de se montrer discret. Pourtant, les autorités se demandent si, comme on l'affirme à la DEA, Herrera est le chef du cartel le plus puissant du monde. Un responsable de la brigade des stupéfiants colombienne admet que, d'après son âge et sa trajectoire, il est possible qu'il ait "beaucoup d'ascendant" sur la nouvelle direction du cartel de Cali, constituée de jeunes de 25 à 27 ans. Herrera est aujourd'hui un sujet si "sensible" que, de sources officielles, le directeur de la CIA, John Deutch, a protesté lors de sa récente visite à Bogotá parce qu'il n'avait toujours pas été pris. Et parce que les autorités colombiennes avaient baissé leur garde lors des poursuites portant sur la deuxième génération du cartel, qui serait présidé par Juan Carlos Ramírez, "Chupeta", et Juan Carlos Ortiz, "Cuchilla". Un haut fonctionnaire a rapporté que John Deutch "a accordé trois mois pour la capture de Pacho et des nouveaux capos".

Paradoxalement, Herrera s'est retrouvé face à l'ancien procureur, Gustavo de Greiff, le 11 janvier 1994. Ce jour-là, le plus naturellement du monde, il s'est rendu à son bureau. Il a expliqué qu'en vertu de l'article 369E du code pénal il se présentait parce qu'il estimait "être harcelé par les autorités judiciaires et par la police". "Comme c'est mon droit, je demande votre assistance. Je me mets à votre disposition pour que l'on fasse une enquête sur moi et que ma situation judiciaire soit réglée", a-t-il dit à de Greiff. "Je vous demande un certificat attestant de ma comparution devant les autorités", ajouta-t-il. De Greiff ordonna que l'on ouvre une enquête et que l'on envoie le certificat demandé - qui, par la suite, allait être qualifié de "sauf-conduit" par les médias.

En ce qui concerne sa vie personnelle, on ne peut être totalement certain de la véracité de ses déclarations. Pacho assurait qu'il s'était alors installé à Cali, travaillant dans la construction et la vente d'immeubles, et avait dirigé deux maisons de change, l'une à Medellin et l'autre à Cali, jusqu'à ce qu'Escobar le menace, en 1988. "J'ai ramené près d'un million de dollars des Etats-Unis, qui ont été légalisés lors de l'amnistie fiscale de 1980."

Les autorités s'accordent à penser que le point faible d'Herrera, c'est Luz Mery Buitrago, sa mère, qui semble détenir les titres de bon nombre de ses propriétés. Une chose est sûre : tout ce qui touche à cet homme est source de contradictions. D'après certains informateurs, il est désespéré et sur le point de se rendre. Pour d'autres, l'Etat étant en pleine crise, ne veut pas se rendre, ne sachant pas ce qui pourrait arriver. Début mars, de nombreux informateurs signalaient sa présence. Dans le même temps, d'autres sources prétendaient qu'il était sur la montagne protégée par les Forces armées révolutionnaires de Colombie [FARC, mouvement de guérilla proche du Parti communiste]. "Subversion et trafic de drogue font bon ménage, et il n'est pas exclu que Pacho Herrera soit protégé par les FARC. Mais si c'est le cas, nous irons le chercher même là", dit un responsable de la brigade des stupéfiants colombienne. Comme dans tout ce qui a trait à Heliner Pacho Herrera Buitrago, sa traque peut réserver des surprises.

MARIA CRISTINA CABALLERO

 

CARAÏBES

Embarquement immédiat pour les Etats-Unis

 

"Nos informateurs nous ont indiqué que les bateaux arrivent par ici, et qu'ils sont de taille respectable." Sergio Ortiz, lieutenant de police sur l'île de Vieques (Porto Rico), décrit les mouvements des trafiquants de drogues dans sa juridiction. Il indique qu'à plusieurs reprises des paquets de marijuana à la dérive ont été repêchés dans les eaux de la réserve marine de Vieques et que, pour repérer les chargements à la dérive, les narcos n'hésitent pas à les enduire de peinture fluorescente. Ce récit est d'autant plus truculent que les deux tiers de cette petite île sont sous le contrôle de la marine... américaine. Dans cette base, considérée comme "vitale pour les Etats-Unis", les bâtiments américains subissent un ultime examen avant de partir vers des théâtres d'opérations comme le golfe Persique ou l'Adriatique. Le responsable de la sécurité de l'US Navy, Jeffrey P. Morrow, reconnaît cependant que "l'existence d'une importante contrebande de stupéfiants n'est pas à proprement parier une nouveauté". Cet exemple confirme l'importance de Porto Rico dans l'approvisionnement du marché étasunien. Pour Félix Jimenez, le responsable du bureau local de la DEA, "entre 25 et 30 % de la drogue destinée aux Etats-Unis transitent par les Caraïbes. Et Porto Rico est la principale porte d'entrée. Les trafiquants passent une commande à minuit, et le lendemain à huit heures ils ont de 300 à 500 kg de cocaïne." Les nombreux paradis fiscaux de la région, quant à eux, facilitent le blanchiment des bénéfices des narcos. L'opération terminée, les capitaux reprennent le chemin de l'Amérique latine ou des Etats-Unis en toute légalité.

El Nuevo Herald - MIAMI

 

 

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COURRIER INTERNATIONAL N°284 DU 11 AU 17 AVRIL 1996, p. 36