Les nouvelles routes des drogues

 

Nouveaux producteurs, nouvelles routes

 

Maroc

Jusqu'au milieu des années 80, une grande partie du haschisch consommé en Europe provenait du Liban. Depuis, le Maroc a pris le relais. Des banlieues parisiennes jusqu'au quartier Christiania de Copenhague, les fumeurs de hasch roulent marocain. Premier fournisseur du marché européen, le royaume chérifien consacrerait entre 64 000 et 74 000 hectares à la culture du cannabis, principalement dans les montagnes du Rif et dans la région de Sous, au sud du pays.

 

Le Rif ne veut pas perdre son kif

Le Maroc serait le premier exportateur de haschisch au monde. Depuis 1992, la France et lUnion européenne font pression sur Rabat pour qu'il lutte plus efficacement contre la culture du cannabis dans le Rif Sans tenir compte, explique l'écrivain Tahar Ben Jelloun, de son importance politico-économique.

La Repubblica - ROME

 

La Sicile du Maroc, c'est le Rif. Région montagneuse donnant sur la Méditerranée, elle a été de tout temps considérée à part. De par son histoire - la guerre du Rif en 1920 et la proclamation de la république du Rif, puis la défaite des armées espagnole et française - et de par sa nature, le Rif se situe de lui-même dans un contexte particulier.

Les Rifains sont des hommes rudes et intransigeants. Pas question de laisser la femme apparaître et encore moins prendre la parole en public. Guerriers de grande réputation, commerçants redoutables, fiers et orgueilleux, ils ont abandonné leurs traditions rebelles pour se consacrer à la culture et au commerce du kif. On raconte que, pour les récompenser d'avoir participé au combat pour l'indépendance, le roi Mohamed V leur accorda "le privilège de la culture légale du kif" tout en interdisant son négoce.

Les "vieux de la montagne" attribuent aux Espagnols - qui colonisaient à l'époque le nord du Maroc - l'introduction de la culture du kif dans les régions de Ketama, Nador et AI Hoceima. Le kif n'a jamais été considéré comme une drogue. La régie marocaine du tabac, à l'époque du protectorat français, s'appelait Régie marocaine du kif et du tabac. En 1956, le mot kif disparut de cette dénomination. En 1958, une révolte éclata dans le Rif. Elle fut réprimée par l'armée. Depuis, les relations entre cette région et le pouvoir central sont délicates et discrètes.

On dit qu'une espèce de deal a été passé entre les deux parties pour avoir la paix : d'un côté, le continuerait à cultiver cette herbe dont raffole la jeunesse européenne, de l'autre, l'Etat fermerait les yeux sur ce négoce.

Depuis que l'Europe a interpellé le Maroc pour qu'il cesse la production du kif et qu'il lui substitue une culture moins problématique, l'inquiétude règne dans la région. Le Maroc déclara "la guerre à la drogue" en octobre 1992 et accepta alors d'en finir avec le kif qui occupe environ 50 000 hectares, à condition que la Communauté européenne lui accorde des aides conséquentes pour ne pas mettre au chômage les quelque 200 000 paysans qui en vivent. Ces aides promises ne sont pas arrivées. Pendant ce temps, on apprenait que la même herbe est cultivée sous serre aux Pays-Bas, où elle est vendue dans des magasins qui ont pignon sur rue. Voilà qu'un pays européen concurrence un pays en développement qui s'apprêtait à appliquer les leçons de morale données par la Communauté européenne.

En 1994, l'Observatoire géopolitique des drogues remet à l'Union européenne un rapport confidentiel où le Maroc est accusé d'être "devenu en quelques années le premier exportateur de haschisch dans le monde et le premier fournisseur du marché européen". Le Monde du 3 novembre 1995 publie un article sur ce rapport et provoque la colère des Marocains. Que ce soit la presse proche du pouvoir ou celle de l'opposition, tout le monde s'est indigné et a refusé les conclusions du rapport, allant jusqu'à dire: "Que ceux qui font le trafic des armes ne viennent pas donner de leçons à ceux qui cultivent une herbe qui n'est même pas une drogue dure !" La France vient d'annuler un milliard de FF de la dette marocaine. En échange, les Marocains se sont engagés à consacrer 400 millions de FF au développement des provinces du Nord, principalement du Rif. Cette aide de Paris survient au moment où une importante campagne de lutte contre la contrebande est menée dans le pays. Des gros bonnets, comme les dénommés "Dib" et El Yakhloufi, ont été arrêtés et seront bientôt traduits en justice. Mais quoi qu'il en soit, il sera difficile de convaincre l'agriculteur rifain de passer d'une rentabilité de 20 à 1 sur ses parcelles.

Car si le prix d'un kilo de blé est de 4 dirhams [1,6 FF], celui d'un kilo de cannabis atteint 80 dirhams [33 FF]. Après une année de sécheresse très dure et un rapport de la Banque mondiale inquiétant, le Maroc est appelé à pratiquer la transparence en économie et en politique, c'est-à-dire à changer en s'attaquant au bastion le plus difficile, le Rif, connu pour ses traditions de rébellion.

TAHAR BEN JELLOUN

 

NIGÉRIA

La répression est féroce, mais efficace

"Le Nigeria peut-il gagner la guerre de la drogue ?"s'interrogeait récemment l'hebdomadaire de LagosNewswatch. À la surprise générale, la réponse qu'il apportait était positive. Réputé pour être l'une des principales plaques tournantes de la planète stupéfiants, ce pays semblait condamné à voir ce commerce se développer sans limites et en toute impunité. C'était sans compter avec le général de division Musa Bamaiyi, responsable depuis 1994 de la National Drug Law Enforcement Agency (NDLEA, équivalent nigérian de la brigade des stups), et réputé incorruptible dans un pays où il est difficile de ne pas l'être. Basée sur le tout-répressif, sa politique porterait, selon Newswatch, ses premiers fruits. "Depuis qu'il est en charge du combat contre les narcotrafiquants, les saisies et le nombre d'arrestations de barons de la drogue n'ont jamais été aussi élevés", se félicite ce périodique, considéré comme l'un des plus indépendants du pays. "En 1994, 640 personnes ont été appréhendées. En 1995, le nombre de trafiquants arrêtés est passé à 798", note Newswatch. Bamaiyi - que le chanteur Fela Kuti, resté en garde à vue dans les locaux de la NDLEA, accusait récemment d'avoir transformé son QG en "camp de concentration pour dealers" - est un partisan de la manière forte. Il a récemment lancé une opération baptisée Burn the Weeds (brûler l'herbe) au terme de laquelle plus de 15 tonnes de marijuana ont été détruites et 60 hectares de terre consacrées à la culture du chanvre affectés à d'autres plantations.

Mais "sa plus grande victoire a sans doute été remportée sur le front du blanchiment" insiste Newswatch. Un décret, promulgué en 1995, autorise la NDLEA à lancer une enquête sur quiconque - homme, institution ou entreprise - est soupçonné de blanchiment. Cette véritable déclaration de guerre a considérablement modifié le mode de vie des riches Lagotiens, qui, contraints à plus de "sobriété", ont rangé bijoux en or et grosses cylindrées. Performante, la méthode Bamaiyi n'en demeure pas moins une atteinte supplémentaire aux libertés individuelles - déjà mises à mal par le régime du général Abacha. Ainsi, pour obtenir un visa pour les pays d'Amérique latine ou d'Asie du Sud-Est, les Nigérians doivent désormais se présenter devant la NDLEA, qui enquête sur leur vie privée avant de leur délivrer un passeport dûment tamponné.

 

 

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COURRIER INTERNATIONAL N°284 DU 11 AU 17 AVRIL 1996, p. 35