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« Les drogues font beaucoup plus de mal en restant clandestines »

 

Jim P. Gray est juge dans le comté d'Orange (Californie). Il a été candidat malheureux au Sénat des Etats-Unis le 2 novembre. Son site.

Par A.Au

Libération du jeudi 25 novembre 2004

 

Quand avez-vous été pour la première fois impliqué dans la guerre à la drogue ?

J'ai d'abord été procureur puis avocat dans la marine. Je suis ensuite devenu procureur à Los Angeles puis juge dans le comté d'Orange. Je me suis d'abord considéré comme un soldat de la « guerre à la drogue », mais en fait j'acceptais cette idée de guerre sans trop y réfléchir.

Qu'est-ce qui vous fait changer d'avis ?

C'est d'assister au fil des jours à toutes les poursuites douteuses dans mon propre tribunal. Nous ne faisions que de l'abattage, sans aider qui que soit ou sans régler quoi que ce soit. Et personne ne parlait de ça. Alors, comme j'étais un juge conservateur dans un comté conservateur, que je n'avais usé d'aucune sorte de drogues illicites mais que j'avais observé le système judiciaire dont j'étais moi-même un rouage, j'ai décidé que je faisais partie des mieux placés pour engager une discussion honnête sur le sujet.

Quelle a été la réaction de vos collègues ?

Ils ont majoritairement approuvé, ou ont gardé le silence. Notre shérif et notre procureur on fait part de leur indignation, et un juge ou deux ont émis des critiques publiques. Mais la plupart des membres du« système » ont gardé le silence. Quoi qu'il en soit, depuis que j'ai pour la première fois abordé ce problème en 1992, des gens de plus en plus nombreux m'ont confié que notre politique actuelle ne marchait tout simplement pas et devait être réévaluée. Mais la plupart des juges ne s'expriment pas en public sur ce sujet.

Certains avancent qu'il y a déjà assez de problèmes avec le tabac et l'alcool pour ne pas en rajouter...

Au moins, avec le tabac et l'alcool, nous n'avons plus de problèmes de gangsters ou de crimes commis par les usagers pour pouvoir se procurer des produits dont les prix ont été artificiellement gonflés. Plus de problèmes d'impuretés ou de concentration inconnue. Quand on considère les drogues illicites, les problèmes liés à l'argent dépassent largement le problème des drogues elles-mêmes.

Pourquoi les Américains s'accrochent-ils à une stratégie si répressive ?

Les Américains voient dans l'abus de drogues un « test de moralité ». Si les gens ratent ce test, nous les mettons en prison. Les Européens, et de plus en plus les Canadiens, sont plus sophistiqués dans leur approche. Ils réalisent que nous avons à faire à des questions médicales. Pourquoi alors devrions-nous rendre ces pratiques clandestines ? De plus, si l'on considère la disponibilité actuelle des drogues illicites (nous ne pouvons même pas les empêcher de rentrer dans nos prisons, alors comment pouvons-nous raisonnablement espérer les bannir de nos rues, de nos villes et villages ?), elles font beaucoup plus de mal en restant clandestines. Résultat, les pays européens considèrent de plus en plus les problèmes d'usage de drogues comme une question médicale et se concentrent sur la responsabilité individuelle: si quelqu'un conduit une voiture sous l'influence d'une drogue illicite, c'est un problème judiciaire parce que cette action affecte la sécurité des autres.

Qui profite réellement de la guerre à la drogue ?

Lors de ma récente campagne pour le Sénat, on m'a souvent posé cette question. Les bénéficiaires sont pour moi au nombre de cinq. 1) Les gros trafiquants qui tirent chaque année des milliards de dollars de ce commerce, et ce hors taxe. 2) Les employés du gouvernement qui sont payés grâce à nos impôts pour combattre ces trafiquants. 3) Les politiciens qui sont élus et réélus grâce à un discours musclé sur les drogues &endash; pas intelligent, musclé. 4) Les employés du secteur privé qui profitent de la hausse de la criminalité, comme ceux qui construisent les prisons et y travaillent ou ceux qui fabriquent ou vendent des systèmes d'alarme.5) Les terroristes du monde entier, puisqu'ils se financent presque tous grâce au trafic de drogues. Ce qui fait de la prohibition des drogues la poule aux Šufs d'or du terrorisme.

Regrettez-vous d'avoir pris part à cette guerre ?

Non. J'ai fait ce que je pensais être juste à l'époque. Et je respecte toujours la loi. Mais je n'ai pas à le faire en silence. J'ai écrit un livre sur le sujet (« Pourquoi notre législation sur les drogues a échoué et que pouvons-nous y changer. Une mise en cause judiciaire de la guerre à la drogue » — Temple University, 2001). Si mon livre permet d'approfondir la discussion sur ce sujet crucial, j'aurais le sentiment d'avoir aidé à changer cette politique sans espoir.

 

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