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L'Humanité du 23 avril 2003.

Drogues

Toxicomanie

L'échec de la guerre à la drogue

 

À Vienne, sous la houlette de l'ONU, les gouvernements font, à mi-parcours, le point sur leur plan mondial d'éradication de la drogue.

Cinq ans après avoir lancé un ambitieux plan d'éradication des drogues de la surface de la planète, prévu sur dix années, l'ONU a réuni sa commission des stupéfiants, la semaine dernière, à Vienne, en Autriche. Son bilan intermédiaire est ambigu.

Au sous-sol, les ministres et délégués de 124 pays ont approuvé un rapport qui qualifie d'" encourageants " les progrès obtenus afin " d'éliminer ou de réduire significativement la production illicite de cocaïne, du chanvre indien et du pavot, la vente et le trafic illicites de substances psychotropes, y compris les drogues synthétiques et d'atteindre, d'ici à 2008, des résultats significatifs mesurables en matière de réduction de la demande ". Réunies en contre-session au premier étage, des organisations non gouvernementales (ONG) et diverses personnalités ont dénoncé " l'échec flagrant " de cette " stratégie de guerre à la drogue ".

Un nombre croissant de nations adhère actuellement au discours prohibitionniste qui prévaut à l'ONU. Mais les statistiques officielles ne confirment pas les résultats promis. Certes, les récoltes de coca ont baissé en Colombie en 2002, mais globalement la production est restée stable, et même supérieure à celle de 1985. Concernant l'héroïne, l'année 2001 a été marquée par une éradication quasi totale du pavot en Afghanistan. Ce succès, le seul tangible, n'est, en réalité, qu'un effet de la dictature des taliban. Dès la chute de leur régime, la production de pavot a retrouvé son niveau élevé, avec plus de 3 000 tonnes. Deux fois plus qu'en 1990.

Les saisies et la consommation du cannabis ont sensiblement décliné en 2001, en même temps qu'on constate une forte hausse des trafics d'amphétamines, d'ecstasy et de leurs dérivés de synthèse. Globalement stabilisée dans les pays développés, la consommation s'envole dans les pays pauvres. La transmission du VIH par injection suit les mêmes courbes, avec une forte augmentation en Asie et en Europe de l'Est.

À l'heure actuelle, rien ne permet d'imaginer une éradication pour 2008. La déclaration ministérielle commune reconnaît d'ailleurs que " les progrès ont été inégaux ".

La plupart des intervenants ne peuvent être soupçonnés de complaisance par rapport aux stupéfiants. Ainsi, le Britannique Raymond Kendall, ancien secrétaire général d'Interpol : " La drogue, j'en connais les effets destructeurs. Dans la plupart des pays, on a concentré l'action sur la répression, car c'est plus simple. Mais le fait de transformer le consommateur de drogue en délinquant est contre-productif. La toxicomanie, c'est un problème social. " Le super-flic Kendall est farouchement opposé à la légalisation du cannabis. Mais son expérience lui a permis de vérifier l'inefficacité de la prohibition et de la répression de la consommation. " Il faut lutter contre les trafics, c'est cela le travail de la police. On peut le faire sans jeter les consommateurs en prison. " Le professeur Peter Cohen, de l'université d'Amsterdam, démontre, chiffres à l'appui, que la consommation de stupéfiants en Europe reste marginale, quelle que soit la politique menée, répressive ou tolérante. En France, 26 % des personnes interrogées disent avoir fumé au moins un joint dans leur vie. " En Hollande, où il existe plus de coffee-shops (1) que de boucheries, remarque le professeur Cohen, le pourcentage des consommateurs de cannabis est d'environ 20 %. " Les personnes dont la consommation chronique de stupéfiants pose un problème de santé et de sécurité ne dépassent jamais les 1 ou 2 % de la population. En regard, le coût de la répression de la consommation paraît disproportionné.

En Italie, note Franco Corleone, président du Forum Drogues, " nous avons 50 000 lois, mais une seule, celle concernant les stupéfiants, remplit la moitié des prisons ". En France aussi, la surpopulation carcérale s'explique, en grande partie, par la répression des délits liés aux stupéfiants. " Une prison, c'est un bâtiment clos où tout le monde est strictement contrôlé. Et pourtant des drogues y circulent. Imaginer qu'on peut contrôler le pays relève de l'utopie, note Guillaume Fournier, chercheur au CNRS, membre du Senlis Council (2). Comment pourrait-on être plus efficace à l'échelle d'un pays ? Quel serait le prix de ce contrôle en matière de libertés publiques ? " L'arrêt de la répression contre les consommateurs n'amoindrirait pas la lutte contre les trafics. Au contraire, puisque comme le note l'ancien patron d'Interpol, Raymond Kendall, " la police perd beaucoup de temps et de moyens pour mettre en prison les toxicomanes qui sont des victimes de ce fléau ".

Ancien ambassadeur de la Grande-Bretagne en Colombie, entre 1990 et 1994, sir Keith Morris était prohibitionniste. Il était en première ligne lors de l'offensive qui a été menée contre Pablo Escobar : " Sous couvert de guerre à la drogue, l'aide internationale et les États-Unis en premier lieu ont aidé le gouvernement colombien à se débarrasser du cartel de Medellin, devenu menaçant pour le régime. À la mort d'Escobar, la production de cocaïne est restée au même niveau. Simplement, le cartel de Cali avait supplanté son rival de Medellin. C'est le seul résultat tangible obtenu. Nous, gouvernements occidentaux, nous avons dit aux Colombiens : " Détruisez vos champs de coca et nous réduirons le blanchiment des narcodevises et le commerce des produits chimiques précurseurs qui permettent de fabriquer la cocaïne. " Nous n'avons jamais tenu nos promesses. " L'ambassadeur souligne un paradoxe : " Les États-Unis, champions de la prohibition, ont initié une libéralisation à outrance. Imaginez le choc ! "

La grande messe onusienne a été troublée par les ONG. Parallèlement à ces travaux, pour la première fois, elles ont tenu une contre-réunion dans le même bâtiment que le sommet officiel. Elles ont contesté la stratégie de l'ONU, qu'elles qualifient d'" un échec total et ruineux ". D'éminentes voix se sont élevées pour demander que soient repensées les stratégies à suivre pour lutter contre le fléau des psychotropes.

L'heure est plutôt au durcissement. La France et d'autres pays risquent vite de se retrouver en porte-à-faux par rapport aux exigences prohibitionnistes des États-Unis. Les programmes de réduction des risques, tels que l'échange de seringues aux drogués, tendent à être assimilés, au sein de l'ONU, à la violation de l'esprit des trois conventions internationales sur la lutte contre les drogues. Face à ce raidissement, les Pays-Bas, la Suisse, la Grande-Bretagne, le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande expérimentent des formes de dépénalisation de la consommation. En marge de la session de l'ONU, le ministre français de la Santé, Jean-François Mattei, nous a révélé (voir l'Humanité d'hier) qu'il allait proposer une réforme de la loi de 1970 qui fait de la consommation de psychotropes un délit, afin de mieux soigner, hors prison, les toxicomanes.

Longtemps bloqué et faussé par des a priori, le débat sur les drogues est en passe d'exploser.

Serge Garde

 

(1). Cafés dans lesquels le cannabis est en vente libre.

(2). Le Senlis Council est un forum de chercheurs basé à Londres. www.senliscouncil.net.

 

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