[Cet "article" est en fait une réponse que j'ai faite à un contradicteur, en 1998. Seules quelques notes ont été mises à jour, je modifierai le reste en fonction des dernières découvertes, si j'en trouve le temps. Raph]
On entend souvent parler de "la drogue" ou des drogues, mais cette notion est réellement ambiguë. Le terme désigne le plus souvent les substances psychoactives prohibées. Cependant, la distinction de ces dernières par rapport aux substances licites est jugée « incorrecte » par le rapport de l'Inserm présidé par le Pr Roques, pharmacologue et membre de l'Académie des sciences (1), rejoignant ainsi, entre autres, les conclusions du Comité Consultatif National d'Ethique qui déclarait en 1994 que « la pertinence de la distinction entre drogues licites et illicites est remise en cause tant par les données scientifiques que pratiques » (2), ce que confirme la neurobiologie (3).
Cet aspect est important car il souligne l'incohérence de la politique française en matière de drogues, illogique du point de vue de la santé publique puisqu'elle en interdit certaines (cannabis, cocaïne, amphétamines, opiacés), en taxe quelques-unes (alcool, tabac), et en subventionne d'autres (médicaments psychotropes, antidépresseurs), alors qu'aucun critère pertinent ne justifie ce traitement différencié (4);(5). C'est ce que le psychiatre E. Zarifian explique par « le poids des représentations sociales et des conditionnements de pensée : les psychotropes illégaux sont très négativement connotés, et abusivement confondus, tandis que les psychotropes légaux (alcool, médicaments) possèdent un statut noble. Ainsi, ces représentations conduisent à des raisonnements absolument définitifs tels que "les benzodiazépines sont des médicaments, donc elles ne peuvent pas être une drogue", ou "je prescris un médicament remboursé par la SS sur ordonnance, donc je ne peux être un dealer qui fournit un toxicomane", ou encore "c'est légal, donc ce n'est pas dangereux.» (5)
On mesure combien est grande la confusion entre les notions de toxicité et de dépendance, entre un problème médical et une question morale. La distorsion est maximale, en France, entre le cadre légal et le cadre sanitaire, entre ce qui est autorisé et ce qui est le plus toxique.
C'est dans cette contradiction que se trouve un psychotrope tel que le cannabis (ou marijuana, et le haschich, son dérivé) : contrairement à de nombreuses autres substances psychoactives légales ou non (héroïne, tabac, benzodiazépines), aucun décès lié à sa consommation ne lui est imputable : un rapport récent de l'OMS déclare qu' « il n'existe pas de cas avérés de décès humains par empoisonnement au cannabis dans la littérature médicale mondiale » (6); « il est physiquement impossible de consommer suffisamment de marijuana pour entraîner la mort » (7). De plus, « le cannabis ne possède aucune neurotoxicité avérée. Il se différencie complètement de l'alcool, de la cocaïne, de l'ecstasy et des psychostimulants » (1), et c'est de loin la drogue la moins nocive, en tout cas beaucoup moins dangereuse que le tabac ou les antidépresseurs, l'alcool étant pour sa part au moins aussi toxique que la cocaïne et l'héroïne. « Sous sa forme naturelle, le cannabis est l'une des substances thérapeutiques actives connues la plus sûre pour l'homme. Par n'importe quelle mesure d'une analyse rationnelle, le cannabis peut être utilisé sans danger dans une procédure surveillée dans le cadre d'un soin médical (...) [Malgré] la longue histoire de sa consommation et le nombre extraordinairement élevé de fumeurs insérés, il n'existe tout simplement pas de rapport médical crédible suggérant que la consommation de la marijuana ait causé un seul décès » (7). The Lancet souligne que « l'usage de cannabis, même à long terme, n'est pas dangereux pour la santé » (8), ce qu'a confirmé une étude à long terme réalisée en Australie (9) et aux Etats-Unis (10).
L'usage de cannabis n'entraîne aucune dépendance physique (1);(14), et une dépendance psychique « inexistante ou faible » pour l'immense majorité des usagers, bien insérés socialement et peu demandeurs de soins (11). Comme toute substance, le cannabis peut entraîner une dépendance chez des consommateurs excessifs (12), mais en produisant toutefois des symptômes de dépendance bien moindres que le risque induit par les consommations excessives d'alcool ou de tabac (1);(13).
L'idée selon laquelle l'usage de cannabis conduirait vers l'usage de drogues dures ("théorie" dite "de l'escalade") est infirmée par plusieurs études (14), et contredite par les faits : ainsi, selon un sondage Publimétrie (mars 1997), 7 millions de Français ont fumé au moins une fois du haschich et 2 millions fument régulièrement (le double d'il y a 10 ans), tandis que le nombre estimé de consommateurs d'héroïne est compris entre 150.000 et 300.000 (15) : ces derniers devraient être largement majoritaires... Les saisies de drogues effectuées en France comme à l'étranger montrent régulièrement la part prépondérante du cannabis (plus de 95%) qui reste la drogue la plus consommée (16).
Aux Pays-Bas, le succès évident de la séparation des marchés (le cannabis est disponible officiellement dans des coffees-shops), afin de réduire le risque pour l'usager de « rentrer en contact avec la sous-culture criminelle entourant les drogues dures » (17), est prouvé par le taux de la population héroïnomane, le plus faible d'Europe, et l'augmentation peu significative de la demande de cannabis comparativement aux autres pays (18).
Sur le plan thérapeutique, les usages médicaux potentiels du cannabis sont connus depuis longtemps: ainsi, dès 1842, le médecin Ecossais W. B. O'Shaughnessy mettait en évidence ses effets sur la spasticité (19). Entre 1840 et 1900, les journaux médicaux américains et européens ont publié plus de 100 articles sur l'usage thérapeutique de ce psychotrope (20), longtemps prescrit pour ses "trésors de bienfaits" et qui ne disparaît de la pharmacopée officielle des pays occidentaux qu'en 1946 (cinq ans après les USA).
Le cannabis contient environ 400 composés chimiques ; le delta-9 THC, composant principal responsable de l'ivresse cannabique, n'est que l'un des 60 cannabinoïdes qui agissent sur les récepteurs cérébraux ; leurs potentialités, progressivement identifiées (21), les placent actuellement en avant-scène de la recherche scientifique (22). Dès 1975, une étude menée à Harvard découvrait par exemple que « les ingrédients actifs de la marijuana réduisent les terribles nausées et vomissements que certains patients subissent sous chimiothérapie.» (23)
De nombreux instituts soutiennent aujourd'hui la recherche et la légalisation de l'usage du cannabis à des fins médicales (24) : après avoir passé en revue divers témoignages, ils ont tous conclu qu'il existait des preuves suffisantes démontrant les potentialités du cannabis médical dans le traitement de certaines maladies : ainsi, le cannabis, analgésique, antiémétique, antispasmodique, apparaît bénéfique pour une liste impressionnante de troubles tels que le glaucome, les douleurs chroniques (maux de têtes, migraines) et les nausées, la perte d'appétit chez les malades du sida, les spasmes musculaires, l'arthrite, la stimulation de l'appétit et l'aide au sommeil (25). Et à propos de l'effet bénéfique sur la spasticité, le Pr Lester Grinspoon, professeur de psychiatrie à la Harvard Medical School, souligne que « le cannabis devient de plus en plus reconnu comme une drogue de choix contre les douleurs liées aux muscles spastiques, qui sont souvent chroniques et affaiblissants, spécialement chez les paraplégiques, tétraplégiques, d'autres victimes de traumatismes nerveux, et les personnes souffrant de scléroses en plaques » (26).
En Angleterre, la British Medical Association, soutenue par la Royal Pharmaceutical Society, l'ancien président du Royal College of Physicians, et par de nombreux médecins britanniques (27), s'est ainsi engagée dans une campagne active, demandant au gouvernement britannique « d'envisager de modifier le Misuse of Drugs Act [législation sur les drogues] pour permettre aux cannabinoïdes d'être prescrits aux patients qui sont sous conditions médicales particulières et dont les symptômes sont insuffisamment maîtrisés par les dispositions actuelles » (28). Car c'est en raison du statut actuel de la loi, dans ce pays comme ailleurs, que les études scientifiques contrôlées sont encore peu nombreuses (29), bien que des témoignages soient considérés sérieusement par un nombre croissant de patients et médecins (30), et les recherches soutenues par des organismes (31). C'est ainsi que le Dr Geoffrey Guy a été le premier médecin britannique autorisé par le Ministère de l'Intérieur à poursuivre des recherches et démarrer des essais cliniques : il diriger depuis 1998 des études à grande échelle visant à évaluer les effets du cannabis sur la spasticité (32).
En France, l'Académie des Sciences déclare qu'« il ne serait pas conforme à l'objectivité scientifique de passer sous silence le fait que, pour certains auteurs, les cannabinoïdes présentent aussi des effets potentiellement bénéfiques en thérapeutique » (33), et n'exclut pas l'hypothèse de la mise au point de nouvelles substances thérapeutiques. Bientôt, donc, des recherches devraient également être autorisées ici. Car il est un fait qu'aujourd'hui le cannabis est une médecine efficace dont bénéficient déjà de nombreux patients (34).
Raph <raph@cannabistrot.org>