Drogues : contraindre ou inciter ?

Pierre-Yves Geoffard, chargé de recherches au CNRS, Département et laboratoire d'économie théorique appliquée (Delta).

Le Monde daté du16/12/97.

 

La politique française est actuellement totalement incohérente : interdiction du marché de certaines drogues (cannabis, cocaïne, amphétamines, opiacés) ; taxation du prix pour d'autres (alcool, tabac) ; subvention généreuse du prix, enfin, pour les médicaments psychotropes. Où est la logique de santé publique ?

Une politique incitative (ou plutôt "désincitative") de contrôle de l'usage des drogues, que celles-ci soient actuellement légales ou illégales, reposerait sur l'information des consommateurs, le contrôle de la qualité à travers la réglementation de la vente et l'action sur les prix : outre le mérite de la cohérence, elle gagnerait sans doute en efficacité.

En effet, quelles sont les conditions sous lesquelles une politique est la plus efficace ? Essentiellement une seule : que l'individu soit mieux à même que la société de juger de son propre bien-être. Cela suppose donc un individu "rationnel", c'est-à-dire autonome dans ses choix, responsable dans ses actes et informé des conséquences de ses décisions.

 

Il faut donc évaluer dans quelle mesure les individus modifient leur consommation en fonction du prix auquel ils font face. Le prix doit intégrer l'ensemble des coûts liés à la consommation, et en particulier les risques que celle-ci fait peser sur la santé de l'individu.

Quelle évaluation ? Les psychotropes sont des drogues légales disponibles en pharmacie : leur consommation est élevée (3 à 4 fois supérieure aux autres pays européens).

Autre indication: des résultats plus complets concernent la consommation de tabac ou d'alcool, pour laquelle toutes les études montrent qu'effectivement, lorsque le prix augmente (le plus souvent sous l'effet de taxes), la consommation diminue.

Difficile évaluation pour les drogues illicites.

Mais plusieurs études existent, surtout aux Etats-Unis. Presque toutes montrent une élasticité positive de la demande de cocaïne, ou même d'héroïne. Une autre indication de rationalité est fournie en France, où le taux de contamination par le VIH chez les usagers de drogues injectables a connu une brutale diminution dès que la vente de seringues a été autorisée : même un consommateur d'héroïne choisit une réduction des risques si cette option lui est offerte à faible coût.

Ainsi, les analyses empiriques montrent que l'usager de drogues arbitre entre sa consommation de drogues et celle d'autres biens. Cela est vrai de l'alcool, du tabac, des médicaments en général, mais aussi des drogues dites "douces" comme des drogues les plus "dures".

Même les consommateurs réguliers des drogues les plus addictives, comme le tabac ou l'héroïne, restent "rationnels" et adaptent leur demande aux changements de prix ou de risque.

Une politique incitative est donc possible. Serait-elle plus efficace que la politique actuelle ? Tout d'abord, il faut le rappeler, la situation actuelle ne répond à aucune logique, ni économique ni de santé publique, puisque certaines drogues sont interdites, d'autres taxées, d'autres enfin subventionnées, sans qu'on puisse forcément comprendre ce qui justifie ce traitement différencié.

Si on estime que, d'un point de vue de santé publique, il faut réduire la consommation de drogues, alors le même traitement devrait être réservé au tabac, aux psychotropes et autres drogues : il faut ou toutes les interdire, ou toutes les autoriser.

Mais interdire la consommation ou la vente d'un bien est le plus souvent illusoire : si des individus souhaitent consommer un bien que d'autres individus sont disposés à vendre, le marché est plus fort que la loi : l'échange continue, dans des conditions occultes. Cette noirceur du marché nourrit le crime et multiplie les problèmes indirects, comme l'a montré l'histoire de la prohibition de l'alcool aux Etats-Unis entre 1920 et 1933. Bien loin de supprimer la consommation, la prohibition a grandement bénéficié au crime organisé, le coût le plus élevé étant supporté par les consommateurs de produits frelatés, souvent toxiques. Le parallèle avec le marché des drogues dures est saisissant : mais qui tire les conclusions de ce parallèle ?

Autoriser la consommation et la vente de toutes les drogues aurait plusieurs effets positifs. Cela permettrait d'abord d'étudier plus précisément les effets de la prise de drogues sur la santé des usagers, et de mieux comprendre les déterminants de la consommation.

Ces conditions sont nécessaires à la définition d'une politique de santé publique incitative, dont tout laisse penser qu'elle serait plus efficace : les actions pourraient alors se concentrer sur des mesures de prévention et d'information objectives. La qualité des drogues pourrait être vérifiée (la plupart des morts par surdose sont causées par les produits avec lesquels l'héroïne est "coupée"); enfin, la régulation de la demande pourrait passer par l'action sur le prix et un contrôle de la vente.

Admettre que la plupart des individus sont rationnels, y compris dans leur usage de drogues, c'est reconnaître qu'il est illusoire d'attendre d'une politique d'information sur les dangers liés à la prise de drogues un arrêt total de la consommation : ce serait supposer que les usagers ne tirent aucune utilité de cette consommation, hypothèse bien peu vraisemblable. Mais cela ne veut pas du tout dire qu'en la matière on pourrait laisser faire le marché sans aucune intervention publique.

Au-delà de l'information de l'ensemble de la population, il convient de protéger certains individus particulièrement vulnérables, notamment les enfants, de choix qu'ils pourraient ensuite regretter. S'il faut aussi contrôler la qualité des substances consommées, il est enfin et surtout nécessaire d'agir à la source de la consommation de drogues et de traiter le mal-être qui peut conduire à la demande de drogues.

Toutes ces mesures sont possibles et plus efficaces dans le cadre d'un marché ouvertement régulé que dans le cadre d'une prohibition illusoire.

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