Un rapport de
l'Inserm pour évaluer la mise à
disposition du Subutex.
L'Association Nationale
des Intervenants en Toxicomanie (ANIT).
«Un jour, j'ai vu un
type se faire arracher la tête par un Magnum dans une
épicerie. Je suis rentrée à Paris, je
pesais 42 kilos.»
Louise
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On le savait, le Subutex, traitement de substitution
à l'héroïne, améliore la
santé des usagers d'opiacés. En cinq ans le
nombre de morts liées à une overdose
d'héroïne a chuté de 80 %, selon le
ministère de l'Intérieur. Et la consommation
d'héroïne a diminué. Depuis
février 1996, la France est le seul pays où la
buprénorphine, molécule brevetée et
commercialisée par le laboratoire Shering Plough sous
le nom de Subutex (1), est délivrée sur
ordonnance du médecin de ville. Et non pas dans des
centres de soins spécialisés. Cette politique
de prévention contre les risques liés à
la transmission du sida et de l'hépatite par
injection a dépassé ses objectifs de
santé publique. Sur une population d'environ 150 000
héroïnomanes, 70 000 sont aujourd'hui sous
Subutex. Une étude, que Libération
dévoile, mesure pour la première fois les
gains que ces patients enregistrent dans leur vie sociale
selon leur profil. «On sait pour qui, comment, pourquoi
et dans quel contexte le traitement marche ou pas»,
explique Sibel Bilal, responsable de cette étude.
Menée par l'association Santé Promotion
Conseil Insertion (SPCI) auprès de 665 patients dans
trois régions - Paris, Alsace et Aquitaine -, cette
enquête a été réalisée
entre avril 1999 et mai 2000, à partir de
questionnaires. Il s'agit, pour les trois quarts, d'hommes,
âgés de 35 ans en moyenne. Les gains concernent
tous les secteurs de la vie sociale. Et ne sont pas
négligeables. Même s'ils diminuent quand il y a
par ailleurs de la précarité sociale, des
troubles psychologiques, et une ancienneté dans la
toxicomanie.
Plus la thérapie dure, plus le substitué
renoue des contacts hors du monde de la toxicomanie:
«70 % après la première année de
traitement et 80 % après la seconde année ont
maintenu ou acquis des contacts avec des personnes - amis ou
famille - n'ayant pas de problème avec l'alcool ou la
drogue.» Une portion non négligeable cesse de
dealer: 19,2 % déclarent des revenus provenant du
deal et/ou de la manche avant le traitement, 4 % lors de
l'enquête.
«Ce travail montre que même les toxicomanes de
30/35 ans qui appartiennent à la
génération sacrifiée de l'emploi
peuvent améliorer leur situation professionnelle,
malgré le handicap lié à leur
dépendance», explique France Lert, chercheur
à l'Inserm. Ainsi, «sur 187 personnes (au
chômage depuis plus de douze mois), 100 ont
retrouvé un travail».
Idem pour les 50 % de personnes qui touchaient le RMI et
vivent désormais des ressources d'un travail.
«Le traitement de substitution améliore la vie
sociale des usagers, même pour les personnes en grande
difficulté. Néanmoins, ce public
nécessite un accompagnement psychosocial plus pointu.
Actuellement, ces "substitués" sont pris en charge
médicalement par la Sécu, mais socialement et
psychologiquement?», interroge Sibel Bilal.
(1) Le Subutex, morphinique «agoniste partiel»,
vient occuper les récepteurs auparavant
stimulés par l'héroïne. Il
prévient la sensation de manque sans entraîner
de «flash».
Le docteur Lowenstein de
l'hôpital Laennec :
«Avec le Subutex, ça roule tout seul
et ça change des vies»
Recueilli par M.E.
Le docteur William Lowenstein, directeur du service de
médecine des addictions, au Centre Monte-Cristo de
l'hôpital Laennec à Paris, revient sur la
«révolution» du Subutex et dénonce
le mythe de l'abstinence.
Quel bilan faites-vous du Subutex?
Parmi les 70 000 patients traités par le Subutex
le bilan varie selon deux types de populations. Il y a
d'abord les gens qui n'attendaient que le coup de pouce de
la substitution pour sortir du chaos. Leur attente
dépassait le seul objectif de ne plus être en
manque. Avec un bon suivi du généraliste, des
doses adaptées, un pharmacien accueillant, ça
roule tout seul et transforme des vies. Pour ces
patients-là, environ 80 % de la cohorte, les
résultats sont spectaculaires. Leur état
s'améliore, avec une réduction des risques en
termes de santé individuelle et de rapports sociaux.
C'est un véritable gain de santé publique. Et
puis il y a 15 à 20 % de mesusage du Subutex, qui
touche une population en situation d'errance et de
précarité plus grande. Pour certains, une
prescription de méthadone (voir de sulfates de
morphine) serait plus efficace, mais le système
français favorise la prescription de Subutex. Il faut
continuer à travailler avec ces patients, qui ne vont
pas toujours bien, en créant d'autres modes de prise
en charge, notamment via une médecine de quartier,
une santé communautaire.
On a évoqué des cas d'overdose au
Subutex?
Sur la trentaine de cas d'overdose rapportés, 29
étaient liés à un polyusage intensif.
Prendre cinq comprimés de Subutex d'un coup
n'apportera pas plus sur l'effet opioïde
recherché, puisqu'il y a un effet plafond. En
revanche, le patient s'expose totalement aux effets
secondaires du Subutex, surtout s'il le mélange avec
d'autres substances. La seule injection de
benzodiazépine (Rohypnol) en intraveineuse ou
l'absorption de fortes doses d'alcool font courir un risque
de dépression respiratoire important.
Le traitement de substitution a-t-il changé le
regard sur l'usage d'héroïne?
La substitution a permis de ne plus considérer
l'usage de l'héroïne comme une intoxication
à un produit qu'il suffisait d'arrêter pour
aller mieux. Alors que la réalité biologique
se rapproche plus de modèles comme la maladie de
Parkinson: on ne demande pas au parkinsonien de faire appel
à sa volonté pour ne plus trembler, on lui
prescrit de la dopamine à prendre tous les jours. Au
début, cette conception dynamique du traitement a
été difficile à faire passer chez les
médecins et surtout chez les usagers, pour qui la
guérison c'était le sevrage complet. La seule
chose à éradiquer c'est le mythe de
l'abstinence. Il est le plus souvent inapplicable et
culpabilisant et met en péril le patient en cas de
rechute: c'est quand on a bien nettoyé ces
récepteurs, après un séjour en prison
ou à l'hôpital, que le risque d'overdose est
avéré.
Chez le patient, quelles améliorations
concrètes avez-vous observées?
La substitution a permis de considérer l'usage de
l'héroïne comme automédication de
mauvaise qualité. Le plus dur a été
d'amener une légèreté face à des
gens qui ont pris des substances psychoactives pour
anesthésier leur souffrance et leur pensée, ne
pas déployer trop brutalement leur imaginaire. Il
était plus facile pour eux de trouver un dealer qu'un
bon médecin. On essaie de leur dire: il est possible
de se passer de l'héroïne avec de l'aide
médico-sociale et un traitement à long terme,
voire à vie. La substitution permet de sortir de la
croisade du «rien prendre». A ce combat
«surmoïque» qui les occupaient 24 heures sur
24, succèdent les 30 secondes nécessaires pour
avaler un médicament et passer une journée de
qualité. Leur dose de stress et d'inconfort quotidien
diminue, si bien que parfois ils en oublient de prendre leur
Subutex! Ils sont encore dans la dépendance physique,
mais plus dans l'addiction. Il reste cependant beaucoup de
travail à faire pour déculpabiliser ces
patients et éduquer leur famille. La plupart ne
considéreront leur parent comme guéri que
lorsqu'il ne prendra plus rien, même s'il a
retrouvé du travail et un logement. Alors qu'il
s'agit bien d'un médicament et pas d'une drogue.
«Un jour, un ex-dealer m'a parlé
d'un supermédecin»
Dans le cabinet du docteur Dary, deux
patients évoquent l'enfer avant le Subutex.
Par MATTHIEU ÉCOIFFIER

JERÔME BONNET
Le docteur Martine Dary : «Trouver
la
bonne posologie prend une année.»
Dans la salle d'attente, rien ne distingue les
«substitués» des autres malades de Martine
Dary, médecin à Paris. Nicolas, jeune homme
encravaté, attend sa prescription de Subutex. Louise
aussi, venue avec son bébé. Dans son bureau,
Martine a les yeux qui écoutent, les gestes qui
examinent. Et les mots qui rassurent. Sinon, le Subutex ne
serait qu'un produit de plus pour ces habitués des
produits. Ce qu'ils viennent chercher chez Martine
«c'est le facteur personnel», explique Nicolas.
Secret. Ce jour-là, ce grand gaillard nerveux de
25 ans a des frissons dans la gorge. «Je me suis mis
sous antibiotiques, un Clamoxyl une fois par jour»,
annonce-t-il. «Mais tu fais 80 kilos, c'est pas la
bonne dose, si tu veux t'autoprescrire, fais-le bien»,
ironise le médecin. A 17 ans, Nicolas fait du
«biz (ness) de shit» au lycée. Un copain
lui «démystifie» l'héroïne.
Commencent des années de «lignes et
d'hallus» en «quantités faramineuses».
Nicolas, dont les parents, professeur et cadre, sont
divorcés, dérive de Rennes à
Montpellier. «Il y avait des centres
spécialisés, mais je m'y suis toujours
refusé. Un toxicomane revend toujours une partie de
ses produits dans l'illégalité et on se dit
que, dans ces institutions, on sera repéré,
surveillé, étiqueté.» Il y a deux
ans, Nicolas arrête l'héroïne seul, fait
le tour des généralistes. Avec eux, «tu
te fonds dans la masse et il y a le secret
professionnel».
Reste à trouver le bon. «Je me retrouvais
face à un médecin mal à l'aise. Il
avait un patient complètement calé
(drogué, ndlr) et il ne l'avait pas
décelé.» Nicolas accumule un stock de
Subutex et s'en fait des lignes, boit de l'alcool. Replonge
après un voyage à «Dam» (Amsterdam).
Au retour, sa copine le quitte, sa grand-mère
l'abrite. Un psychologue du Centre Monte-Christo lui parle
alors de Martine Dary. C'est elle qui va chercher avec lui
la bonne dose de Subutex. «L'essentiel est de bien
cibler tous les sites récepteurs aux opiacés.
Je revois le patient quarante-huit heures après la
première prise et je réajuste. Un
symptôme de manque indique un dosage insuffisant, une
migraine, une surdose. Trouver la bonne posologie prend une
année. Un patient infecté par le virus de
l'hépatite C au métabolisme du foie plus
rapide nécessitera par exemple deux prises par
jour», explique le médecin.
Vie haïe. Nicolas trouve ensuite un boulot de
commercial. Retrouve sa libido après deux ans
d'impuissance. «Sauf que, le premier mois,
j'éjaculais trop vite. Martine m'a dit que
c'était psychologique et pas dû au
traitement.» Un effet secondaire le gêne encore:
il est trempé de sueur au moindre effort physique.
Sur sa lucidité retrouvée qui le cogne encore
plus qu'avant, Nicolas travaille avec le psychanalyste.
«J'ai traîné avec des bourgeois, des
clubbers, des taulards. Pour finir commercial en
costard-cravate et détester la vie que je mène
aujourd'hui», lâche-t-il.
«Louise était à l'héroïne,
à la rue. Je l'ai hébergée chez moi
pendant un mois. Elle a un boulot, un mari, un enfant. Et
elle a totalement arrêté», raconte Martine
Dary, le médecin. Sa patiente, 31 ans, qui est venue
pour faire examiner des rougeurs sur les fesses de son
bébé, confirme: «J'ai voulu me
séparer du Subutex par souci d'indépendance
par rapport à l'Etat, à mon médecin, au
gros groupe pharmaceutique derrière. Je me suis dit:
"Fuck the system", j'ai décroché.»
Martine lui a prescrit pendant un an du Dicodun, un
analgésique, en guise de substitut au Subutex.
«Parfois, les patients nous reprochent de les
entretenir dans cette thérapie. Je ne vais jamais
contre eux. On leur fait donc un programme d'arrêt
symbolique. Mais la plupart du temps, ça ne marche
pas», explique-t-elle. «Il serait souhaitable que
la méthadone prescrite dans les centres
spécialisés puisse être manipulée
par le généraliste en ville. Parfois le
Subutex n'est pas assez incisif.» Jongler avec ces deux
produits permet, selon le médecin, de stabiliser le
patient après une rechute «ou quand il y un
alcoolisme qui se surajoute au Subutex».
Pour Louise, la drogue était, au départ,
une expérience «postpunk».
«J'étais une ado rebelle
génération Berrurier noir, libertaire,
anarcho-communiste.» Et en conflit ouvert avec ses
parents, qu'elle trouve «complètement
cons». En 1989, elle s'éprend d'un jeune
bourgeois versaillais, fasciné par Antonin Artaud. Le
suit dans «ses plans dope à 800 francs le
gramme», trois grammes par jour. Son copain,
dénoncé à la police, écope de
trois mois de prison et 3 millions de francs d'amende pour
usage et trafic, sans contrainte par corps.
A la sortie du tribunal, ils s'enfuient tous les deux aux
Etats-Unis. Peintre, Louise vend ses toiles et se
défonce. Pas besoin d'aller dans le ghetto, il suffit
de biper le dealer. «30 shoots de coke en 24 heures, du
crack, du Crystal meth (amphétamines, ndlr),
scotchée à sa chaise.» Ils ouvrent un
club de jazz à San Francisco. «On devenait fous,
j'ai vu la mort plusieurs fois.»
Incarcérée dix jours dans un
pénitencier où des femmes à moustache
se rasent tous les matins, Louise habite plus tard dans une
cave. «Un jour, j'ai vu un type se faire arracher la
tête par un Magnum dans une épicerie. Je suis
rentrée à Paris, je pesais 42 kilos.»
«Système de mort». Un ancien dealer lui
recommande un «supermédecin». «Au
début, Martine m'engueulait quand je shootais le
Subutex. J'avais l'impression de continuer à me
droguer.» Mais l'effet opère. «Avec l'effet
bloqueur, pas la peine de prendre de la dope en plus, tu ne
la sens pas. Plus besoin de trouver l'argent pour le dealer.
Tu sors de ce système de mort.» Martine actionne
son réseau: Alain le pharmacien compréhensif,
l'assistante sociale, le centre d'hébergement du Nid.
Et puis l'équipe «hypersympa» de la
maternité des Bries. «Le traitement de
substitution ne pose aucun problème pour l'embryon.
Il faut juste faire un sevrage de l'enfant à la
naissance.» A ses côtés, le
bébé de Louise n'arrête pas de faire des
grands sourires.
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