Drogue : les vertus du modèle français de substitution

Chute des overdoses, resociabilisation des toxicomanes... Le Subutex fait des miracles.

 

Par MATTHIEU ÉCOIFFIER, Libération du 28 novembre 2000

Un rapport de l'Inserm pour évaluer la mise à disposition du Subutex.

L'Association Nationale des Intervenants en Toxicomanie (ANIT).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

«Un jour, j'ai vu un type se faire arracher la tête par un Magnum dans une épicerie. Je suis rentrée à Paris, je pesais 42 kilos.»

Louise

 

 

On le savait, le Subutex, traitement de substitution à l'héroïne, améliore la santé des usagers d'opiacés. En cinq ans le nombre de morts liées à une overdose d'héroïne a chuté de 80 %, selon le ministère de l'Intérieur. Et la consommation d'héroïne a diminué. Depuis février 1996, la France est le seul pays où la buprénorphine, molécule brevetée et commercialisée par le laboratoire Shering Plough sous le nom de Subutex (1), est délivrée sur ordonnance du médecin de ville. Et non pas dans des centres de soins spécialisés. Cette politique de prévention contre les risques liés à la transmission du sida et de l'hépatite par injection a dépassé ses objectifs de santé publique. Sur une population d'environ 150 000 héroïnomanes, 70 000 sont aujourd'hui sous Subutex. Une étude, que Libération dévoile, mesure pour la première fois les gains que ces patients enregistrent dans leur vie sociale selon leur profil. «On sait pour qui, comment, pourquoi et dans quel contexte le traitement marche ou pas», explique Sibel Bilal, responsable de cette étude.

 

Menée par l'association Santé Promotion Conseil Insertion (SPCI) auprès de 665 patients dans trois régions - Paris, Alsace et Aquitaine -, cette enquête a été réalisée entre avril 1999 et mai 2000, à partir de questionnaires. Il s'agit, pour les trois quarts, d'hommes, âgés de 35 ans en moyenne. Les gains concernent tous les secteurs de la vie sociale. Et ne sont pas négligeables. Même s'ils diminuent quand il y a par ailleurs de la précarité sociale, des troubles psychologiques, et une ancienneté dans la toxicomanie.

 

Plus la thérapie dure, plus le substitué renoue des contacts hors du monde de la toxicomanie: «70 % après la première année de traitement et 80 % après la seconde année ont maintenu ou acquis des contacts avec des personnes - amis ou famille - n'ayant pas de problème avec l'alcool ou la drogue.» Une portion non négligeable cesse de dealer: 19,2 % déclarent des revenus provenant du deal et/ou de la manche avant le traitement, 4 % lors de l'enquête.

 

«Ce travail montre que même les toxicomanes de 30/35 ans qui appartiennent à la génération sacrifiée de l'emploi peuvent améliorer leur situation professionnelle, malgré le handicap lié à leur dépendance», explique France Lert, chercheur à l'Inserm. Ainsi, «sur 187 personnes (au chômage depuis plus de douze mois), 100 ont retrouvé un travail».

 

Idem pour les 50 % de personnes qui touchaient le RMI et vivent désormais des ressources d'un travail. «Le traitement de substitution améliore la vie sociale des usagers, même pour les personnes en grande difficulté. Néanmoins, ce public nécessite un accompagnement psychosocial plus pointu. Actuellement, ces "substitués" sont pris en charge médicalement par la Sécu, mais socialement et psychologiquement?», interroge Sibel Bilal.

 

(1) Le Subutex, morphinique «agoniste partiel», vient occuper les récepteurs auparavant stimulés par l'héroïne. Il prévient la sensation de manque sans entraîner de «flash».

 

Le docteur Lowenstein de l'hôpital Laennec :

«Avec le Subutex, ça roule tout seul et ça change des vies»

 

Recueilli par M.E.

 

Le docteur William Lowenstein, directeur du service de médecine des addictions, au Centre Monte-Cristo de l'hôpital Laennec à Paris, revient sur la «révolution» du Subutex et dénonce le mythe de l'abstinence.

 

Quel bilan faites-vous du Subutex?

 

Parmi les 70 000 patients traités par le Subutex le bilan varie selon deux types de populations. Il y a d'abord les gens qui n'attendaient que le coup de pouce de la substitution pour sortir du chaos. Leur attente dépassait le seul objectif de ne plus être en manque. Avec un bon suivi du généraliste, des doses adaptées, un pharmacien accueillant, ça roule tout seul et transforme des vies. Pour ces patients-là, environ 80 % de la cohorte, les résultats sont spectaculaires. Leur état s'améliore, avec une réduction des risques en termes de santé individuelle et de rapports sociaux. C'est un véritable gain de santé publique. Et puis il y a 15 à 20 % de mesusage du Subutex, qui touche une population en situation d'errance et de précarité plus grande. Pour certains, une prescription de méthadone (voir de sulfates de morphine) serait plus efficace, mais le système français favorise la prescription de Subutex. Il faut continuer à travailler avec ces patients, qui ne vont pas toujours bien, en créant d'autres modes de prise en charge, notamment via une médecine de quartier, une santé communautaire.

 

On a évoqué des cas d'overdose au Subutex?

 

Sur la trentaine de cas d'overdose rapportés, 29 étaient liés à un polyusage intensif. Prendre cinq comprimés de Subutex d'un coup n'apportera pas plus sur l'effet opioïde recherché, puisqu'il y a un effet plafond. En revanche, le patient s'expose totalement aux effets secondaires du Subutex, surtout s'il le mélange avec d'autres substances. La seule injection de benzodiazépine (Rohypnol) en intraveineuse ou l'absorption de fortes doses d'alcool font courir un risque de dépression respiratoire important.

 

Le traitement de substitution a-t-il changé le regard sur l'usage d'héroïne?

 

La substitution a permis de ne plus considérer l'usage de l'héroïne comme une intoxication à un produit qu'il suffisait d'arrêter pour aller mieux. Alors que la réalité biologique se rapproche plus de modèles comme la maladie de Parkinson: on ne demande pas au parkinsonien de faire appel à sa volonté pour ne plus trembler, on lui prescrit de la dopamine à prendre tous les jours. Au début, cette conception dynamique du traitement a été difficile à faire passer chez les médecins et surtout chez les usagers, pour qui la guérison c'était le sevrage complet. La seule chose à éradiquer c'est le mythe de l'abstinence. Il est le plus souvent inapplicable et culpabilisant et met en péril le patient en cas de rechute: c'est quand on a bien nettoyé ces récepteurs, après un séjour en prison ou à l'hôpital, que le risque d'overdose est avéré.

 

Chez le patient, quelles améliorations concrètes avez-vous observées?

 

La substitution a permis de considérer l'usage de l'héroïne comme automédication de mauvaise qualité. Le plus dur a été d'amener une légèreté face à des gens qui ont pris des substances psychoactives pour anesthésier leur souffrance et leur pensée, ne pas déployer trop brutalement leur imaginaire. Il était plus facile pour eux de trouver un dealer qu'un bon médecin. On essaie de leur dire: il est possible de se passer de l'héroïne avec de l'aide médico-sociale et un traitement à long terme, voire à vie. La substitution permet de sortir de la croisade du «rien prendre». A ce combat «surmoïque» qui les occupaient 24 heures sur 24, succèdent les 30 secondes nécessaires pour avaler un médicament et passer une journée de qualité. Leur dose de stress et d'inconfort quotidien diminue, si bien que parfois ils en oublient de prendre leur Subutex! Ils sont encore dans la dépendance physique, mais plus dans l'addiction. Il reste cependant beaucoup de travail à faire pour déculpabiliser ces patients et éduquer leur famille. La plupart ne considéreront leur parent comme guéri que lorsqu'il ne prendra plus rien, même s'il a retrouvé du travail et un logement. Alors qu'il s'agit bien d'un médicament et pas d'une drogue.

 

«Un jour, un ex-dealer m'a parlé d'un supermédecin»

 

Dans le cabinet du docteur Dary, deux patients évoquent l'enfer avant le Subutex.

 

Par MATTHIEU ÉCOIFFIER

 

JERÔME BONNET

Le docteur Martine Dary : «Trouver la

bonne posologie prend une année.»

 

Dans la salle d'attente, rien ne distingue les «substitués» des autres malades de Martine Dary, médecin à Paris. Nicolas, jeune homme encravaté, attend sa prescription de Subutex. Louise aussi, venue avec son bébé. Dans son bureau, Martine a les yeux qui écoutent, les gestes qui examinent. Et les mots qui rassurent. Sinon, le Subutex ne serait qu'un produit de plus pour ces habitués des produits. Ce qu'ils viennent chercher chez Martine «c'est le facteur personnel», explique Nicolas.

 

Secret. Ce jour-là, ce grand gaillard nerveux de 25 ans a des frissons dans la gorge. «Je me suis mis sous antibiotiques, un Clamoxyl une fois par jour», annonce-t-il. «Mais tu fais 80 kilos, c'est pas la bonne dose, si tu veux t'autoprescrire, fais-le bien», ironise le médecin. A 17 ans, Nicolas fait du «biz (ness) de shit» au lycée. Un copain lui «démystifie» l'héroïne. Commencent des années de «lignes et d'hallus» en «quantités faramineuses». Nicolas, dont les parents, professeur et cadre, sont divorcés, dérive de Rennes à Montpellier. «Il y avait des centres spécialisés, mais je m'y suis toujours refusé. Un toxicomane revend toujours une partie de ses produits dans l'illégalité et on se dit que, dans ces institutions, on sera repéré, surveillé, étiqueté.» Il y a deux ans, Nicolas arrête l'héroïne seul, fait le tour des généralistes. Avec eux, «tu te fonds dans la masse et il y a le secret professionnel».

 

Reste à trouver le bon. «Je me retrouvais face à un médecin mal à l'aise. Il avait un patient complètement calé (drogué, ndlr) et il ne l'avait pas décelé.» Nicolas accumule un stock de Subutex et s'en fait des lignes, boit de l'alcool. Replonge après un voyage à «Dam» (Amsterdam).

 

Au retour, sa copine le quitte, sa grand-mère l'abrite. Un psychologue du Centre Monte-Christo lui parle alors de Martine Dary. C'est elle qui va chercher avec lui la bonne dose de Subutex. «L'essentiel est de bien cibler tous les sites récepteurs aux opiacés. Je revois le patient quarante-huit heures après la première prise et je réajuste. Un symptôme de manque indique un dosage insuffisant, une migraine, une surdose. Trouver la bonne posologie prend une année. Un patient infecté par le virus de l'hépatite C au métabolisme du foie plus rapide nécessitera par exemple deux prises par jour», explique le médecin.

 

Vie haïe. Nicolas trouve ensuite un boulot de commercial. Retrouve sa libido après deux ans d'impuissance. «Sauf que, le premier mois, j'éjaculais trop vite. Martine m'a dit que c'était psychologique et pas dû au traitement.» Un effet secondaire le gêne encore: il est trempé de sueur au moindre effort physique. Sur sa lucidité retrouvée qui le cogne encore plus qu'avant, Nicolas travaille avec le psychanalyste. «J'ai traîné avec des bourgeois, des clubbers, des taulards. Pour finir commercial en costard-cravate et détester la vie que je mène aujourd'hui», lâche-t-il.

 

«Louise était à l'héroïne, à la rue. Je l'ai hébergée chez moi pendant un mois. Elle a un boulot, un mari, un enfant. Et elle a totalement arrêté», raconte Martine Dary, le médecin. Sa patiente, 31 ans, qui est venue pour faire examiner des rougeurs sur les fesses de son bébé, confirme: «J'ai voulu me séparer du Subutex par souci d'indépendance par rapport à l'Etat, à mon médecin, au gros groupe pharmaceutique derrière. Je me suis dit: "Fuck the system", j'ai décroché.»

 

Martine lui a prescrit pendant un an du Dicodun, un analgésique, en guise de substitut au Subutex. «Parfois, les patients nous reprochent de les entretenir dans cette thérapie. Je ne vais jamais contre eux. On leur fait donc un programme d'arrêt symbolique. Mais la plupart du temps, ça ne marche pas», explique-t-elle. «Il serait souhaitable que la méthadone prescrite dans les centres spécialisés puisse être manipulée par le généraliste en ville. Parfois le Subutex n'est pas assez incisif.» Jongler avec ces deux produits permet, selon le médecin, de stabiliser le patient après une rechute «ou quand il y un alcoolisme qui se surajoute au Subutex».

 

Pour Louise, la drogue était, au départ, une expérience «postpunk». «J'étais une ado rebelle génération Berrurier noir, libertaire, anarcho-communiste.» Et en conflit ouvert avec ses parents, qu'elle trouve «complètement cons». En 1989, elle s'éprend d'un jeune bourgeois versaillais, fasciné par Antonin Artaud. Le suit dans «ses plans dope à 800 francs le gramme», trois grammes par jour. Son copain, dénoncé à la police, écope de trois mois de prison et 3 millions de francs d'amende pour usage et trafic, sans contrainte par corps.

 

A la sortie du tribunal, ils s'enfuient tous les deux aux Etats-Unis. Peintre, Louise vend ses toiles et se défonce. Pas besoin d'aller dans le ghetto, il suffit de biper le dealer. «30 shoots de coke en 24 heures, du crack, du Crystal meth (amphétamines, ndlr), scotchée à sa chaise.» Ils ouvrent un club de jazz à San Francisco. «On devenait fous, j'ai vu la mort plusieurs fois.» Incarcérée dix jours dans un pénitencier où des femmes à moustache se rasent tous les matins, Louise habite plus tard dans une cave. «Un jour, j'ai vu un type se faire arracher la tête par un Magnum dans une épicerie. Je suis rentrée à Paris, je pesais 42 kilos.»

 

«Système de mort». Un ancien dealer lui recommande un «supermédecin». «Au début, Martine m'engueulait quand je shootais le Subutex. J'avais l'impression de continuer à me droguer.» Mais l'effet opère. «Avec l'effet bloqueur, pas la peine de prendre de la dope en plus, tu ne la sens pas. Plus besoin de trouver l'argent pour le dealer. Tu sors de ce système de mort.» Martine actionne son réseau: Alain le pharmacien compréhensif, l'assistante sociale, le centre d'hébergement du Nid. Et puis l'équipe «hypersympa» de la maternité des Bries. «Le traitement de substitution ne pose aucun problème pour l'embryon. Il faut juste faire un sevrage de l'enfant à la naissance.» A ses côtés, le bébé de Louise n'arrête pas de faire des grands sourires.

 

 

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