Libération

WEEK-END, samedi 29 mars 2003, p. 40, 41

Rencontre

Alain Labrousse, universitaire, dénonce les hypocrisies de la lutte internationale contre la drogue.

 

Un expert

Ancien professeur de lettres en Amérique latine, Alain Labrousse est devenu le spécialiste français du trafic international. Il publie en 1986 Coca Coke (La Découverte), fonde l'Observatoire géopolitique des drogues (OGD) avant de rejoindre, jusqu'en 2002, l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Depuis il est l'un des animateurs de l'Observatoire de géopolitique de la criminalité internationale (OGCI, université de Liège). Aidé de 70 experts dans une centaine de pays, il vient de publier le premier Dictionnaire géopolitique des drogues (De boeck - 2002).

Interviewé par Matthieu ECOIFFIER.

 

« Le trafic de drogue joue un rôle dans la majorité des conflits locaux »

 

Selon un tout récent rapport du département d'Etat américain, la drogue est de plus en plus impliquée dans les conflits nationaux et internationaux. Il ne mentionne pas l'Irak. La guerre aura-t-elle un impact sur les réseaux de drogues qui opèrent au Moyen-Orient ?

 

L'Irak est sur l'une des routes de l'héroïne et du haschisch afghans. Selon les autorités de Téhéran, après avoir transité par les provinces désertiques du centre de l'Irak, ces drogues sont acheminées vers l'un des petits ports qui jalonnent le golfe Persique pour être embarquées à destination notamment de l'Irak. Une route terrestre conduit également les drogues en Irak à partir d'Ispahan. La guerre mettra vraisemblablement fin à ces trafics certes limités mais devenus trop risqués. En revanche, si les contingents américains et anglais devaient occuper l'Irak pour une longue durée, ce que l'on avait observé en 1991 pourrait se reproduire : des réseaux de drogues pakistanais s'étaient mis en place pour approvisionner les soldats stationnés au Koweït et désoeuvrés. D'une telle ampleur que l'administration américaine avait dû intervenir auprès du Premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif, pour qu'il les réprime. On a même vu des chars libanais de la coalition arriver bourrés de haschich au lieu des munitions.

 

Plus globalement, pourquoi la drogue intervient-elle dans les conflits ?

 

Pendant la guerre froide, les grandes puissances qui ne pouvaient s'affronter directement à cause de la dissuasion nucléaire, avançaient leurs pions dans le tiers-monde. Après la chute du mur de Berlin, elles ont arrêté de financer ces conflits locaux. Mais les causes de ces conflits - ethniques, nationales - n'ont pas disparu, et les belligérants ont dû trouver des ressources propres, notamment dans les drogues. D'où une certaine démocratisation du trafic qui intervient de plus en plus dans les conflits locaux. Depuis le début des années 90, la drogue joue un rôle, à des degrés divers, dans une trentaine de conflits sur les quarante qui se sont déroulés à travers le monde. Soit elle contribue à leur financement comme en Afghanistan ou en Colombie, soit, particulièrement en Afrique, elle sert à mettre en condition les soldats en les dopant avant les combats. La drogue joue également un rôle dans les relations entre pays. Les cultures de coca et la production de cocaïne sont, par exemple, l'axe essentiel des relations entre Washington et la Bolivie. Ainsi, Evo Morales, le leader des cocaleros (producteurs de coca) qui vient de perdre de justesse les élections présidentielles et d'obtenir une trentaine de députés, a été immédiatement qualifié de «Ben Laden» par l'ambassadeur des Etats-Unis, alors que c'est tout au plus un José Bové indien. En Colombie, la situation est plus complexe. C'est un pays où les guérillas de gauche et les paramilitaires d'extrême droite se financent grâce à l'argent de la drogue. Mais en même temps, la Colombie est un territoire vital pour les Américains pour contrôler le nord de l'Amérique latine et les Caraïbes (ils ont perdu leurs bases militaires au Panama, et le Venezuela de Hugo Chavez leur a interdit le survol de l'espace aérien du pays). D'où le «Plan Colombie» à travers lequel ils fournissent près de deux milliards de dollars d'armement aux forces armées pour combattre les «narcoguérillas».

 

Que pensez-vous de la politique américaine de « War on drugs » (guerre à la drogue) ?

 

Les Etats-Unis avouent eux-mêmes que la drogue est un outil de leur géopolitique. Ainsi, depuis 1986, ils ont mis en place un processus de «décertification», qui consiste à établir chaque année une liste de pays auxquels ils bloquent tous crédits au sein des organismes financiers internationaux s'ils se sont «mal conduits» dans le domaine de la lutte antidrogue. Or, sur la quinzaine de pays qui devraient être sur cette liste, les Etats-Unis n'en conservent chaque fois que quatre ou cinq. Les autres sont exempts de sanctions «dans l'intérêt supérieur des Etats-Unis». Prenons le cas de l'Iran : ce pays s'est trouvé «décertifié» durant presque toutes les années 90, alors qu'il fait d'énormes efforts pour intercepter les convois de trafiquants en provenance d'Afghanistan et que, depuis quinze ans, il a perdu plus de 3 000 hommes dans ces combats. Il a fallu la politique «réformiste» de Khatami pour que l'Iran soit rayé de la liste infamante. Lorsque j'ai demandé à un haut responsable du Département d'Etat pourquoi l'Iran était «décertifié», il m'a répondu sans hésiter : «Parce que c'est un Etat terroriste.» Rien à voir avec la drogue donc. Un exemple a contrario, le Mexique. Bien que beaucoup plus institutionnellement corrompu que la Colombie dans le domaine des drogues, jusqu'aux dernières élections du moins, il n'a jamais été «décertifié», ni menacé de l'être. Dixième puissance mondiale, il joue un rôle fondamental pour les Etats-Unis dans le cadre du marché nord-américain (Alena). Pourtant, alors qu'en Colombie, les narcos mettent en oeuvre une corruption par le bas (à travers les élections locales) pour remonter le plus haut possible, au Mexique c'est l'inverse : durant les deux dernières décennies, les présidents successifs ont accordé des franchises à certains cartels pour leur permettre d'opérer, et en ont réprimé d'autres, en général ceux protégés par leur prédécesseur. Les Etats-Unis ne se sont jamais vraiment attaqués à cette corruption.

 

Les pays européens et la France en particulier ont-ils une politique moins hypocrite, notamment avec le Maroc, leur principal producteur de cannabis ?

 

La France se contente de fermer les yeux. Le haschisch produit au Maroc alimente 90 % de la consommation hexagonale, mais on a fait semblant de ne pas voir l'implication du gouvernement de Hassan II : ce dernier était un ami de la France et des partis politiques français, de gauche comme de droite. Cette cécité volontaire reste un moyen de ne pas déstabiliser un gouvernement menacé par la contamination islamiste. Elle demeure avec Mohammed VI, alors que les productions de cannabis explosent - de 70 000 hectares au milieu des années 90, à plus de 200 000 aujourd'hui. Une politique de l'autruche d'autant plus étonnante venant de partis politiques de droite qui diabolisent le cannabis. Quant aux Marocains, leur excuse est d'affirmer qu'on est sur la voie de la légalisation en Europe, et qu'il faut mettre à profit le marché qui s'ouvre à leur haschisch.

 

Le débat sur l'intégration de la Turquie à l'Union Européenne n'évoque jamais la question de la «drogue»...

 

En effet, pourtant la Turquie est la «Colombie de l'Europe» pour la production d'héroïne. S'il est vrai que l'Afghanistan est producteur de la matière première qui permet de fabriquer 80 % de l'héroïne consommée en Europe, la transformation de la plus grande partie de cette dernière (morphine et opium), s'effectue dans des laboratoires turcs. Il existe en Turquie une «sainte alliance» entre certains partis politiques, des militaires et les trafiquants. En particulier, dans le gouvernement précédent figurait un parti nationaliste d'extrême droite, xénophobe et fortement criminalisé, le MHP, plus connu comme «les Loups gris». Il y détenait une demi-douzaine de portefeuilles, dont celui de ministre de la Défense, le poste de vice-Premier ministre et celui de président de l'Assemblée nationale. Or au moins une demi-douzaine de ses députés étaient des trafiquants d'héroïne notoires, parfois évadés de prisons de plusieurs pays européens. Pourtant, l'Union européenne dans ses négociations avec la Turquie a mis en avant les droits de l'homme mais jamais le problème de la criminalité liée à la drogue.

 

Pour certains pays, la production de drogue n'est-elle pas aussi un outil de développement ?

 

C'est un palliatif au sous-développement. En Afrique subsaharienne, par exemple, on assiste à un développement exponentiel des cultures de cannabis depuis une quinzaine d'années. Alors que l'herbe faisait l'objet d'une consommation traditionnelle jusque-là. Ce phénomène a commencé avec la mise en place des programmes d'ajustements structurels de la Banque mondiale et du FMI et l'effondrement des prix du café, du cacao à la fin des années 80. En Côte-d'Ivoire, des études sérieuses montrent que dans la région de l'Ouest, les profits tirés du cannabis sont investis par les paysans dans le renouvellement des plantations de cacao et de café. Dans un deuxième temps, il est probable qu'elles se substitueront à elles comme cela s'est produit au Pérou ou en Bolivie il y a une vingtaine d'années. Cela dit, le commerce des drogues implique certes des retombées économiques mais dont les effets sont loin de contribuer au développement. Mon ancien collaborateur, Michel Koutouzis, parle à ce propos d'économie «nécrosée». D'abord parce le trafic est géré par des groupes criminels qui ont pour objectif de s'enrichir personnellement. Ensuite beaucoup d'investissements dans l'hôtellerie, les centres de vacances (comme ceux construits par la mafia italienne à Zanzibar) ou même dans des cliniques à Dakar (appartenant à des intérêts libanais), sont utilisés comme façade pour blanchir de l'argent à travers de faux bilans de remplissage, sans aucun souci de rentabilité. Leurs propriétaires peuvent déménager du jour au lendemain en ne laissant que les murs. Lorsque l'Etat prend lui-même la gestion de la drogue, c'est pour financer ses propres dépenses somptuaires ou pour investir dans l'armée, sans se préoccuper du bien-être de sa population.

 

Les talibans ont-ils financé les réseaux Ben Laden en Afghanistan ?

 

Si c'est le cas, c'est à un niveau très modeste. Les taxes perçues par les talibans sur la production d'opium et sa transformation ne rapportaient au mieux, qu'une centaine de millions de dollars, soit la moitié d'un budget dont la plus grande partie était consacrée au financement de la guerre contre l'Alliance du Nord. C'est dérisoire par rapport à ce que pouvait obtenir Ben Laden des riches saoudiens. Al-Qaeda a été davantage financé par le pétrole que par la drogue. D'ailleurs un rapport du ministre des Finances de l'Alliance du Nord affirmait que c'est Ben Laden qui finançait les talibans et non l'inverse. Ce qui contribue à expliquer pourquoi les talibans ont décrété, avec succès, une éradication totale de l'opium en 2000... d'autant que les trafiquants vivaient sur les recettes des deux récoltes records précédentes.

 

Dans le Dictionnaire géopolitique des drogues, vous notez pays par pays les degrés de corruption dans le domaine de la drogue... Quelle est la note de la France ?

 

Tout est relatif, mais on ne peut pas dire que la police d'un pays est corrompue s'il y a eu un ou deux exemples de policiers ou de juges ripoux, comme c'est le cas en France. En revanche, en Espagne, de nombreux juges, hommes politiques ou industriels sont impliqués. Certains hauts gradés de la Garde civile ont financé la lutte contre l'ETA grâce à l'argent de la contrebande et de la drogue. En Espagne, les mafias colombiennes se sont considérablement renforcées depuis deux ou trois ans, au point de se passer aujourd'hui de leurs intermédiaires galiciens. Il s'agit d'organisations intégrées qui importent (éventuellement transforment) la drogue, la distribuent et blanchissent l'argent. A partir de cette base espagnole, les Colombiens sont probablement en train d'essaimer dans le reste de l'Europe, ce qui explique peut-être que l'on ait trouvé récemment en France un laboratoire de transformation de cocaïne.

 

Que pensez-vous de la ligne abolitionniste défendue par les libéraux ?

 

La question de la légalisation des drogues est légitime vu l'échec de la politique de «guerre à la drogue» et les effets pervers qu'elle a provoqués. Pour autant, on peut reprocher aux économistes libéraux de faire des drogues des marchandises comme les autres. Car dans l'Histoire, elles ont posé des problèmes - guerre de l'opium par exemple - même quand elles n'étaient pas interdites. Les libertaires, qui font de la légalisation une panacée, sont aussi à mon avis dans l'erreur. Légaliser entraînerait d'autres effets pervers, comme une hausse temporaire de la consommation. Pour y faire face, il faudrait des Etats responsables, capables d'engager d'importantes campagnes de prévention et de prises en charge : or elles sont déjà insuffisantes aujourd'hui alors que les drogues sont illégales. Des Etats capables aussi de renoncer à la surtaxe de ces produits (pour remplir leurs caisses) car elle entraîne automatiquement un marché noir. La politique française en matière d'alcool (dont la vente dans les stades a été réintroduite subrepticement), en est une belle illustration : une mafia étatique a finalement remplacé l'autre.

 

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