Les stupéfiants voyagent dans le temps et l'espace

 

Par Alain HERTOGHE

La Croix du 10/10/1996 cité dans La Croix du 31/12/1996.

 

 

Un jeune décède d'une overdose d'héroïne dans une petite ville de la province française. Les unités antidrogues d'un pays andin détruisent des champs de coca ou un laboratoire de cocaïne avec l'appui de conseillers américains. Un juge parisien interroge le frère d'un ancien président du tiers monde qui a recyclé de l'argent de la drogue à travers plusieurs banques européennes. La police espagnole saisit une cargaison de haschisch marocain destinée au marché français. Un parrain de la Mafia russe est arrêté en Italie, tandis que le roi de l'opium négocie avec la junte militaire d'un pays d'Asie.

 

Chaque jour, le consommateur de médias se trouve interpellé par l'une ou l'autre de ces informations, éparses, fragmentaires, difficiles à relier entre elles. L'opinion percoit bien que, ces dernières années le thème de la drogue a quitté les seules rubriques de la santé ou des faits divers. Les stupéfiants, que ce soit par le biais de la toxicomanie, du trafic ou du blanchiment de leurs revenus, ont fait irruption dans toutes les sphères: la vie en société, le politique, l'économique... Mais l'avalanche d'informations, loin d'éclairer le citoyen, peut lui donner le sentiment qu'il s'agit d'un combat perdu d'avance contre une hydre invincible.

En publiant le premier atlas mondial du genre (1), l'équipe de l'Observatoire géopolitique des drogues (OGD) a pour ambition de mettre ce dossier à plat - et de le rendre intelligible à tout un chacun - en une centaine de cartes et graphiques.

« Les drogues ne sont pas des produits comme les autres: elles ont existé dans toutes les civilisations, comme enjeu culturel, mercantile et politique, annoncent les auteurs. Elles ont toujours été au centre de la pensée religieuse, médicale et scientifique, mais également des stratégies de pouvoir. »

L'ouvrage démarre sur la répartition mondiale actuelle des cultures des trois plantes - le cannabis, le cocaïer et le pavot - dont sont dérivées les drogues les plus consommées aujourd'hui : le haschisch-marijuana, la cocaïne et l'héroïne. Il nous ramène ensuite à l'origine des psychotropes, dont on retrouve des traces dès le néolithique. Le lecteur suit leur expansion, avec les caravanes des Sumériens, des Grecs, des Égyptiens, des Perses et des Arabes.

Le temps de la colonisation européenne annonce celui du grand commerce marchand.

Les manŠuvres hollandaises, britanniques, françaises pour s'assurer le contrôle des comptoirs commerciaux en Inde et en Chine, par exemple, débouchent sur les deux « guerres de l'opium » du XIXe siècle et la première toxicomanie de masse. Les cartes montrent ensuite comment l'apparition de l'industrie pharmaceutique et les premières décisions de prohibition, au début du siècle suivant, favorisent la prolifération des stupéfiants en Occident avant de les transformer en produits illicites.

Le trafic moderne des drogues est né. Il va prendre les « multiples visages de la criminalité organisée » - Mafias italiennes, cartels colombiens, triades chinoises, yakuzas japonais, etc. - qui provoque, en retour, la « guerre à la drogue » lancée par l'Américain Ronald Reagan dans les années 80. Les paysans du tiers monde en seront, bien injustement et inutilement, les cibles les plus vulnérables.

Avec la fin de la guerre froide, les stupéfiants vont remplacer les superpuissances comme sources de financement des acteurs de nombreux conflits locaux. Des routes commerciales ancestrales et de nouvelles régions - l'ex-URSS entre autres - sont mises à profit par les trafiquants, parfois en complicité avec des Etats fragiles. La géographie des nouvelles drogues de synthèse (parmi lesquelles l'ecstasy) bouleverse la carte mondiale des psychotropes. Plus grave encore, à la fin du XXe siècle, l'économie mondialisée apparaît de plus en plus « accro » à l'argent de la drogue qui pollue les circuits financiers légaux par les petites portes des comptes numérotés et des paradis fiscaux.

 

(1) Atlas mondial des drogues, OGD (coordination : Michel Koutouzis; cartes: Pascale Perez).