La Croix du 26 octobre 1996

Maitriser la santé

Les toxicomanes forcent la médecine à évoluer. La situation des usagers reste critique.

Par le Docteur Rodolphe Ingold, Président de l'association Charonne, directeur scientifique de l'Institut de recherches en épidémiologie de la pharmaco-dépendance (Irep).

 

Les toxicomanes sont-ils traités comme des malades à part entière ? Est posée ici la question du stigmate social attaché à la notion de toxicomanie, et non pas celle de savoir si oui ou non, les dits toxicomanes sont bien ou mal traités. L'existence d'un dispositif spécialisé bien marginalisé, d'interventions soignantes et préventives réalisées par des équipes humanitaires, d'un cadre juridique spécifique sinon d'exception, sont autant de critères laissant penser que notre société a bien du mal à composer avec ces déviants. Elle ne s'en sort, aujourd'hui encore, que par un furieux mélange de mépris, de compassion et de rejet.

Dire, par exemple, que les toxicomanes sont des malades ou, au contraire, qu'ils sont des délinquants ne change rien au fond du problème : ils sont exclus de fait du régime commun. Et cette exclusion se traduit en premier lieu par l'évacuation pure et simple, chez lesdits toxicomanes, de la question de la santé. Voilà bien une problématique qui leur est totalement étrangère, à peine renouvelée par l'avènement du sida. Le dispositif historique de lutte contre la toxicomanie a en effet été posé en dehors de toute préoccupation sanitaire, ceci malgré l'inscription de la loi du 31 décembre 1970 dans le code de la santé publique.

Cette loi a fait voisiner la condamnation de l'usage et du trafic de drogues avec des dispositions sanitaires où les soins n'ont pas été définis. Les soignants s'y sont adaptés comme ils ont pu et les toxicomanes aussi. Un statut social spécifique a été créé, celui de toxicomane. En miroir, le statut d'intervenant en toxicomanie a permis à ces derniers de ne pas se préoccuper des questions de santé pour ce groupe.

Le sida n'a imposé quelques lentes adaptations que du fait de sa dimension de catastrophe - un tiers des usagers touchés à la fin des années 80 -, mais n'a pas été l'occasion d'une réforme sensible du dispositif sanitaire et juridique. Il n'a pas été non plus le signal qui aurait dû permettre de limiter le développement fulgurant des hépatites virales dans ce groupe.

Quelques éléments se sont transformés : côté toxicomanes, la prise de conscience des risques liés au sida, l'adaptation progressive des comportements ; côté réponse sociale, le développement des techniques de substitution et des réseaux ville-hôpital. Mais la situation des usagers reste lourdement critique en termes de relations avec les soins, la maladie et la santé. Ils n'ont accès ni à la santé ni à la maladie. Avoir accès à la maladie signifiant tout d'abord pouvoir être malade et espérer s'en remettre. De là toute l'importance des structures à " bas seuil d'exigence " telles que la Boutique (un lieu d'accueil pour toxicomanes à Paris géré par l'association Charonne) ou l'antenne mobile de Charonne, qui offrent l'opportunité d'une pédagogie préventive et, quand cela est possible, un accompagnement actif vers les structures thérapeutiques.

Les toxicomanes subissent les conséquences les plus dures des années de crise : la dite fracture sociale s'exprime ici autant par l'errance et la misère absolue que par le crack ou le travail sexuel aux portes des hôpitaux. Le sentiment très fort existe, chez eux, d'avoir été abandonnés.

 

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