La politique du tout-répression est un gaspillage des ressources publiques.

Drogue: soigner, c'est économique

Par Pierre Kopp (L' auteur est économiste, et professeur à l'université de Reims.)

Libération du 04/12/97.

 

La question posée par les drogues n'est pas tant de savoir s'il est «mal» de fumer un joint, mais plutôt de démontrer si la collectivité gagne à ce que l'on réprime le trafic et la consommation de drogues. Pour un économiste, le fait que l'Etat intervienne pour régler l'accès aux drogues n'a rien de choquant. Il est parfois impossible de se fier au marché pour régler l'allocation de certaines marchandises. L'Etat doit alors intervenir pour forcer à la consommation des biens auxquels les agents ne consacreraient pas spontanément assez de ressources (vaccinations, assurance, éducation) alors qu'elle est bénéfique pour la collectivité. Il est également logique que la puissance publique freine la consommation de produits dont les inconvénients lui apparaissent plus clairement qu'aux individus.

Afin de justifier l'interdiction d'une substance, il faudrait cependant répondre positivement à deux questions: les caractéristiques pharmacologiques du produit privent-elles les usagers de leur rationalité? La consommation d'une substance donnée engendre-t-elle des dommages qui affectent les tiers? A l'Etat de montrer que le cannabis prive les consommateurs de leur entendement et que les risques qu'ils prennent engendrent des coûts que la collectivité doit assumer pour eux. Sinon, plonger les 2 millions de consommateurs de cannabis dans l'illégalité, n'a pas de fondement rationnel. L'héroïne et les autres drogues dures posent un problème plus complexe. Leurs caractéristiques justifient que l'Etat en limite l'accès ou les interdise. Tout le problème réside dans la difficulté à évaluer les dommages engendrés par ces drogues.

C'est sur ce point que s'affrontent les économistes. Il est vrai, comme l'affirme le prix Nobel, Milton Friedman, que la légalisation de l'héroïne abaisserait son prix et ruinerait les réseaux criminels qui la distribuent. Mais il est aussi exact qu'une baisse du prix s'accompagnerait d'une augmentation de la consommation. La discussion est ainsi vouée à l'échec. Dans le doute, il faut faire avec l'interdiction et calibrer une politique publique destinée à la faire respecter. La loi française punit les trafiquants et les consommateurs, mais prévoit des moyens pour guérir ces derniers. Reste alors à préciser la «policy mix» optimale entre prévention, répression et soins.

Les dommages causés par les drogues n'affectent pas que ceux qui les utilisent. Ce coût social est constitué par l'addition du coût acquitté par les usagers (mortalité, morbidité) et du coût subi par le reste de la société (souffrance des proches, délinquance, dépenses publiques). La bonne politique publique de la drogue est celle qui permet de minimiser ce coût. Ce n'est malheureusement pas celle de notre pays. La politique française vise exclusivement la réduction de la consommation en privilégiant la répression sur les soins. Un tel choix est inefficace, engendre des incohérences et constitue un gaspillage des ressources publiques.

Consacrer 70% des 5 milliards de francs, qui constituent la dépense publique des administrations centrales, à la répression et seulement un peu plus d'un demi-milliard aux traitements, témoigne d'une mauvaise gestion. Un flux convergent d'études américaines, recensées par la «Rand Corporation», souligne (dans les cas des cocaïnomanes, il est vrai) la supériorité évidente des programmes de traitement sur la répression. Il est quatre fois moins cher de provoquer l'arrêt de la consommation de 100000 usagers de la cocaïne en les soignant qu'en les incarcérant. Il est sept fois moins cher de réduire le volume total de la cocaïne consommée aux Etats-Unis par les soins que par la répression! Il est souvent contre-productif d'accentuer la pression policière. Certes, la répression pousse les prix à la hausse et la consommation à la baisse (modérément). Mais de nombreux consommateurs recourront encore plus à la délinquance afin de payer la drogue dont ils ont besoin. Plus grave, ils adopteront des «comportements à risques» (partage des seringues) et la qualité de la drogue diminuera au fil des reventes. Il est absurde de ne pas distinguer les modalités d'usage des drogues.

Consacrer des moyens à inciter les usagers de l'héroïne en injection intraveineuses d'abandonner cette pratique au profit de l'inhalation s'avère l'une des techniques envisageables de prévention des VIH, VHC, VHB. En cherchant à éradiquer la consommation de drogues sans distinguer les différents produits (cannabis, cocaïne et héroïne), la puissance publique se refuse à définir des cibles privilégiées. La réduction du coût social de la drogue constituerait une stratégie infiniment plus efficace. C'est ce coût qu'il convient de diminuer. Chaque mesure devrait être évaluée selon sa capacité à réduire les effets négatifs de la drogue sur la société. Si une politique permet de limiter le montant des dégâts de la drogue, elle doit être retenue, sinon il faut la rejeter. Un tel changement d'approche ramènerait la drogue dans le champ des politiques publiques dépassionnées.

 

© Libération