Les risques de la prohibition

Editorial du Monde du 7/09/1989.

 

 

 

On comprend aisément que le président Bush vienne de déclarer une « mobilisation générale » contre la drogue. Ce fléau constitue bien, pour reprendre son expression, de véritables « sables mouvants » dans lesquels s'enfonce une partie de la société américaine. Trafic et consommation de drogue sont devenus l'activité principale de groupes sociaux défavorisés appartenant pour l'essentiel à des minorités ethniques ; ils contribuent à l'augmentation de la criminalité, à l'approfondissement du fossé qui sépare les nantis des laissés-pour-compte.

On peut cependant s'interroger sur la philosophie du plan de bataille de M. Bush. En bon héritier des puritains, le président considère la drogue comme le mal absolu ; il met donc au premier plan la répression contre les trafiquants, mais aussi contre les consommateurs ; vient ensuite l'aide aux pays d'Amérique latine pour qu'ils tentent de mettre fin à la production de la drogue. L'éducation de l'opinion publique et le traitement des intoxiqués ne sont cités qu'en troisième et quatrième position.

Ce que cherche à imposer M. Bush, c'est la prohibition de toutes les drogues sur le territoire américain. N'est-ce pas une mission impossible ? N'est-il pas temps de réfléchir sur un malheureux précédent, la prohibition de l'alcool en 1919 aux Etats-Unis, qui s'est soldée quatorze ans plus tard par un échec total ? On peut aussi citer la campagne anti-alcoolique de M. Gorbatchev, dont le résultat le plus clair a été de multiplier par dix la production de mauvais alcools clandestins.

Dans une passionnante étude, "The Economist", le célèbre hebdomadaire britannique, avance une thèse qui aurait mérité réflexion, et pas seulement aux Etats-Unis : la prohibition ne peut qu'accroitre le mal, car elle renforce l'intérêt des trafiquants. Ceux-ci sont mus uniquement par l'appât de gains fabuleux. Un renforcement de la législation n'en dissuadera que très peu et ne réglera en rien un problème dont il ne faut pas sous-estimer la dimension économique, qu'il s'agisse des motivations des paysans colombiens, boliviens ou péruviens, des pontes du "cartel de Medellin", des passeurs en tous genres ou des petits dealers des ghettos noirs.

La légalisation de la drogue, son contrôle selon les degrés de nocivité, pourraient-ils briser les ressorts infernaux qui sont à l'origine de la propagation du mal, mieux que les rigueurs de la répression ? L'étude de "The Economist" incite à ne pas l'exclure même si le précédent des Pays-Bas n'est pas entièrement convaincant. La gravité d'un mal qui n'affecte pas que les Etats-Unis devrait en tout cas amener bien des gouvernements à ne pas s'interdire cette piste sans l'avoir étudiée à fond.

 

 

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