Le Figaro du 30 avril 2003

DEBATS ET OPINIONS

Les ravages de la drogue en France et en Europe

Répression ou prohibition ?

 

Béatrice MAJNONI D'INTIGNANO

 

Nicolas Sarkozy envisage de durcir la répression contre les drogues, surtout de l'étendre du vendeur au consommateur. Le débat français sur cette question se déroule toujours sur les plans moral, juridique et répressif. Interdiction d'en évoquer les dimensions économique et mondiale. Or, là réside en grande partie la source du mal. Les produits à risque (tabac, alcool, drogues) sont tous commercialisés par des entreprises ou des mafias organisées, puissantes et internationales.

Selon le statut légal du produit à risque illicite ou licite, les producteurs et les industriels adoptent deux stratégies économiques différentes pour inciter à les y goûter puis à devenir dépendant. Et les pouvoirs publics, eux-mêmes, disposent de deux politiques pour limiter l'accès et les effets néfastes des produits dangereux pour la santé ou la sécurité.

1) Les produits illicites. Leur vente étant interdite comporte des risques : saisies, amendes ou prison. Donc le volume vendu restera limité. L'importateur, le grossiste et le vendeur touchent alors une « prime de risque » qui rend le produit cher et leur apporte un revenu gigantesque comparé au salaire de l'ouvrier ou à l'allocation RMI de l'exclu. Le dealer peut regarder avec commisération le smicard ! Cette différence constitue une puissante incitation pour les jeunes en mal d'école ou de travail et un encouragement pour les mafias qui les exploitent. Les revenus de la drogue nourrissent une bonne partie des banlieues difficiles. Les saisies par la police, de plus en plus importantes, témoignent de l'ampleur du trafic.

L'économiste Gary Becker a explicité les mécanismes de la prohibition. Pour rendre solvable les consommateurs les dealers offrent des doses gratuites à l'adolescent, pour attirer la proie, puis recrutent des adeptes, les poussant à en vendre eux-mêmes dans les lycées et les rave parties. Le premier contact avec la drogue sera gratuit pour initier un futur adepte et le rendre dépendant. Dépendant, il deviendra alors demandeur alors qu'il ne peut financer sa dose ni de ses propres deniers ni par son travail. Ainsi, chaque drogué se trouve-t-il incité à en recruter lui-même quelques autres pour continuer à se droguer à un prix accessible. Un mécanisme de boule de neige classique en économie s'enclenche alors.

Les rave parties sont devenues des supermarchés modernes de la drogue : qui les organiserait sinon les vendeurs ? Au nom de la liberté de notre jeunesse, la société a refusé tout contrôle. Le gouvernement précédent s'est attaqué au matériel musical, symbole de culture et de liberté, sans remonter à la source. Quelle dérision ! Certains abords des sorties de lycées en sont les commerces de détail. On y présente le fait de se droguer comme un rite initiatique d'accès à l'âge adulte ou à l'hédonisme et l'indépendance à l'égard des parents.

Le prix élevé des drogues mine aussi les pays producteurs : Bolivie ou Afghanistan. Les débouchés offerts dans nos pays riches les poussent à produire en masse ces drogues, plus rémunératrices que les classiques produits primaires ou industriels, aux prix volatiles et qui baissent à long terme, dont vivent la plupart des pays en développement. Le producteur de coke sera plus riche que celui de café, de blé ou de jouets ! Lui engrange une partie de la « prime de risque ». Le commerce international de la drogue forme une économie souterraine estimée à 8 % du commerce international, soit autant que celui des automobiles.

2) Les produits licites. Les industriels inversent ici leur stratégie. Ils produisent en masse pour réduire leurs coûts de production, tirant parti des économies d'échelle, puis baissent leur prix de vente pour attirer le client. Exemples : le tabac et l'alcool, les motos et les armes. Offerts à bas prix, ils attirent les adolescents (tabac) ou les classes populaires (alcool en France, armes aux Etats-Unis), au pouvoir d'achat limité, mais qui, devenus dépendants, formeront la clientèle future. Un ballon de rouge coûte deux euros contre trois pour une orange pressée. Belle incitation à préférer l'alcool au jus de fruit ! On offre à bas prix une cigarette ou une boisson alcoolisée forte entre copains ! Altadis (l'ancienne Seita) séduit les jeunes en distribuant ses gadgets « Nuits bleues » dans les soirées pour être à la mode. Un producteur de produits à risques, qui tue, doit en effet toujours renouveler sa clientèle jeune pour compenser les décès des plus âgés !

Que peuvent faire les gouvernements ? Ils limitent la diffusion de ces produits licites en augmentant leur prix par des taxes fiscales. Ils contrent ainsi la stratégie du producteur. Une politique qui présente deux avantages. Primo elle restreint la consommation : depuis la loi Evin de 1991, la hausse forte et durable des prix, qui ont augmenté de 80 % en huit ans, a fait baisser d'un tiers la vente de cigarettes. L'Angleterre applique cette politique depuis trente ans : les cigarettes y sont deux fois plus chères qu'en France. Secundo les recettes fiscales augmentent : les taxes sur le tabac ont doublé depuis 1990.

Toutefois, cette politique a aussi ses effets pervers. L'écart entre le prix à la production et le prix de vente (70 % en France) ou entre les pays (du simple au double entre la France et le Royaume-Uni) incite au commerce parallèle et illégal des cigarettes, pour échapper à l'impôt. Ainsi apparaît un gigantesque trafic de cigarettes en Europe. Elles partent des pays de l'Est, des Balkans ou de paradis fiscaux comme l'Andorre pour être vendues en Angleterre. Les cigarettes au noir atteindraient le quart des ventes anglaises. Ce commerce est alimenté soit par les grands producteurs de cigarettes soit par des producteurs mafieux. La France résiste mieux, (5 % de la consommation au noir) grâce au monopole de la distribution des cigarettes, bon rempart contre ce trafic. Jusqu'à quand ?

L'Europe devra ouvrir les yeux : les prix ou les revenus peuvent inciter aux comportements à risques. Le prix de vente et la stratégie commerciale diffèrent selon qu'il s'agit de produits illicites ou licites. Diffusion sélective à prix dissuasif dans le premier, production de masse et prix attractif dans le second cas. Quel paradoxe : le prix contribue dans les deux cas, mais par des mécanismes différents, à augmenter la clientèle !

Légaliser les drogues douces au moins et fournir les plus dures aux vrais accros gratuitement dans un cadre médical diminuerait peut-être le prosélytisme auprès des jeunes et tarirait les sources de revenus des mafias et des producteurs étrangers. La vraie question est : vaut-il mieux compter sur l'éducation et la raison pour protéger un petit nombre d'individus faibles qui prennent des risques de leur plein gré ? Ou laisser toute une jeunesse à la merci de mafias incitées à faire fortune grâce à la prohibition et continuer à corrompre les pays producteurs pauvres ? On ne trouvera aucune solution sans tenir compte aussi des effets pervers des prix. La politique à l'égard des circuits de vente parallèles et de la diffusion des drogues ne peut faire l'impasse de cette dimension, en général occultée par les partisans comme par les opposants à l'interdiction.

Bien sûr cette réflexion ne suggère aucune solution simple. Mais l'Europe se montre aujourd'hui aussi aveugle vis-à-vis des réalités matérielles des drogues qu'hier vis-à-vis de celles du terrorisme.

 

Professeur d'économie à Paris XII et membre du Conseil d'analyse économique auprès du premier ministre. Dernier ouvrage paru : Santé et économie en Europe, Que sais-je ? 2001.

 

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