Le gouvernement veut supprimer la prison pour usage de drogue

LE MONDE | 28.05.03 | 13h19

L'affaire semble entendue au sein du gouvernement. Fondement de la politique de lutte contre la drogue en France, la loi du 31 décembre 1970, qui punit l'usage simple de stupéfiants d'un an d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende, devrait faire l'objet d'une profonde réforme dans le courant de la législature. Alors que la gauche n'avait jamais osé s'attaquer à ce cadre légal, aujourd'hui inadapté à la réalité de l'usage des stupéfiants, la droite brise un tabou en acceptant de supprimer la peine de prison, une ancienne revendication des associations d'aide aux toxicomanes. Dans l'esprit du gouvernement, cette réforme ne doit cependant en rien aboutir à une dépénalisation : l'équipe de Raffarin souhaite au contraire rendre effective la sanction de l'usage de drogues illicites, et notamment mieux réprimer la consommation de cannabis.

Votée dans les années post-1968, à une époque où l'usage de drogue était souvent synonyme de contestation sociale, la loi du 31 décembre 1970 cherchait à endiguer la consommation croissante d'héroïne au sein de la jeunesse. Outre un important volet réprimant le trafic, elle incriminait, pour la première fois en France, l'usage simple de substances classées comme stupéfiants, sans distinction entre les drogues douces et dures, l'usage en privé et en public, ou l'usage régulier ou occasionnel. Insérée dans le code de la santé publique, la loi de 1970 tentait par ailleurs de concilier les logiques sanitaires et répressives, en considérant l'usager de drogues comme un malade qu'il convient de soigner : à l'issue de son interpellation, un consommateur peut donc se voir offrir par la justice une alternative sanitaire à la peine de prison, sous la forme d'une rencontre avec le réseau soignant.

S'il était novateur à l'époque, ce dispositif apparaît aujourd'hui vieilli, surtout au regard de l'augmentation massive de la consommation de cannabis, apparue dans les années 1990. La loi, qui n'introduit pas de hiérarchie entre les différents produits, est devenue incompréhensible pour les jeunes : la peine d'emprisonnement paraît démesurée pour un simple "pétard".

"NUISIBLE CAR INADAPTÉE"

Surtout, l'Etat fait preuve d'une véritable schizophrénie dans l'application de la loi : si le nombre de personnes interpellées pour usage de drogue - majoritairement des fumeurs de haschich -, n'a cessé d'augmenter ces dernières années (de 29 000 en 1990 à 71 000 en 2001), moins d'un usager sur douze fait en réalité l'objet de poursuites pénales. Cette situation, qui s'apparente à une dépénalisation de fait, n'empêche pas une forte répression au cas par cas : malgré une circulaire, en juin 1999, de l'ancienne ministre de la justice, Elisabeth Guigou, qui recommandait d'éviter l'incarcération, 200 personnes étaient encore détenues, au 1er novembre 2000, pour simple usage.

Ces dernières années, un consensus s'est donc établi, parmi les professionnels de la santé, sur la nécessité de modifier la loi de 1970. L'ancien premier ministre, Lionel Jospin, avait pourtant choisi de s'abstenir de toute réforme, craignant qu'elle puisse être interprétée comme un "feu vert" par les consommateurs et un signe de laxisme politique sur les drogues. Habilement, la droite reprend donc un terrain laissé en friche par la gauche : depuis quelques mois, les ministres du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin ont multiplié les déclarations en faveur d'une révision de la loi pour préparer les esprits. Le premier, Jean-François Mattei, se prononçait dès janvier pour une modification législative, afin de "ne pas rester sur l'idée d'emprisonner les consommateurs de cannabis". Qualifiant la loi de 1970 de "nuisible" car "inadaptée", le ministre de la santé avait ajouté qu'il fallait "adapter les peines, qui ne peuvent être les mêmes pour un trafiquant et pour un consommateur".

" DE FORTES AMENDES"

Les récentes déclarations du ministre de l'intérieur ont ensuite publiquement lancé le débat. Nicolas Sarkozy a en effet affirmé, le 23 avril, devant la commission d'enquête sénatoriale de lutte contre les drogues illicites, qu'il fallait "reconsidérer la loi de 1970, qui a vieilli et n'est manifestement plus adaptée aux réalités". Le ministre préconisait notamment de "gommer -sa- disposition la plus critiquable, la possibilité de prononcer une peine d'emprisonnement à l'encontre de simples usagers". En contrepartie, M. Sarkozy estime "indispensable de prévoir la création d'une échelle de sanctions adaptées qui permette de punir réellement et rapidement" les usagers de stupéfiants, et notamment les "mineurs qui consomment occasionnellement du cannabis".

Cette position est partagée par Xavier Darcos, ministre délégué à l'enseignement scolaire, qui a affiché la lutte contre la drogue dans les établissements scolaires comme "une priorité". M. Darcos milite lui aussi pour une "palette de sanctions plus dissuasives", notamment chez les mineurs susceptibles de dealer dans les collèges et lycées. "Il faut imaginer de fortes amendes pour arriver à dissuader un gamin qui se fait beaucoup d'argent simplement en faisant de la surveillance dans son quartier pour des dealers majeurs", explique-t-on dans l'entourage du ministre délégué. Même au plus haut niveau de l'Etat, la nécessité de la réforme est acquise : "La loi de 1970 a posé les fondations, mais son application doit être évaluée", a déclaré Jacques Chirac, jeudi 22 mai, lors de l'ouverture de la conférence internationale sur "Les routes de la drogue".

La suppression de la peine de prison désormais acquise, reste à imaginer un dispositif alternatif de sanctions. Le but n'est cependant pas d'alléger la répression, mais bien de rendre la sanction plus fréquente qu'aujourd'hui. Le gouvernement, qui n'a pas encore arrêté sa position, multiplie les réunions interministérielles à Matignon : le ministère de la justice y plaide pour que l'usage reste un délit, passible du tribunal correctionnel, mais sanctionné par une amende ; le ministère de l'intérieur penche plutôt pour un système de contraventions, passibles également de l'amende, mais relevant du tribunal de police.

Dans le premier cas, les policiers, s'ils ne pourront plus placer les usagers en garde à vue, pourront toujours effectuer des perquisitions à leur domicile ; dans le second cas, la procédure serait "plus légère et peut-être plus efficace", juge-t-on Place Beauvau. Dans tous les cas de figure, le gouvernement cherche également une palette d'alternatives sanitaires aux poursuites plus adaptées, en réfléchissant par exemple à des stages de sensibilisation aux dangers des différents produits.

En réformant la loi de 1970 pour supprimer la peine de prison, le gouvernement alignerait la France sur ses voisins européens, dont les politiques publiques sont de plus en plus convergentes. Les Pays-Bas, l'Espagne, l'Angleterre, et plus récemment la Belgique, ont en effet renoncé à l'emprisonnement et opté pour une approche plus sanitaire et sociale de la consommation de drogues. Tout en renforçant la répression du trafic, ces pays ont tous mis en place un système d'amendes pour l'usage sur la voie publique ou la détention en petite quantité.

Cécile Prieur

Les sénateurs veulent "réaffirmer l'interdit"

La commission d'enquête sénatoriale sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites, constituée en décembre 2002, devrait rendre ses conclusions le 4 juin. La commission, présidée par Nelly Olin (UMP-Val d'Oise), a achevé ses auditions fin avril après avoir entendu des représentants d'associations, des professionnels de la lutte contre la toxicomanie et la plupart des ministres concernés par le dossier.

Les conclusions de la commission d'enquête devraient être particulièrement fermes. Son rapporteur, Bernard Plasait (UMP-Paris), indique que les sénateurs veulent insister sur "la dangerosité du cannabis" et "réaffirmer l'interdit"qui pèse sur sa consommation. Les sénateurs devraient cependant plaider pour une adaptation du système répressif, en faisant valoir qu'il "faut des réponses parfaitement adaptées, proportionnelles à la faute commise et au comportement de l'usager". "Notre souci n'est ni de diaboliser ni de banaliser, mais de dire la vérité sur le cannabis", affirme M. Plasait.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 29.05.03

 

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Un discours de fermeté partagé par l'ensemble des ministres

LE MONDE | 28.05.03 | 13h19

Quelle politique le gouvernement Raffarin va-t-il mettre en place en matière de drogues ? Un an après la fin du dernier plan triennal de lutte contre les drogues, engagé par le gouvernement Jospin de juin 1999 à juin 2002, les réunions interministérielles se succèdent, depuis avril à Matignon, pour définir une ligne de conduite sur la question de la toxicomanie.

Le gouvernement réfléchit notamment au périmètre d'action et aux futures attributions de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies (MILDT), présidée depuis janvier par le docteur Didier Jayle. La question est délicate : soutenu par une majorité qui compte de fervents partisans d'un discours de fermeté sur les drogues illicites, le gouvernement doit décider s'il souhaite ou non remettre en question les orientations adoptées sous la gauche.

Longtemps marquée par l'immobilisme et la prégnance d'un discours moralisateur, l'approche des pouvoirs publics en matière de drogues a en effet été entièrement revisitée sous le gouvernement Jospin. Inspirée du rapport du pharmacologue Bernard Roques (juin 1998), qui avait bouleversé la classification traditionnelle de dangerosité des drogues, et des travaux d'addictologues comme le professeur Jean-Philippe Parquet, l'ancienne présidente de la MILDT, Nicole Maestracci, avait proposé, en 1999, une "approche globale" des drogues. Il s'agissait de traiter sur un plan unique toutes les substances psycho-actives (alcool, cannabis, cocaïne, ecstasy, héroïne, tabac, médicaments, substances dopantes) en abordant les produits selon leur mode d'action et la dépendance qu'ils entraînent, et non plus en fonction de leur caractère licite ou illicite. Ayant approuvé ces orientations en juin 1999, le gouvernement Jospin avait décidé, pour la première fois en France, d'intégrer l'alcool et le tabac au champ de compétences de la MILDT.

SENSIBILISER LE PUBLIC

Au sein de l'actuel gouvernement, on ne méconnaît pas les acquis de cette politique : la diffusion à 4,5 millions d'exemplaires du guide de la MILDT, Drogues : savoir plus, risquer moins, a permis de vulgariser les données scientifiques tout en sensibilisant le public aux risques spécifiques à chaque produit. Soucieuse de marquer la rupture avec la gauche, l'équipe de Raffarin a cependant décidé de revisiter une à une les bases des orientations précédentes.

Après réflexion, elle a choisi de laisser la MILDT dans le giron de Matignon : la politique de lutte contre les drogues continuera donc à s'élaborer en interministériel, comme c'est le cas depuis 1982. En ce qui concerne le champ de compétences de la mission, et malgré l'offensive du lobby alcoolier en début de législature, Matignon semble décidé à se ranger aux arguments de santé publique : l'alcool et le tabac devraient donc rester dans le champ de la lutte contre les drogues. Mais le gouvernement ne s'interdit pas de différencier drogues licites et illicites. "L'approche globale" de l'équipe de Mme Maestracci &endash; elle-même écartée de la MILDT quelques mois après l'arrivée de Jean-Pierre Raffarin à Matignon &endash; est en effet fortement critiquée à droite. Nombreux sont les membres du gouvernement qui estiment que cette conception a brouillé les repères et contribué à "banaliser" la consommation de cannabis chez les jeunes. A cet égard, Nicolas Sarkozy a été très clair devant la commission d'enquête sénatoriale sur les drogues illicites : "J'estime que retenir le seul critère de la "dépendance" est insuffisant et a conduit à rendre nos messages inaudibles et confus, a déclaré le ministre de l'intérieur, le 23 avril. Certaines substances sont illicites. Il n'y a pas de drogue douce ou de drogue dure. (...) Il y a des drogues interdites parce que toutes les drogues sont nocives."

Ce discours de fermeté est partagé au sein du gouvernement. Sans récuser ouvertement l'approche globale, l'équipe Raffarin s'oriente donc vers un discours plus marqué produit par produit. A Matignon, on explique ainsi que "si l'approche par la dépendance a été fondatrice, elle a intérêt à être complétée par un discours net sur les produits, notamment sur le cannabis". Cette inflexion pourrait cependant être limitée : le ministère de la santé récuse en effet l'approche produit par produit, qui lui paraît "trop simpliste" en raison des polytoxicomanies. Il plaide pour une politique plus centrée sur les comportements : "Il faut se concentrer sur les premiers contacts avec les drogues en réfléchissant aux situations et aux mécanismes psychologiques de prise des produits."

Le débat devrait se poursuivre courant juin. Une réunion de tous les ministres concernés (justice, intérieur, santé, éducation nationale) pourrait parachever le processus avant que Matignon n'arrête un plan d'action pluriannuel, décliné dans une lettre de cadrage fixant ses orientations à la MILDT. Il y a urgence : plus d'un an après l'arrivée du gouvernement Raffarin, le budget de la mission, qui a été réduit, est en partie gelé, et les politiques de prévention, sur le terrain, sont en attente.

C. Pr.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 29.05.03

 

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Cannabis : des dangers psychiques établis, des risques cliniques mineurs

LE MONDE | 28.05.03 | 13h19   •  MIS A JOUR LE 28.05.03 | 15h58

Longtemps vide, le dossier scientifique des effets du cannabis sur la santé s'est étoffé ces toutes dernières années.

Données générales.

En novembre 2001, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) rendait publique une expertise collective de la littérature scientifique sur le cannabis. Elle soulignait les incertitudes scientifiques dues au manque d'études, rendues difficiles par le statut illicite du produit. Parmi les éléments plaidant en faveur d'une dangerosité limitée du produit, l'Inserm retenait que, contrairement à d'autres drogues, licites et illicites, aucun décès n'avait été recensé après intoxication aiguë isolée par le cannabis. De même, notaient les experts, les signes somatiques aigus sont "souvent mineurs et inconstamment ressentis". Enfin, l'altération de certaines performances psychomotrices et cognitives était en général réversible. En matière de dépendance, l'Inserm citait une étude américaine faisant état d'une prévalence "de moins de 5 % en population générale, et proche de 10 % chez les consommateurs".

Santé physique.

A la suite d'une conférence scientifique, le 25 février 2002, à l'initiative commune des ministères de la santé d'Allemagne, de Belgique, de France, des Pays-Bas et de Suisse, un rapport "Cannabis 2002" a dressé un nouvel inventaire des connaissances. "Le cannabis n'a pas d'effet clinique chronique notable sur une partie quelconque de l'organisme humain, exception faite des poumons, mais cela est principalement lié aux effets de combustion plutôt qu'au cannabis lui-même, indique le document. La phase goudronneuse de la fumée de marijuana contient environ 50 % de carcinogènes de plus qu'une quantité comparable de tabac non filtré." Le rapport poursuit : "Il n'y a pas de preuve d'effets chroniques sur le système gastro-intestinal, le système endocrinal ou le système immunitaire. Cependant, le THC -l'un des principaux composants du cannabis- peut provoquer des problèmes cardiaques chez les patients souffrant d'hypertension ou de maladie cardio-vasculaire." Enfin, sans que des conséquences précises aient été établies, le document européen précise que le THC affecterait le f¦tus et qu'il passerait dans le lait maternel.

Santé mentale.

L'expertise de l'Inserm envisageait une "vulnérabilité commune à la schizophrénie et à l'abus de cannabis" et une corrélation entre la consommation "répétée" de cannabis et certains troubles mentaux, sans pouvoir déterminer l'ordre d'antériorité. Pour sa part, réunie le 19 février 2002, l'Académie de médecine dénonçait "les désordres physique, psychique, professionnel et social du cannabis".

Plusieurs études sont venues conforter la thèse d'un lien de causalité entre consommation de cannabis, d'une part, et schizophrénie et dépression, d'autre part (Le Monde du 27 novembre 2002). Selon une étude suédoise, le cannabis accroîtrait, et ce plus sûrement si la dose est importante, le risque de développer une schizophrénie. Des travaux australiens ont montré une relation, là encore proportionnelle à la dose, entre le cannabis et l'anxiété ou la dépression. Une étude, anglo-franco-néerlandaise, publiée en 2002 dans l'American Journal of Epidemiology, établissait que "l'usage de cannabis peut augmenter le risque de troubles psychotiques et entraîner un pronostic médiocre chez les individus ayant une vulnérabilité établie aux psychoses".

Paul Benkimoun

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 29.05.03

 

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