Source : Le Nouvel Observateur Hebdo  N° 1980 - 17/10/2002

La pénalisation du cannabis au volant

 

« La prohibition ne règle rien »

 

En France, de 4 à 5 millions de personnes sont dépendantes de l'alcool et 50000 en meurent chaque année. Pourquoi montrer du doigt une drogue plutôt qu'une autre ?

Le 8 octobre, les députés ont adopté en première lecture une loi qui prévoit des peines de prison pour les conducteurs ayant consommé du cannabis ou des stupéfiants. Dans le même temps, le gouvernement Raffarin a réduit de 12% le budget de la Mildt (Mission interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie) et a remercié sa présidente, Nicole Maestracci, dont l'action était jugée positive par la plupart des spécialistes. Retour au «tout-répressif»? Le point de vue de Philippe Batel, médecin addictologue à l'hôpital Beaujon, à Paris.

 

Le Nouvel Observateur. - Quels commentaires vous inspire la loi sur la drogue au volant ?

Philippe Batel. - Le gouvernement choisit une position basée sur le clivage entre produits licites et illicites. C'est un retour en arrière. Selon cette conception, la dangerosité d'un produit s'évalue à l'aune de la loi : si le cannabis est interdit, c'est qu'il est dangereux. Il suffirait donc d'interdire pour résoudre le problème ? C'est illusoire. La loi sur le cannabis au volant est en l'état pratiquement inapplicable, ne serait-ce que parce qu'il n'existe pas de test rapide équivalent à l'alcootest pour détecter le produit. De toute façon, une politique purement répressive serait inefficace sur les usagers.

N. O. - Pourquoi ?

Ph. Batel. - Parce qu'il existe des sujets qui ne répondent pas à la répression. On le voit bien avec l'alcool, le grand oublié de la politique du nouveau gouvernement. La surconsommation d'alcool est impliquée dans 20% des délits, 50% des crimes et près de 3000 morts par an sur la route. Or les accidents liés à l'alcool sont souvent le fait de sujets dépendants, récidivistes, qui continuent à conduire même après qu'on leur a retiré leur permis. Va-t-on les garder toute leur vie en prison sans leur proposer de soins ?

N. O. - En stigmatisant le cannabis, on se trompe de cible ?

Ph. Batel. - Il ne s'agit pas de nier les risques du cannabis. Par exemple, pour les adolescents, c'est un facteur de déscolarisation important. Mais on ne peut pas baser une politique de santé publique sur le fantasme d'une société sans drogue. L'usage du cannabis est tant répandu que l'on peut le considérer désormais intégré dans notre société. On peut déplorer que la moitié des 15-30 ans expérimente régulièrement ce produit. Ce n'est pas en agitant le chiffon rouge des drogues illicites que l'on changera les comportements dangereux. Et si la priorité numéro un est la sécurité routière, pourquoi ne pas instaurer une « tolérance zéro » vis-à-vis de l'alcool au volant ? Pourquoi ne pas installer des éthylotests dans les cars et les autobus, de sorte que le chauffeur ne puisse démarrer s'il a consommé de l'alcool ? Il y a quelque temps, le ministre de l'Agriculture, Hervé Gaymard, s'exprimant devant les producteurs de vin, s'est déclaré « choqué » par une campagne de prévention routière contre l'alcool au volant... On marche sur la tête !

N. O. - Une politique dictée par le souci des intérêts du lobby alcoolier ?

Ph. Batel. - C'est la version parano. De fait, la stigmatisation du cannabis fait le jeu des alcooliers. Mais au-delà des circonstances récentes notre pays a un problème avec l'alcool. En Grande-Bretagne, un homme qui conduit en état d'ivresse se fait lyncher. Le bon Français, lui, a besoin d'une grosse voiture puissante qui peut rouler à deux fois la vitesse autorisée... Et prendre le volant en ayant bu ne semble pas scandaleux. Interrogé par la presse après l'accident de la princesse Diana, j'ai profondément choqué le public en calculant qu'un chauffeur de corpulence moyenne devait avoir consommé au minimum 15 verres dans les douze heures précédentes pour atteindre une alcoolémie de 1,7 gramme.

N. O. - En somme, les Français ont du mal à regarder la réalité en face ?

Ph. Batel. - Lorsque la presse britannique les montre du doigt en les traitant d'alcooliques, ils réagissent par le déni et la culpabilité. Mon propos n'est pas de diaboliser l'alcool, qui a aussi des effets bénéfiques. Reste qu'il y a en France de 4 à 5 millions de sujets dépendants de l'alcool. Vingt fois plus que de sujets dépendants de l'héroïne. Les conséquences de l'abus d'alcool affectent 10 millions de personnes par an, participent à 10 % de la mortalité globale et coûtent 13,6 milliards d'euros à l'Etat. Ce problème de santé publique n'est pas traité à la hauteur de son importance. Les Français sont les premiers producteurs mondiaux et parmi les premiers consommateurs par tête. Pourtant, les moyens investis dans la recherche sur l'alcool et ses effets sont dramatiquement insuffisants.

N. O. - Cette critique concerne-t-elle uniquement l'alcool ?

Ph. Batel. - Au-delà des gesticulations, on peut craindre que le souci premier du gouvernement ne soit de faire des économies. Le débat sociétal sur les drogues ne peut remplacer une politique de santé publique forte, qui s'appuie sur des études épidémiologiques et des données scientifiques rigoureuses. Les Néerlandais, dont la position libérale a été très critiquée, ne se sont pas contentés d'adopter une attitude ouverte vis-à-vis des drogues, ils ont aussi investi beaucoup d'argent dans la prise en charge des sujets en difficulté. En France, le débat sur la dépénalisation est verrouillé. Qui va proposer de dépénaliser le cannabis dans le contexte actuel ? Mais est-ce le problème ? Quand on compare les pays de l'Union européenne, on n'observe pas de grandes différences entre ceux qui ont dépénalisé et les autres. Le vrai débat n'est pas de savoir s'il faut changer la loi.

N. O. - Quelle serait, selon vous, la bonne politique vis-à-vis des substances psychoactives ?

Ph. Batel. - Encore une fois, l'idée d'une société sans drogue est une illusion dangereuse. Les politiques prohibitionnistes ont toujours été catastrophiques. Celle des Etats-Unis est tristement célèbre pour avoir accru dramatiquement l'insécurité et retardé les effets sanitaires. L'enjeu, c'est d'agir sur les usages, de faire changer les comportements. Et autant que possible à un stade où les conséquences ne sont pas encore trop lourdes. Dans le cas de l'alcool, la prévention doit viser à réduire l'usage nocif le plus précocément possible. D'une manière générale, il s'agit de responsabiliser les usagers. Cela nécessite un discours ouvert, non manichéen. Le clivage entre produits licites et illicites est complètement dépassé. L'approche développée par la Mildt, avec Nicole Maestracci, a consisté à traiter l'ensemble des substances psychoactives, légales ou interdites, dans une problématique commune. Et à s'adresser directement aux usagers, en leur expliquant clairement les risques de tel ou tel produit. Le succès du livret « Drogues : savoir plus, risquer moins », diffusé à 5 millions d'exemplaires, illustre cette démarche. Je pense que c'est la bonne approche, et qu'il faut continuer dans cette voie. Alors que cette action a recueilli l'adhésion de la plupart des spécialistes (soignants, chercheurs et acteurs de la prévention), le gouvernement semble prendre la direction opposée en mettant l'accent sur la répression. Mais, face au trouble que constituent les drogues, il n'y a pas de réponse simple, mécanique. L'option sécuritaire n'est pas crédible.

Propos recueillis par Michel de Pracontal