Globalement négatif : tel est le bilan qu'il faut bien tirer d'un siècle de prohibition des drogues ; un siècle qui commence en 1909 avec la première conférence internationale sur l'opium à Shanghaï pour se terminer par la convention unique sur les stupéfiants de 1988. Dans l'entre-deux la culture de la prohibition est devenue une nature, qu'à l'exception de quelques groupes activistes, nul ne songe à interroger tant elle semble aller de soi.
Car le bilan est globalement négatif sous au moins deux aspects essentiels : la production, le trafic et la consommation de drogues illicites est en augmentation partout dans le monde : cannabis, héroïne, cocaïne à quoi il faut désormais ajouter les drogues de synthèse type ecstasy. Dans le même temps, les sommes consacrées à la prévention et aux soins restent dérisoires en comparaison de celles qui sont dépensées dans le domaine répressif (lutte contre le trafic, poursuite et incarcération de toxicomanes etc). Rien n'illustre plus tragiquement cet échec que l'incapacité de la communauté internationale à limiter la dissémination du VIH parmi les injecteurs de drogues et qui constitue l'un des motifs essentiels de la dynamique de la pandémie. En termes de santé publique, le bilan de la prohibition est très sombre.
Bilan sombre aussi que celui de la mondialisation des productions et des trafics, de l'émergence de mafias puissantes, de narco-Etats, du développement sans frein de la corruption et, au bas de cette pyramide, de l'intrication de misère sociale, de petit trafic, de délinquance et de violence dans des banlieues en déshérence transformées en "zones grises".
Sous ces deux aspects, cruciaux, la prohibition est un échec. Comment expliquer alors qu'elle continue à être l'esprit et la lettre de la plupart des pays du monde et, via la communauté internationale, de l'Organisation des Nations Unies ?
Revenons brièvement aux origines de la prohibition à la fin du XIX° siècle. A cette époque, le Royaume-Uni, après plusieurs guerres de l'opium, a fini par imposer à la Chine le libre accès à son immense marché pour l'opium qu'elle produit massivement dans ses colonies des Indes. Voilà bien pour le mouvement de tempérance américain un ignoble commerce, celui d'une substance qui asservit un peuple et le ruine pour le plus grand bénéfice de la Couronne britannique. Bref, immense paradoxe, c'est au nom des Droits de l'Homme que le mouvement prohibitionniste se manifeste d'abord. L'enfer est pavé de bonnes intentions. Ce sont des "entrepreneurs moraux" souvent représentés par des mouvements féministes comme la célèbre "Women's Christian Temperance" qui réclament des lois pour protéger les jeunes filles, diminuer le temps de travail des ouvriers, abolir l'exploitation des enfants, lutter contre la consommation d'alcool, d'opium, de marijuana ou de cocaïne. La prohibition se présente d'abord au monde comme une idée de progrès.
Mais la prohibition a aussi d'autres racines et qui nous éloignent des Droits de l'Homme. Elles aboutiront aux Etats-Unis à la prohibition de l'alcool (1919-1933) puis à celle de la marijuana (1937). Tout d'abord la féroce bataille pour l'emploi qui poussera les syndicats blancs américains à stigmatiser les minorités ethniques en les associant systématiquement à une drogue qui les rend paresseux ou violents : l'opium pour les chinois, la cocaïne pour les noirs et la marijuana pour les hispanique sans oublier l'alcool des Irlandais et des Italiens. Il y a ensuite la naissance de la presse de caniveau, la "gutter press" qui fait son miel de titres scandaleux et racoleurs : "Ivre de marijuana, il tue ses enfants après les avoir violés".
Comme le notent Anne Coppel et Christian Bachmann dans "Le dragon domestique" : "Une passerelle historique s'établit donc, dans le plus parfait malentendu, entre deux courants qui souhaitent changer le monde, chacun à sa manière. D'un côté, ceux qui redoutent les Chinois, haïssent les Nègres, pourchassent les Chicanos ; en face, les vertueux militants de la tempérance et de l'amour du prochain. Les uns hurlent leur haine, veulent limer les dents et terrasser les factions dangereuses de la société ; les autres rêvent d'élever ces âmes abandonnées sans éducation ni instruction, de les civiliser, de contribuer à leur bien - malgré eux, s'il le faut -, d'extirper les abjections et les péchés, de faire enfin leur Salut. Il n'y a rien de commun entre les lyncheurs du Texas et les dames d'oeuvres de Chicago, ancêtres des assistantes sociales. La conjoncture les réunit, en leur donnant un ennemi commun, les drogues, que tous deux exècrent pareillement. Ils tombent d'accord, l'espace d'un instant, sur la nécessité d'une juste répression".
Arrétons nous sur le bilan que l'on peut tirer de la prohibition de l'alcool aux Etats-Unis. Il reste un modèle en termes d'analyse des coûts et bénéfices et suscite encore bien des polémiques tout à fait actuelles. Pour ses partisans, la prohibition de l'alcool a protégé la majorité de la population et a fait drastiquement chuter les morts chroniques liées à l'alcool : les services de médecin et de psychiatrie se vident progressivement de patients au foie et au cerveau lentement rongés par le toxique. Certes, répondent les adversaires de la prohibition ; mais c'est oublier un peu vite trois grandes conséquences de la prohibition de l'alcool : tout d'abord, les morts aiguës liées à des alcools frelatés et qui annulent largement, en nombre, les bénéfices liés à la diminution de l'alcoolisme chronique. C'est ensuite la constitution à l'échelle du pays tout entier d'un syndicat du crime qui prend possession de ce marché devenu clandestin. C'est enfin la criminalisation et l'incarcération des usagers eux-mêmes livrés à la fréquentation des trafiquants et à une consommation d'autant plus dangereuse qu'elle est désormais secrète.
Le débat ainsi posé peut se résumer ainsi : la prohibition protège une majorité de personnes de la rencontre avec le produit interdit parce qu'il relève du marché clandestin. Ce faisant, elle limite les conséquences liés à la consommation chronique de cette substance si elle était légalement accessible. A l'inverse, elle multiplie les morts aiguës liées à des produits frelatés et permet la constitution d'un marché clandestin, hors de toute forme de contrôle. Ce marché clandestin est pour une bonne part tenu par le crime organisé. Il rend sinon impossible du moins difficile une prévention des dommages auprès d'une population d'usagers devenue elle-même clandestine. Aujourd'hui la prohibition des drogues telles que le cannabis, les dérives opiacés, la coca et la cocaïne, l'ecstasy etc, a les mêmes conséquences que la prohibition de l'alcool mais à l'échelle de la planète. La question centrale est donc celle des coûts et bénéfices.
Deux guerres mondiales plus tard, et qui auront été des moments de grande consommation de toxiques divers parmi lesquels les opiacés durant la première et les amphétamines durant la seconde, la prohibition des drogues semble avoir triomphé. Durant les années 50, leur consommation semble limitée à quelques groupes marginaux. Au moins dans les pays occidentaux, l'immense majorité de la population semble protégée de ces dangereux toxiques.
C'est compter sans la grande vague de consommation qui, sur fond de révolte de la jeunesse, apparait à partir du début des années 60 et de laquelle nous ne sommes pas sortis. Ces trente dernières années semblent ainsi reproduire, mais cette fois à l'échelle internationale, la prohibition américaine de l'alcool. Les productions et les consommations se sont mondialisées. Et le trafic international de drogues illicites représente aujourd'hui l'un des premiers chiffres d'affaires et, asurément, le commerce le plus rentable. Des régions, parfois des pays tout entiers vivent de cette économie clandestine en particulier en Asie du Sud-Est, dans le Croissant d'Or (héroïne) et dans les pays andins (cocaïne) où la violence liée au narco-trafic atteint des proportions effrayantes dans l'indifférence quasi-générale des pays occidentaux. Quand les américains demandent à la Colombien au Pérou, à la Bolivie de lutter plus efficacement contre la production et le trafic de cocaïne, ces derniers répondent : "Que les consommateurs américains cessent, pour leur part, de demander toujours plus de cocaïne !".
A l'autre bout de la chaine, deux phénomènes de grande ampleur finissent par balayer l'image libératrice de la drogue véhiculée par les "sixties" (mais ce sont des conséquences de la prohibition) : tout d'abord la misère sociale, souvent sur fond d'appartenance à une minorité ethnique, vient conjuguer délinquance, désinsertion sociale et petit trafic dans des zones urbaines en déshérence. La face visible de l'usage de drogues, partout dans le monde, a désormais partie liée avec de lourdes vulnérabilités et ce sont les plus pauvres qui en subissent directement ou indirectement les conséquences. Ensuite, l'épidémie de sida vient bouleverser la donne. La transmision du VIH par partage de seringues constitue un puissant vecteur de dissémination à la population générale et l'on constate, y compris dans les pays occidentaux, que les injecteurs de drogues, clandestinisés et marginalisés n'ont accès ni à la prévention ni aux soins. La réduction des risques liés à l'usage de drogues naîtra de cette conjonction et elles constitue, sinon une alternative à la prohibition, du moins à sa version la plus radicale, la "guerre à la drogue" lancée solennellement par Richard Nixon en 1973.
Aujourd'hui se dessine nettement une nouvelle vague de consommation non à partir des traditionnelles plantes à drogues (cannabis, pavot, coca) mais à partir de drogues de synthèse dont l'ecstasy est l'archétype. Une partie de la jeunesse, sur un mode furieusement "revival" se crée une culture syncrétique où le flower power psychédélique des années 60/70 est mâtiné de New Age, de musique techno et de passion pour l'Internet.. Il s'agit le plus souvent de jeunes socialement insérés à cent lieues du junky marginalisé des décennies précédentes.
Dans le même temps la distinction entre drogues licites et illicites devient de plus en plus problématique. La co-consommation d'alcool et de psychotropes légaux (antidépresseurs et neuroleptiques mais surtout hypnotiques et anxiolytiques) est désormais la "défonce du pauvre" en particulier pour des jeunes en situation d'échec ou d'exclusion et à la recherche de sensations fortes ou plus simplement de défonce ("être cassé") tandis que l'usage du cannabis se banalise au point d'apparaître comme une drogues d'ores et déjà domestiquée par une part sans cesse croissante de la population des pays occindentaux.
Enfin, et ce point mériterait un long développement, les usagers socialement insérés commencent à attirer l'attention des sociologues. Ils n'apparaisent ni dans les statistiques de la police ni dans celles des stuctures de soins. Ils ne se limitent plus à quelques milieux branchés et élitistes. Les drogues consommées peuvent l'être dans un but purement récréatif, souvent le week-end ou le soir après le travail. Elles peuvent aussi aider à supporter les contraintes de l'existence : être toujours plus performant, au meilleur de sa forme. La consommation de drogues a désormais partie liée avec ce qui constitue la valeur cardinale de nos sociétés : l'individualisme démocratique, comme le montre de manière convaincante Alain Ehrenberg. Elle a quitté, probablement pour longtemps, la seule dimension de l'altérité menaçante.
Bref, quelles que soient les modalités de l'usage, l'un des échecs les plus nets de la prohibition est bien dans cette augmentation de la consommation de substances psycho-actives qui rend caduc l'un de ses arguments centraux : elle est censée protéger l'immense majorité de la population de la rencontre avec les produits interdits. Dans le même temps les effets contre-productifs ne cessent de s'enfler. La prohibition en cette fin de siècle se trouvera de plus en plus acculée à répondre à la question évoquée plus haut de ses coûts et de ses bénéfices. De subversive et rebelle qu'elle était, pour une part, à ses débuts, la prohibition est devenue l'un des obstacles majeurs à une meilleure gestion des rapports que les sociétés humaines entretiennent avec les drogues.
Car la "culture de la prohibition" ne signifie pas seulement l'interdiction de tel ou tel toxique mais la prééminence absolue, en termes financiers et humains, de la répression sur la prévention et le soin. La prévention elle-même se limite à la diabolisation des drogues, ne faisant aucune distinction entre les produits interdits , les modalités de l'usage (en particulier injecté ou non injecté), les formes de l'usage (usage, abus, dépendance). Le soin lui-même n'est habituellement conçu que sous les espèces du sevrage et de la désintoxication. Seule la menace du sida, et ce uniquement dans les pays occidentaux, a fini par remettre en cause ce modèle.
Cette culture de la prohibition, et c'est probablement un de ses aspects les plus choquants, s'accomode pourtant fort bien d'entorses graves aux principes lorsque les intérêts géo-politiques ou géo-stratégiques sont en jeu : combien de guerres dans lesquelles telle ou telle puissance utilise cyniquement l'argent de la drogue, à commencer par les Américains durant la guerre du Vietnam ou plus récemment au Nicaragua pour armer la "contra" face au régime sandiniste de Managua. Et où a-t-on vu que la France, si critique envers la politique hollandaise en matière de cannabis, ait tancé son allié marocain, pourtant le plus gros producteur de haschisch du monde ?
Pourtant la prohibition a encore de beaux jours devant elle. Une raison majeure à cela : elle se renforce de ses propres échecs. Elle constitue en effet une forme achevée de ce que les sociologues appellent "auto-prophétie réalisatrice" (self fulfilling prophecy). Ainsi, sont systématiquement confondus les dangers des drogues et ceux qui sont liés à leur interdiction : violence du marché clandestin, produits adultérés, dosages erratiques etc. De même, l'usage étant clandestin, seules les consommations les plus dysfonctionnelles, les plus problématiques, les plus destructrices sont visibles tandis que les usagers socialement insérés et qui maîtrisent leur consommation n'apparaissent ni dans les statistiques de la police ni dans celles des structures de soins. Exactement comme si la consommation d'alcool n'était représentée que par les seuls grands alcooliques chroniques. La prohibition a tendance à sélectionner les usages les plus durs des drogues les plus dures, ce qui justifie, a posteriori, sa lutte contre le "fléau".
Essayons donc de clarifier la manière dont se présentent les alternatives possibles à la prohibition. Elles ne résument pas à la dichotomie prohibition/légalisation. Considérons avec Ethan Nadelmann le spectre des politiques réelles puis celui des politiques imaginables. Du côté des politiques réelles, ce spectre va des pratiques les plus répressives, en Chine ou en Iran par exemple où des trafiquants, parfois de simples usagers sont exécutés pour l'exemple en place publique jusqu'à la politique hollandaise ou Suisse par exemple. De ce spectre on peut extraire deux grands blocs : le modèle pur et dur de la "guerre à la drogue" entièrement engagée dans le refus de tout usage (le fameux "just say no !" de Nancy Reagan), invalidant par principe la moindre distinction entre les produits interdits, privilégiant la répression comme seule réponse au fléau, favorisant les législations d'exception, accordant à la prévention et aux soins une part négligeable. A l'autre extrême, mais toujours dans le cadre de la prohibition, se situent les modèles de "prohibition progressiste" bien représentés, on l'a dit, par les politiques hollandaise ou suisse : faible priorité accordée à la répression de l'usage en particulier de cannabis, moyens financiers et humains dans le champ de la prévention et du soin, souci de lever les contradictions les plus flagrantes entre soin et répression etc.
Envisageons maintenant les politiques imaginables du côté de la sortie de la prohibition. On peut distinguer là aussi deux grands blocs : d'abord celui des "légalisateurs pragmatiques" : ils envisagent la sortie de la prohibition par étapes en commencant par une conférence internationale sur la légalisation du cannabis ; ensuite en ouvrant le marché légal non à la cocaïne mais à la feuille de coca par exemple sous la forme des cordiaux type "vin Mariani" qui fleurissaient à la fin du XIX° siècle. Un tel accès de la feuille de coca au marché légal n'aurait pas de conséquences graves en termes de santé publique et permettrait de faire baisser le niveau de violence lié au narco-trafic dans les pays andins. A côté de ces accès légaux sans intermédiaires, les médecins seraient en droit, en s'inspirant du "british system", de prescrire aux toxicomanes les plus dépendants là ou les drogues dont ils ne peuvent se passer. Dans un troisième temps, le statut des drogues récréatives type ecstasy serait examiné. Dans tous les cas la légalisation se ferait produit par produit. Ses conséquences seraient régulièrement évaluées. Les légalisateurs pragmatiques insistent habituellement sur deux points importants : tout d'abord l'alcool et le tabac ne constituent pas de bons exemples d'une légalisation réussie. Ils sont en effet l'objet d'une intense promotion publicitaire et leur accès légal est trop laxiste. Ainsi les alcools ne devraient jamais être vendus avec les aliments mais, au moins pour les alcools de distillation, dans des magasins spécialisés. Plus généralement, l'accès légal à un produit peut être limité dans le temps, dans l'espace et dans les quantités disponibles pour une période donnée. Si cet accès est trop restrictif, on voit réapparaître un marché noir, s'il est trop laxiste on retrouve les inconvénients des politiques en matière de tabac et d'alcool. Une légalisation pragmatique se situerait à égale distance entre ces deux écueils tout en accordant à la santé publique une place prépondérante.
L'autre sensibilité antiprohibitionniste est représentée par ce que les américains appellent les "libertariens". Ses plus éminents représentants sont le prix Nobel d'économie Milton Friedman, le psychiatre Thomas Szasz ou l'homme politique Georges Shultz. Leur position est radicale mais sous deux modalités différentes. Les "libertariens économiques" comme Friedman considèrent la prohibition comme une pure folie, entièrement contre-productive : elle enlève toute possibilité de contrôler un marché entièrement faussé par le prix artificiellement élevé des drogues interdites. En conséquence, bouleversant entièrement les lois du marché, la prohibition favorise le développement d'un immense trafic qui aboutit aux effets exactement contraires aux objectifs qu'elle se fixe. Les libertariens économiques n'ont confiance que dans les lois du marché. À leurs yeux, les drogues sont des marchandises comme les autres et, pour autant qu'elle ne nuise pas à autrui, toute personne est libre d'en consommer. De même, chacun étant libre de faire ce qui l'entend, tout employeur a le droit de refuser d'embaucher une personne qui consommerait tel ou tel produit. Il faut noter qu'une des raisons de l'hostilité de la gauche, tant en Amérique qu'en Europe, à la légalisation des drogues tient au fait qu'elle leur apparaît souvent comme la solution des partisans de l'ultra-libéralisme économique. Une autre sensibilité existe parmi les libertariens, bien représentée par Thomas Szasz. Pour eux, la consommation de drogues relève exclusivement de la sphère privée tant qu'elle ne cause pas de tort à autrui. L'Etat n'a donc en aucune manière à se méler de réglementer de tels usages. Revendiquant "notre droit aux drogues", les libertariens juridiques se réclament de John Stuart Mill qui, dans un texte célèbre, "De la liberté" s'était attaché à définir les domaines dans lesquels la seule liberté des personnes peut s'exercer.
Les légalisateurs pragmatiques partagent certes avec les libertariens beaucoup d'analyses. Ils s'en séparent pourtant sur plusieurs points. Tout d'abord leur objectif n'est pas seulement de formuler des grands principes, aussi valides soient-ils, mais bien de parvenir à changer effectivement des politiques. Ensuite, ils ne partagent pas l'idée des libertariens selon laquelle les drogues sont des marchandises comme les autres. Ils pensent, au contraire, que les substances qui modifient l'activité de l'esprit sont des produits très particuliers qui ne peuvent pas être régulés par la seule main invisible du marché. Enfin, leur souci de la santé publique et des conséquences que pourrait avoir en termes de consommation un accès trop large aux drogues les éloigne des libertariens.
A l'inverse, et malgré leur désaccord sur le statut légal des produits, ce qui n'est certes pas rien, les légalisateurs pragmatiques partagent avec les prohibitionnistes progressistes bien des analyses. On a de bonnes raisons de penser que la sortie de la prohibition, mouvement historique de grande ampleur reposera d'abord sur le dialogue critique entre partisans d'une prohibition intelligente et avocats d'une légalisation prudente. Il en est de la prohibition comme de la soviétologie des années 70 et 80 : nul ne sait comment elle va disparaître. sera-ce dans un grand fracas ou avec une infinie discrétion ? Ses formes les plus outrées ont déjà été condamnées par l'Histoire. Saura-t-elle se livrer à un aggiornamento profond pour perdurer encore quelques siècles ?
A l'heure où l'ONU fête les dix ans de la Convention unique de 1988 et se donne comme objectif l'éradication des plantes à drogues à l'horizon 2008 (!), ce sont les mouvements anti-prohibitionnistes qui portent haut et fort le flambeau de la rebellion.