PAYS-BAS

Plaidoyer pour une gestion à la néerlandaise

Article de De Volkskrant, paru dans Courrier International du 28/03/1996, pp.14-15.

Par Els Borst, Ministre de la Santé, de la Culture et des Sports. Extraits d'un discours prononcé le 21 mars 1996 dans le cadre des débats parlementaires sur l'orientation du gouvernement néerlandais en matière de drogues.

La politique en matière de drogues que nous appliquons depuis les années 70 part du principe que, dans une société ouverte, les drogues sont tout simplement accessibles et que le problème de la consommation est donc un fait. Cette politique a par conséquent pour principal objectif de limiter les risques liés à la consommation, tant pour le consommateur que pour son entourage.

Dès le début, les instruments de cette politique ont été choisis en fonction d'une approche visant aussi bien à réduire la demande que l'offre. Cela a conduit dans la pratique à une coopération constante entre la santé, la justice et les instances chargées de faire respecter l'ordre public.

Si nous mesurons le chemin parcouru depuis vingt ans, voilà ce que nous pouvons constater. Nous avons assisté, à la fin des années 80 et au début des années 90, à une hausse graduelle du nombre de consommateurs de cannabis. Le nombre de toxicomanes consommant des drogues dures semble s'être stabilisé à 0,1-0,2 % de la population. L'âge moyen de ces utilisateurs est exceptionnellement élevé (35-36 ans). L'héroïne, la plus importante des drogues dures, n'intéresse plus les jeunes. Nombre d'indices le montrent.

L'impact des drogues dures sur la santé publique reste limité. Le nombre de décès liés à la consommation de drogues et celui des toxicomanes contaminés par le VIH sont particulièrement bas. Comparés à d'autres pays, les consommateurs de drogues aux Pays-Bas sont, pour une bonne part, raisonnablement intégrés dans la société.

Parallèlement à ces résultats plutôt positifs, il importe de signaler des phénomènes préoccupants. La consommation totale de cannabis n'a certes pas augmenté de manière significative, mais les jeunes se mettent à en consommer plus tôt. De même, nous assistons ces dernières années à une augmentation de la consommation de drogues dites de synthèse, comme l'ecstasy. Pour ce qui est du cannabis, une comparaison avec d'autres pays montre qu'une politique plus répressive ne donne pas de chiffres sensiblement différents. En Suède, en Norvège ou aux Etats-Unis, la consommation a augmenté régulièrement ces dernières années. En acceptant l'existence des coffee-shops, nous n'avons pas abouti à des chiffres supérieurs, en matière de consommation, à ceux des pays qui ne tolèrent pas la vente au détail.

La différence, c'est qu'une politique tolérante évite la marginalisation du consommateur. Nous n'estimons aucunement souhaitable de créer une situation identique à celle d'un certain nombre d'autres pays, où l'on risque de voir entacher son casier judiciaire pour consommation de cannabis, avec toutes les conséquences négatives que cela entraîne. Une politique répressive pousse par ailleurs les consommateurs à se tourner vers les milieux clandestins, avec d'autant plus de risques de passer aux drogues dures. On peut donc conclure qu'une politique axée sur une séparation des marchés, où les coffee-shops jouent un rôle central, est bel et bien efficace.

 

En proportion, la France consacre moins d'argent aux toxicomanes

 

Si, dans notre pays, le nombre de morts parmi ceux qui consomment des drogues dures reste très limité, c'est justement grâce à une politique active orientée sur la distribution de méthadone, l'échange de seringues et un accès aux services de santé plus étendu pour les toxicomanes. Dans des pays qui y consacrent moins d'attention, la situation est plus alarmante. En France, le budget consacré aux traitements des toxicomanes est proportionnellement deux fois moins élevé que celui de notre pays. Or, d'après certaines estimations, la France compte près de deux fois plus de toxicomanes, deux fois plus de personnes contaminées par le VIH et deux fois plus de morts liés à la consommation de drogues. Il n'est donc pas exagéré d'affirmer que notre politique, du moins du point de vue de la santé publique, est efficace, dans le sens où nous sommes parvenus à éviter le pire.

Il importe aussi de relativiser le problème des drogues. Le nombre de décès liés au tabac se chiffre à près de 30 000 chaque année. Les dégâts que provoque l'absorption d'alcool sont tout aussi importants: près de 2 000 morts et 350 000 alcooliques. Le nombre de décès liés à la consommation de drogues se situe aux alentours de 50 par an.

Je ne tiens pas à créer un malentendu, en laissant penser que décourager la consommation de drogues, en particulier chez les jeunes et d'autres groupes vulnérables, n'est pas notre principale priorité. Il n'est pas question de sous-estimer les problèmes qu'entraîne cette consommation, y compris pour le cannabis et l'ecstasy. Une catégorie restreinte de consommateurs de drogues dures commettent des délits, troublent l'ordre public et font naître un sentiment d'insécurité au sein de la population. Ces difficultés sont vécues comme un grand problème de société. A cet égard, il faut souligner que bien des problèmes sont attribués aux drogues et à leur abus, alors qu'il faut y voir d'autres raisons. Un grand nombre de fauteurs de troubles sont des délinquants asociaux dans la vie desquels les drogues jouent un rôle marginal.

En ce qui concerne le crime organisé apparu avec le trafic et la production de drogues, il ne s'agit pas d'un problème spécifiquement néerlandais. La lutte contre les stupéfiants à l'échelle mondiale a une image qui se détériore au fil des ans. Ce problème doit être en premier lieu résolu sur le plan international. Nous y apportons - précisément dans le cadre de notre politique en matière de drogues - une contribution substantielle.

 

Onze des seize Länder allemands ont une politique proche de la nôtre

 

Pourtant, les critiques venues de l'étranger continuent. Je tiens à signaler à ce propos qu'elles ne sont pas partagées par tous nos voisins. Si l'on regarde les Lander allemands, qui nous ont attaqués si violemment par le passé, nous nous apercevons que, maintenant, onze de ces seize Länder ont élaboré une politique axée sur une limitation des dangers, qui, à bien des égards, ressemble à la nôtre. Dans d'autres pays aussi, beaucoup de choses changent. Je pense à la Suisse, qui expérimente la distribution d'héroïne. Même dans un pays comme la France, on en vient à la distribution de méthadone, alors qu'on y était totalement opposé au départ. Le Parlement européen s'est lui aussi prononcé pour une approche nuancée destinée à minimiser les risques. Les critiques dirigées contre nous ne sont donc pas unanimes et inébranlables.

Certains, à l'étranger, désignent à tort notre politique comme étant à la source de tous les problèmes. La pénalisation et la lutte contre le trafic et la production de drogues font justement partie de notre politique, et, dans la pratique, nous nous efforçons de l'appliquer dans la mesure du possible.

 

On ne constate aucune amélioration dans les pays qui nous critiquent

 

Dans la Drugsnota [livre blanc de septembre 1995 sur les orientations du gouvernement], nous avions annoncé une accentuation de nos efforts. Malgré tout, nous ne parviendrons jamais à enrayer totalement l'importation et la production de drogues. Même en redoublant d'efforts, nous ne serons jamais en mesure de contrôler les plus de trois millions de conteneurs et toutes les autres marchandises qui, chaque année, arrivent dans le pays. Je ne veux en aucun cas traiter à la légère les reproches qui nous sont faits quant à la production et au trafic transfrontaliers, par exemple. Nous nous efforcons d'apporter notre contribution dans ce domaine. Face aux critiques étrangères se pose cette question essentielle : une modification fondamentale de notre politique serait-elle une solution ?

Il est illusoire de penser qu'en fermant les coffee-shops la consommation de cannabis diminuera. Leur fermeture serait sans doute un geste symbolique vis-à-vis de l'étranger, mais il est fort probable que le trafic transfrontalier - pour autant que les coffee-shops y jouent un rôle significatif - trouverait d'autres voies, plus professionnelles. Les maires des grandes villes et la police nous ont d'ailleurs mis en garde contre le risque qu'il y aurait à ce que le trafic de cannabis se fasse dans la rue et chez des particuliers. De leur côté, les spécialistes de la toxicomanie craignent que, si les marchés ne sont plus séparés, le trafic devienne clandestin. Un autre risque est l'augmentation de la consommation de drogues bon marché et dangereuses comme le crack.

J'ai tenu à montrer que notre politique repose sur un ensemble de mesures et d'actions qui, combinées entre elles, ont abouti au résultat actuel. C'est un acquis important dont nous devons prendre grand soin. Pour autant que les critiques venant de l'étranger soient justifiées, nous assumerons nos responsabilités internationales.

C'est aller à notre avis trop loin que de modifier notre politique simplement parce que d'autres pays le souhaitent, avec pour conséquence une détérioration des résultats chez nous, alors qu'on ne constate aucune amélioration dans les pays qui nous critiquent. Même si la problématique des drogues dans notre pays présente un certain nombre d'aspects graves, on peut difficilement trouver un autre Etat capable - à tous les niveaux - d'afficher de meilleurs résultats.

 


Une politique moins libérale

A l'issue d'un débat de plusieurs jours, les représentants de la deuxième Chambre du Parlement néerlandais ont approuvé dans ses grands axes la réforme que proposait le gouvernement en matière de drogues. Contrairement au souhait du Parti du travail (PvdA, socialistes) et de Démocrates 66 (D 66, centre gauche), la production de drogues dites douces continuera d'être interdite et contraindra les coffee-shops à s'approvisionner sur le marché clandestin.

La vente tolérée de cannabis passe de 30 à 5 grammes par personne. Les régions disposeront de davantage de moyens pour lutter contre les problèmes liés aux drogues. Le sénateur Paul Masson, chargé par le gouvernement francais de préparer un rapport sur les accords de Schengen, a qualifié les Pays-Bas de "narco-Etat" ce qui a provoqué l'indignation à La Haye.

 

 

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