Le Devoir, 28 février 1998

Passe-moi le joint

Par Christian Rioux

 

La France reste l'un des rares pays à pousser l'hypocrisie jusqu'à poursuivre en cour ceux qui présentent l'usage des drogues sous un jour favorable.

On n'a pas trouvé de trace de marijuana dans l'urine des surfeurs des neiges français ni de boulettes de hachisch cachées dans les vestiaires des patineuses artistiques. On a eu beau chercher, même le skieur acrobatique Sébastien Foucras (médaillé d'argent) - pourtant connu pour s'envoyer en l'air - n'a pas eu de tests positifs au cannabis comme le Canadien Ross Rebagliati.

Cela n'empêche pas la légalisation des drogues douces d'être en France un sujet d'actualité. Il vient d'ailleurs d'être remis à l'ordre du jour par un événement autrement plus important.

250 personnalités viennent en effet de signer une pétition dans laquelle elles reconnaissent avoir pris des stupéfiants. «À un moment ou à un autre de ma vie, j'ai consommé des produits stupéfiants. Je sais qu'en admettant publiquement être un usager de drogues je peux être inculpé. Ce risque, je le prends.»

Voilà ce qu'affirment, entre autres, le metteur en scène Patrice Chéreau, le député européen Daniel Cohn-Bendit, le scientifique Léon Schwartzenberg, le cinéaste Jean-Luc Godard, le groupe Noir Désir, l'auteur-compositeur Mano Solo et la comédienne Marina Vlady. Et pas question dans leur cas de dire qu'ils n'ont pas inhalé !

Les magistrats auront-ils le courage de mettre tout ce beau monde en cabane? Car la loi française ne condamne pas seulement l'usage des drogues douces, mais le simple fait de les «présenter sous un jour favorable». Cette dernière infraction est passible de cinq mois de prison et de 120 000 $ d'amende.

Récemment, la justice n'a pas craint de traduire en justice Philippe Mangeot pour avoir simplement signé un tract intitulé J'aime l'ectasy. Le président de l'association Act-Up Paris (de lutte contre le sida) voulait ainsi protester contre la fermeture de cinq boîtes de nuit parisiennes.

Philippe Mangeot peut bien préférer l'ectasy aux glaces au chocolat, reste que la France fait preuve d'une surprenante intolérance à l'égard de ceux qui fument tranquillement leur joint dans leur coin.

Elle saisit allégrement des ouvrages soupçonnés d'encourager l'usage des drogues douces dans certaines librairies. Elle traduit devant le tribunal correctionnel les rigolos qui, l'an dernier, ont pris un malin plaisir à adresser par courrier recommandé un joint à chaque député de l'assemblée nationale. Elle fait de même avec ceux qui commémorent ce qu'on appelle ici «l'appel du 18 joint», signé en 1976 par 150 personnalités et qui réclamait la dépénalisation de l'usage du cannabis. Sans compter la répression qui s'est abattue sur L'Éléphant rose, un tout petit journal coupable de promouvoir cette même dépénalisation.

Pourtant, la justice française est étrangement muette lorsque Johnny Hallyday révèle dans le quotidien Le Monde qu'il prend à l'occasion de la cocaïne, histoire de «relancer la machine». Elle ne bronche pas lorsque la ministre de l'Environnement, Dominique Voynet, se déclare favorable à la légalisation de la marijuana. Ni lorsque la garde des sceaux, Élisabeth Guigou, affirme à la télévision que «ce n'est pas un drame de fumer un joint, sauf si cela devient régulier». Pas un mot non plus lorsque le secrétaire d'État à la santé, Bernard Kouchner, se dit favorable à l'usage thérapeutique du cannabis et de l'héroïne.

Faudra-t-il bientôt censurer Sur la route de Kérouac et Les Paradis artificiels de Baudelaire ? La France reste l'un des rares pays au monde à pousser l'hypocrisie jusqu'à bannir officiellement, dans la loi adoptée en 1970, toute opinion favorable à l'usage des drogues. «Nous ne pouvons accepter que le seul discours autorisé soit celui de la loi, ni que les opinions, parce qu'elles contredisent le dogme prohibitionniste, soient traitées en délit», écrivent les pétitionnaires.

Pourtant, on ne compte plus les rapports, études, enquêtes qui proposent une forme ou une autre, rapide ou lente, totale ou partielle, de libéralisation des drogues douces. Une enquête de l'Institut de recherche en épidémiologie révélait récemment qu'en France les adeptes des drogues douces sont bien intégrés socialement et ont une consommation «assez bien contrôlée et gérée»

Difficile de ne pas comparer ces données à celles qui concernent la consommation d'alcool, dont le pays détenait, en 1990, le record occidental. Selon les mêmes statistiques, cinq millions de personnes auraient «des difficultés médicales et psychosociales» liées à l'alcool. Presque un Français sur dix!

Le quotidien britannique The Independant proposait récemment de libéraliser l'usage des drogues douces par étape, avec des initiatives limitées dont on pourrait facilement mesurer les résultats.

Ce débat difficile est partout en cours et il n'est probablement pas près d'être résolu. En attendant, on pourrait au moins se garder d'inculper ceux qui tentent simplement de le faire avancer. C'est ce qu'on appelle chez nous respirer par le nez !

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