Marginalisation douce

PAR G. VAZEILLE, M. HAUTEFEUILLE ET C. LANTRAN-DAVOUX*

 

Libération du mercredi 15 juin 1994

 

 

En 1987 paraissait un ouvrage du docteur Max Lafont intitulé l'Extermination douce (1). Il évoque la mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France entre 1939 et 1945. Aujourd'hui, un débat d'abord passionné. puis plus réfléchi, anime les tenants et les opposants des produits de substitution à la drogue. Il est question de distribuer ou de prescrire à des toxicomanes de longue date des produits opiacés, telle la méthadone.

Quels rapports entretiennent ces deux événements, de nature et de gravité si différentes ? Ils nous paraissent tenir en cinq mots : guerre, politique, santé, conception scientifique, éthique du soin.

La guerre : La Seconde Guerre mondiale a non seulement apporté, entre l'Allemagne et la France, son lot de combats mais aussi de compromissions entre dominants et dominés : dette, déportations, STO...

Les malades mentaux ont souffert également dans leur corps, comme chaque individu.

La guerre contre le Sida et la drogue amène sans cesse les instituts de recherche (et les Etats) à redéfinir lequel d'entre eux se trouve être le découvreur du virus... et à s'approprier les bénéfices qui en découlent. Il s'agit d'une, guerre économique pour ce qui concerne le sida et " la drogue". Quant aux personnes toxicomanes, elles subissent depuis quelques années le sort des plus pauvres. Pas de travail, pas de logement, trop peu de lieux de soin et d'accueil.

La politique: La politique de collaboration définie par Pétain était sous-tendue par une collaboration idéologique, Le régime nazi avait mis en place un "programme d'euthanasie", sous forme de décret non publié, qui avait pour objet l'assassinat plus ou moins masqué des malades mentaux allemands (mort de faim programmée, chambre à gaz). Le mépris ou le dédain de l'Etat pour certaines catégories de la population française se sont portés sur les malades mentaux par osmose - si l'on peut dire - à partir du scandale allemand. Aucune législation spécifique n'a existé en France, mais il a suffi d'oublier ces malades pour qu'ils meurent de faim.

La politique de répression et de soins des toxicomanes n'a certes pas pour but de les affamer ; mais lorsqu'on compare la faiblesse des moyens du système de soins français avec les besoins de son développement, on est en droit de se demander si un climat d'abandon des soignants et des toxicomanes ne s'instaure pas. L'insidieux est la règle en la matière. De réductions de budget en licenciements, un système en grande partie associatif se voit dépecé de ses moyens.

La politique de soins est une peau de chagrin qui, dans son mécanisme intime, ne diffère pas de celle de Vichy. A quoi servent les toxicomanes, surtout lorsqu'ils sont vecteurs du VIH ? Il y a là une question politique que chacun doit se poser. Personnages fascinants dans les années de croissance économique, ils deviennent objets de dédain lorsque l'économie va mal et qu'ils commencent à coûter cher, lorsque le sida frappe à la porte. Quelles valeurs sociales et morales portent-ils? Que représentent-ils de l'avenir d'une société en mal de projet alors qu'eux-mêmes vivent dans l'instantané ? Alors la répression s'intensifie là ou la prévention devrait parler.

La santé : Sous Vichy, il est clair que l'affaiblissement de la santé physique des malades mentaux tenait à la dénutrition chronique, elle-même entretenue par l'incurie administrative et l'absence de formation des personnels. Aujourd'hui, que peut-on dire de la santé des toxicomanes lorsque l'on veut la décrire en termes psychiques ? Tentatives de suicide plus ou moins occultées par la fameuse overdose, états dépressifs sévères. troubles de la personnalité, bouffées d'angoisse destructurantes... sont le lot de la majeure partie d'entre eux. Cela est mal connu et nécessite des personnels possédant un haut niveau de formation. Or ceux-ci sont en nombre insuffisant dans des équipes en manque de moyens.

Conception scientifique : la méthadone, produit depuis longtemps utilisé à titre substitutif ou palliatif chez les toxicomanies, fait sa réapparition avec l'arrivée du sida. Pourquoi ? Parce qu'il y a urgence. disent les obsédés de l'intervention, à ralentir l'épidémie de sida en contrôlant une de ses sources de diffusion par la distribution d'opiacés à ceux qui en consomment déjà mais, semble-t-il, mal. Parce que la méthadone est un bon produit injustement mal diffusé - disent des professionnels de la toxicomanie - qui permet à des toxicomanes de longue date, pour lesquels tous les circuits d'accueil, toutes les méthodes de soin, toutes les prises en charge sociales ont échoué, de ne plus avoir besoin - enfin - de vivre la galère. d'envisager de s'insérer dans la société et le travail, d'arriver à un contact thérapeutique régulier et profitable. Bref, de mener la vie de "tout le monde" en étant en permanence défoncé mais pas trop pour garder le contact avec le monde extérieur et en vivre. "Avoir la vie de tout le monde " est le leitmotiv des toxicomanes que nous rencontrons. Cette "normalisation " est à la fois souhaitée par eux comme idéal et repoussée comme sinistre réalité. Les toxicomanes sont toujours et tous dans cette ambivalence. La prescription ou la distribution de méthadone rompit cette ambivalence et projette directement le sujet dans le monde de la réalité. Il n'y est pas prêt mais se met à envisager ce produit comme solution à tous ses problèmes. Il faut comprendre alors qu'en un trait de plume médicale ou en un geste de délivrance de flacon, toute souffrance, toute culpabilité, toute dette envers la société disparaît comme avec n'importe quel opiacé, mais cette fois de façon réglementaire, dans le cadre de la loi. Le toxicomane disparaît ainsi définitivement derrière le drogué légal.

Ethique du soin : Elle se situe finalement autour de l'idée de manque, de carence observable. Durant la Seconde Guerre mondiale, la carence de nourriture a entraîné la mort de 40 000 malades mentaux. Aujourd'hui, consacrés aux carencés affectifs, sociaux et chimiques que sont les toxicomanes, les budgets de soins sont également carencés et l'on propose une népense simpliste à leurs besoins de produits : leur en donner. Qui va le faire et comment ? Par qui seront gérées les 1200 places de méthadone proposées par monsieur Douste-Blazy et avec quel encadrement ?

Et que dire de l'attitude de la Fédération de la mutualité française qui, avec l'Etat, les municipalités et la Fondation Bernard Kouchner, compte organiser une simple distribution de méthadone sans aucun suivi médico-psycho-social organisé, sans qu'aucune orientation ne soit proposée ? Le modèle que représentent les expériences françaises actuelles en la matière ne pourra être étendu (2). Face à l'introduction à grande échelle de produits de substitution (programme méthadone, distribution de Temgésic), aucune enquête épidémiologique ne semble prévue, contrairement à ce qui s'est fait jusqu'alors (3). Les résultats d'enquêtes analogues ont démontré aux Etats-Unis que la méthadone simplement distribuée n'apportait aucune amélioration pour les toxicomanes, mais qu'utilisée comme outil complémentaire à la prise en charge médico-psycho-sociale, elle pouvait être utile (4). Dès lors, l'évaluation de son impact ne peut être faite indépendamment de celle des autres outils. Au cours d'une récente émission de radio de soixante minutes portant sur le sujet de la toxicomanie et du sida, monsieur Douste-Blazy s'est, à la cinquante et unième minute, alarmé de ne pas avoir entendu une seul fois le terme de désintoxication. Faut-il que le degré d'obnubilation sociale soit si important pour que se produisent de pareils actes manqués ? Aurons-nous si peu appris du crime passif contre l'humanité pour que nous nous engagions dans une normalisation forcée par distribution planifiée ? L'erreur consisterait à faire maintenant en France ce que d'autres pays ont fait il y a plusieurs dizaines d'années sans que nous n'y puisions ni enseignements, ni limites, ni garanties.

 

* Médecins au Centre imagine-intersecteur pour pharmaco-dépendants du Val-d'Oise

 

(1) Ed. de l'Arefppi

(2) Hôpitaux Sainte-Anne, Fernand-Vidal

(3) H. Loo et Coll., Communication du 9/11/93 à l'Académie nationale de médecine

(4) J.-M. Delile. Programmes de substitution et réduction des risques-interventions n° 37 décembre 1992.

 

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