Lever la prohibition du cannabis

par J.-P. Géné (journaliste de Libération), Libération du 27/09/93

 

Aujourd'hui des centaines de milliers de personnes en France, des dizaines de millions dans le monde, consomment plus ou moins régulièrement du cannabis. Des dizaines de tonnes sont achetées et fumées au nez et à la barbe des stups par des gens parfaitement intégrés socialement qui ne s'en vantent pas mais ne s'en privent pas.

Ils constituent l'écrasante majorité des usagers de cannabis qui n'apparaissent ni à la rubrique délinquance ni au service des urgences. Jamais la politique à l'égard du cannabis comme des autres drogues n'a pris en compte le point de vue du consommateur, qui revendique le droit de fumer un joint d'herbe au même titre que celui de boire un verre d'armagnac. Parce que ça lui plaît, qu'il aime ça et que jusqu'à présent ça n'a jamais tué personne ni fait de mal à autrui que d'écouter du reggae en fumant un pétard.

Scandaleux, provocateur, irresponsable. Les coups ne manqueront pas, assénés par ceux qui depuis des décennies vont d'échec en échec dans leur politique antidrogue, celle qui ne connaît que la partie émergée de l'iceberg - les toxicos et les délinquants - et ignore la masse des usagers lambda. Un peu comme si on déterminait la politique viticole du pays selon l'avis des spécialistes de la cirrhose et le nombre de bagarres d'ivrognes en oubliant le volume de bouteilles débitées sans problèmes à nos comptoirs tous les jours de l'année. Pour le plus grand bien des producteurs, des marchands et des consommateurs. Sans oublier les impôts.

Or nous sommes un certain nombre à aimer boire un verre de montlouis en apéro comme à fumer un peu de sinsemilla avant l'amour. Au nom de quoi l'un est permis et l'autre passible de prison ? Au nom de la prohibition qui épargne le premier et frappe la seconde.

De l'avis même de ses partisans les plus farouches la prohibition n'éliminera jamais totalement la présence de produits stupéfiants sur terre. Il y en a toujours eu et il y en aura toujours. Elle vise simplement à combattre les effets de la drogue dans trois secteurs essentiels de la vie en société : la sécurité, l'économie et la santé.

Du président Reagan déclarant la drogue « Danger Number One » pour la sécurité des Etats-Unis jusqu'au arnaques de dealers sous la porte Saint-Denis en passant par les sicaires de Pablo Escobar, partout dans le monde la production, le commerce et la consommation de substances classées stupéfiantes engendrent violence et délinquance. Pourquoi ? Parce que partout la prohibition vaut le « coût » d'être violée et que toute la gamme des instruments répressifs - peine de mort comprise - n'a pu décourager les vocations. Au contraire, le nombre des trafiquants - petits ou grands - est en hausse constante et les prisons regorgent de détenus condamnés pour fait de drogue au nom de la prohibition.

Deux denrées ont généré leur monnaie ces dernières décennies : le pétrole (pétrodollars) et les narcotiques (narcodollars). S'il on compte les premiers, on pèse les seconds. Cet argent noir - entre 100 et 300 milliards de dollars par an selon les estimations - gangrène les circuits financiers internationaux, des pans entiers de l'économie de certains pays producteurs sont soumis à ses humeurs et il a permis l'accumulation de fortunes rivalisant avec les plus belles de Wall Street. Echappant à l'impôt, la drogue, non seulement ne rapport rien au budget, mais en plus elle coûte au contribuable : 13 milliards de dollars au chapitre lutte antidrogue du budget américain en 1992. Des dizaines d'autres milliards à travers le monde. La mafia a pris son essor dans la prohibition de l'alcool. Les cartels sont nés de la prohibition de la drogue.

Le bilan n'est guère plus brillant sur le plan de la santé. Un mort par overdose d'héroïne en France en 1969, 497 en 1992. Dans le même temps le cannabis n'a tué personne. L'irruption du sida, l'apparition incessante de nouvelles défonces, les femmes enceintes toxicomanes, les orgies de médicaments dans les pays du tiers monde, le calvaire des junkies dans les parcs de Zurich et d'ailleurs, les accidents du travail et l'absentéisme dans les entreprises, autant de demandes de soins qui sont loin d'être satisfaites et qui n'entrent que pour une faible part dans les budgets drogues de tous les pays. Il y a toujours plus de toxicos et jamais assez de lits. Partout.

Il est aisé de démontrer que les problèmes de sécurité et d'argent créés par la drogue sont la conséquence directe de la prohibition qui la frappe. On ne trafique que ce qui est interdit et ce qui est interdit vaut généralement cher, souvent plus cher que la vie. Le trafic de drogue est aujourd'hui l'activité délinquante qui présente le meilleur rapport qualité-prix et les trafiquants sont naturellement les plus vifs adversaires de toute légalisation qui leur enlèverait le pain de la bouche. Au lieu de les neutraliser, la prohibition, sans cesse renforcée par de nouvelles réglementations, de nouveaux moyens technologiques et une agressivité internationale pouvant aller jusqu'à la guerre (voir Panama) a eu l'effet inverse. Le trafic et l'économie de la drogue sont plus puissants aujourd'hui que jamais. Pourtant on se refuse à l'admettre. On ne peut se résoudre à envisager « le problème de la drogue » autrement que selon l'interdit, malgré des résultats catastrophiques dont on se garde bien de dresser un inventaire objectif.

L'abolition de la prohibition n'est dictée que par un seul motif : éliminer les problèmes de sécurité et les nuisances économiques créés par la drogue pour concentrer tous les efforts sur le traitement du problème sanitaire et social que son abus crée dans nos sociétés. C'est pour cette raison que toutes les tentatives de dépénalisation ou de décriminalisation - tacites ou officielles - ne sont que des cataplasmes sur une jambe de bois. Tolérer la consommation dans des limites raisonnables en réprimant la production et le commerce relève de la plus totale hypocrisie. C'est une gestion soft et à court terme de la demande qui ignore le problème de l'offre. Seule une légalisation autorisant l'usage de produits aujourd'hui classés stupéfiants selon certaines conditions et assurant l'approvisionnement du marché à des tarifs et un niveau de qualité décourageant le marché noir permettra d'attaquer à la racine le trafic et ses narcodollars. Jusqu'à présent, dans le cadre d'un interdit total, on a préféré juger et punir avant d'éduquer et soigner. Il est grand temps d'oser raisonner autrement devant les dégâts causés par la prohibition. Il faut désormais réfléchir dans le cadre d'une autorisation organisée et inverser la donne : éduquer et soigner d'abord avant de juger et punir si cela est nécessaire.

Le cas du cannabis doit être aujourd'hui posé dans ce contexte et sa légalisation devrait servir de banc d'essai à une révision totale des politiques antidrogue. Les risques du cannabis pour la santé sont minimes. Seuls quelques illuminés comme le professeur Nahas essaient en vain de démontrer le contraire sur les rats depuis des années. L'organisation de sa consommation légale, le contrôle de sa production, l'aménagement du marché, les règles de la distribution, autant de thèmes sur lesquels aucune réflexion sérieuse n'a été entamée, aucun projet n'a été mis sur pied et aucune expérience tentée. Les sempiternels débats drogues douces-drogues dures, les proclamations guerrières permanentes du type Quilès-Broussard sont totalement dépassées. Aujourd'hui il faut oser dire : le problème de la drogue avec son cortège de violence, de délinquance et de marché noir doit être ramené, par la légalisation, à un simple problème de santé résultant d'un usage abusif à l'image de l'alcoolisme. Sans oublier que l'écrasante majorité des usagers n'en souffre pas.