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POINT DE VUE

Drogues : guerre perdue, nouveaux combats, par Raymond Kendall

LE MONDE du 26 octobre 2004

 

La doctrine de la "guerre à la drogue", inspirée par les Etats-Unis, était en grande partie erronée parce qu'elle relève en fait d'une approche irrationnelle de la question.

 

Provisoirement, la question du contrôle de la consommation des drogues s'est refermée en France cet été avec les arbitrages gouvernementaux et la présentation, à la fin du mois de juillet, du plan quinquennal de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie.

Ce plan, qui a fait l'objet de nombreuses interventions contradictoires au sein même de la majorité, ne présente pas, de l'avis de l'ensemble des commentateurs, d'innovation spectaculaire et se contente de reconduire la ligne politique existante : maintien du délit de consommation et développement mesuré du système de soins et de prévention. Mais cette timidité est-elle de mise quand on mesure l'ampleur du problème des drogues en ce début de XXIe siècle ?

Examinons la situation de manière réaliste : le cannabis est devenu un banal produit de grande consommation, plus facilement accessible que le tabac, notamment pour les plus jeunes. Il est en effet aujourd'hui plus facile et parfois moins cher de trouver une barrette de haschisch à 23 heures qu'un paquet de cigarettes. Une enquête récente indique à ce sujet que les jeunes de 17 et 18 ans dépensent en France près de 10 % de leur budget pour l'achat de cannabis !

Par ailleurs, la consommation d'ecstasy dans les milieux festifs est un fait largement répandu alors que la dangerosité des produits est avérée.

Plus grave, la consommation de cocaïne se démocratise et devient de plus en plus visible : on n'hésite plus maintenant, dans les soirées en ville, à priser une ligne au vu de tous les invités.

On pourrait multiplier les exemples à l'envi, mais le constat reste implacable : la consommation des drogues illégales n'a jamais cessé sa progression, obéissant à une tendance lourde de long terme dont les variations obéissent plus aux mouvements de mode qu'à l'action des pouvoirs publics. La diffusion de ces drogues est facteur de nombreux problèmes sociétaux et sanitaires. Leur consommation est le vecteur de graves pathologies comme le sida et les hépatites. La dépendance et la perte de contrôle de leur propre destin frappent, d'autre part, les plus fragiles des consommateurs. Enfin, l'économie informelle gangrène une jeunesse désabusée, plus injustement celle des milieux populaires, détruisant la considération qu'ont nos enfants pour le labeur légal.

Comment en est-on arrivé à cette situation hors de tout contrôle en France et en Europe ? En tant qu'officier de police, je dois assumer une part importante de responsabilité et admettre que la gestion des drogues par des instruments répressifs n'a pas atteint son objectif : limiter la consommation en combattant l'offre.

Pourtant, les policiers du monde entier n'ont pas démérité et ont mené leur mission de lutte contre les trafics avec un engagement exemplaire. Leurs gouvernements leur ont donné le maximum de ce dont ils pouvaient disposer : matériels abondants et dernières technologies, larges effectifs, procédures pénales dérogatoires permettant des investigations étendues ainsi qu'une coopération internationale efficace et rapide.

Pourquoi alors, en dépit de ces efforts titanesques, avons-nous échoué à protéger le monde de ces produits ? Arrivé au faîte de ma longue carrière, j'en suis venu à la conclusion que la doctrine de la "guerre à la drogue", inspirée par les Etats-Unis, était en grande partie erronée parce qu'elle relève en fait d'une approche irrationnelle de la question. C'est pourquoi cette "guerre" a été perdue tout en causant tant d'effets pervers. C'est pourquoi, aussi, nous devons aujourd'hui regarder dans de nouvelles directions pour repenser sans idée préconçue la stratégie de réduction de la consommation des drogues.

Un espoir s'est fait jour ces dernières années concernant la consommation et les effets nuisibles de trois substances psychoactives majeures qui ont été spectaculairement réduites : le tabac, l'alcool et l'héroïne.

En ce qui concerne le tabac, l'augmentation des prix, l'interdiction de la publicité et celle de fumer dans les lieux publics, une meilleure information sur ses dangers et une offre de soins améliorée ont conduit à une très nette baisse de sa diffusion.

Pour l'alcool, la réduction de la tolérance à l'ivresse sur la route ainsi qu'une prévention intensifiée ont également porté leurs fruits (consommation par habitant divisée par deux en vingt-cinq ans).

Enfin, concernant l'héroïne, la médicalisation des usagers dépendants et la prescription d'opiacés pharmaceutiques ont permis de réduire de 80 % le nombre de décès par overdose, de limiter sensiblement la diffusion des épidémies et de réduire nettement la délinquance des toxicomanes. Le nombre des héroïnomanes a ainsi pu être spectaculairement diminué en raison de nouveaux succès dans des parcours de sevrage réalistes et parce que l'offre illégale a déserté ce marché désormais médicalisé.

Ces progrès obéissent pourtant tous à la même doctrine, une stricte régulation de la distribution de ces substances et une intervention volontaire des pouvoirs publics à l'aide de dispositifs sociosanitaires ou, dans le cas de la conduite en état d'ivresse, d'une intervention extrêmement ciblée des forces de l'ordre. Cette approche, qui a été courageusement défendue en France par des responsables politiques comme Michèle Barzach, Bernard Kouchner, Simone Veil ou, plus récemment, Jean-Luc Roméro, est aujourd'hui validée scientifiquement.

Une récente étude britannique montre qu'en matière de drogue une livre sterling investie dans le soin permet au système répressif d'en économiser trois. Il est donc possible aujourd'hui de libérer d'immenses ressources pour nos systèmes judiciaires, qui en ont par ailleurs grandement besoin, tout en atteignant des objectifs mesurables de baisse de consommation des produits dangereux et de réduction des risques liés à leur usage, comme le propose l'Organisation mondiale de la santé.

En France, il avait été question de "contraventionnaliser" l'usage du cannabis, ce qui aurait permis de sanctionner la consommation sur la voie publique, qui se banalise, tout en faisant l'économie d'une procédure délictuelle coûteuse et vide de sens puisque les infractions constatées sont classées sans suite.

Il n'en est rien pour le moment. Bien que je ne sois pas personnellement favorable à la légalisation des drogues, le sentiment qui prédomine reste celui d'une occasion manquée de réformer en profondeur un cadre légal obsolète et dangereux et de lui substituer un projet politique moderne et efficace.

Au-delà des frontières de l'Hexagone, cette politique doit aussi être défendue au niveau mondial. L'Europe, qui est à l'origine de la plupart de ces politiques innovantes, ne revendique pas suffisamment ses succès et son avance face aux Etats-Unis. Ces derniers dominent toujours la ligne politique des institutions spécialisées de l'ONU en la matière. Ces agences promeuvent une doctrine obsolète qui limite le développement des politiques innovantes alors que c'est l'Europe qui finance la plus grande part de leur budget.

Une réforme des conventions internationales en vigueur sera sans doute indispensable pour permettre une évolution décisive des politiques internationales de drogues et de leurs institutions multilatérales. La France, dont les responsables donnent courageusement de la voix sur la scène internationale sur des sujets cruciaux, pourrait enfourcher le cheval de bataille de la politique des drogues et prendre la tête des pays européens qui tentent de généraliser les expériences efficaces qui sont menées au nom de la réduction des risques et du contrôle des niveaux de consommation par la réglementation, pour enfin enregistrer des succès significatifs contre l'abus de drogues au niveau mondial.

A terme, la conférence de 2008 des Nations unies qui doit examiner la pertinence du cadre international doit être l'occasion de réformer les conventions, comme le réclame, par exemple le Conseil de Senlis. La France a ici l'occasion de jouer un rôle unique sur la scène internationale, en accord avec les autres pays du continent.

Lord Salisbury, premier ministre de la reine Victoria, a dit : "L'erreur la plus commune en politique est de s'accrocher à la carcasse de politiques moribondes." Espérons qu'en matière de gestion des drogues ce travers ne perdurera pas face à l'immense et légitime attente des Français, des Européens et des peuples du monde entier.

 

Raymond Kendall a été secrétaire général d'Interpol de 1985 à 2000 ; il est président du comité de surveillance de l'Office européen de lutte antifraude, membre du Conseil de Senlis (Institut international de réflexion sur les politiques de lutte contre les drogues).

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© Le Monde 2004