Drogues : jusqu'où voulons-nous libéraliser ?

 

Cet article paru dans le "Bulletin Vert" n° 50 de mars 1991 sous la plume d'Andreas Saurer a servi de base de discussion lors d'une assemblée générale des Verts genevois. C'est ainsi que les lignes générales contenues dans cet article ont été approuvées lors d'un vote le 22 avril 1991.

 

Les écologistes n’ont pas de positions doctrinales sur la toxicomanie. Ils penchent pourtant pour la décriminalisation des consommateurs. Le projet de programme 1991 du Parti écologiste suisse propose "la légalisation des drogues douces et la distribution des drogues dures sous le contrôle de l’Etat".

Dans ce domaine, la sensibilité est généralement plus libérale en Suisse allemande qu’en Suisse romande. Maints écologistes d’outre-Sarine estiment que le commerce des stupéfiants devrait être légalisé, car c’est à leurs yeux la seule manière de mettre fin au trafic international avec son cortège de misères, de crimes et d’argent sale.

Le parti écologiste devra aussi se donner une ligne claire dans ce domaine. L’essentiel du travail de prévention ou de répression relève en effet des autorités cantonales. Andreas Saurer, médecin et député des Verts au Grand Conseil, a rédigé ce document qui servira de base de discussion lors d’une prochaine assemblée générale des Verts.

NB : C’est maintenant chose faite puisque les principes généraux contenus dans cet article ont été adoptés par les Verts genevois réunis en assemblée générale le 22 avril 1991.

 

Quelques constats

 

Par "drogue", on désigne toute substance qui intervient au niveau du système nerveux central et qui engendre une dépendance physique ou psychologique ; font partie des drogues : les opiacés, mais aussi le tabac et l’alcool. Le terme "stupéfiant" désigne tout simplement les drogues illégales, il s’agit donc exclusivement d’une notion juridique.

300 personnes décèdent chaque année en Suisse à cause de l’héroïne mais 2000 à cause de l’alcool et 6000 dècès sont en relation avec le tabac. Quand on compare le nombre des victimes avec celui des consommateurs dépendants, on trouve des rapports étonnament voisins : 0,6% pour le tabac - 1,3% pour l’alcool - 1,5% pour l’héroïne.

Le commerce mondial des drogues illégales représente un chiffre d’affaires annuel entre 300 et 500 milliards de dollars US ; il dépasse celui de l’industrie pétrolière et automobile.

On estime que les mesures répressives ne permettent de saisir qu’entre 5 et 10% de la drogue écoulée sur le marché mondial. De surcroît, cette répression est extrêmement coûteuse. L’incarcération des toxicomanes coûte au seul canton de Genève environ 15 millions de FS, un montant nettement plus important que celui consacré à la prise en charge médico-sociale des toxicomanes.

Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de société sans drogue. Il y aura toujours des toxicomanes à l’alcool, au tabac, au café et à d’autres drogues.

La dépendance du toxicomane est une souffrance et non pas un comportement criminel. Le toxicomane à l’héroïne est une personne qui souffre au même titre que certains alcooliques ou suicidaires (ils sont malheureux dans leur vie et voudraient bien se séparer de leur comportement autodestructeur) sauf que le comportement de ces derniers n’est pas poursuivi pénalement.

Il y a des toxicomanes qui s’en sortent. Avant l’apparition du SIDA, on estimait qu’un tiers des toxicomanes à l’héroïne finissait par s’en sortir, un tiers se clochardisait et un tiers décédait.... deux tiers des toxicomanes survivaient donc. Avec le SIDA, le taux de survie a diminué de moitié... Nous n’avons donc plus qu’un tiers qui survit.

 

La décriminalisation : une solution à envisager

 

La décriminalisation ne constitue pas une simple libéralisation, mais une réglementation. Concrètement, cela signifie que l’héroïne et les autres drogues pourraient être achetées par des personnes adultes et à des endroits bien précis. Une substance de bonne qualité y serait vendue à un prix proche du prix de revient.

Une telle mesure, qui repose sur l’idée que les adultes sont libres de leur choix, n’est évidemment envisageable que dans un cadre international ; malheureusement, nous sommes encore très, très loin du consensus minimal permettant d’appliquer une telle politique. En revanche, il est tout à fait possible d’aller par petits pas dans cette direction. Les Pays-Bas, par exemple, dont la loi en la matière n’a rien de particulièrement progressive, applique cette dernière avec un esprit très libéral.

En revanche, légaliser la consommation tout en réprimant le commerce, ce que fait le gouvernement espagnol, est totalement absurde. En effet, pour consommer, il faut bien acheter. Mentionnons également l’échec devant le peuple de l’expérience zurichoise concernant les "Fixerräume". Ce vote s’explique très certainement par le caractère centralisateur et voyeuriste de cette mesure. En effet, le projet concernant la politique globale en matière de toxicomanie, d’un coût nettement supérieur à celui des "Fixerräume" et qui rompt très clairement avec la politique répressive, a été très largement accepté par le souverain zurichois.

Le nombre indéniable d’avantages de la décriminalisation ne doit pas nous faire oublier que cette mesure comporte aussi un certain risque, à savoir l’augmentation du nombre de toxicomanes. Ce risque est certainement réel mais probablement moins important qu’on ne le croit. En effet, pour devenir un toxicomane à l’héroïne, il ne faut pas seulement la substance, un certain entourage, mais aussi une structure de personnalité d’un type bien particulier qui existe indépendamment du caractère légal ou illégal de la drogue.

 

Marginalisation et exclusion sociale

 

Le problème de fond de tout toxicomane est sa dépendance "viscérale" d’une conduite de risque dont il a toute la peine du monde à se détacher... cela concerne évidemment l’héroïnomane mais aussi l’alcoolique et le tabagique.

Bien sûr, le tabac a des effets immédiats moins violents que l’héroïne ; à long terme, les risques du tabac sont cependant infiniment plus importants que ceux de l’héroïne si son administration se fait dans des conditions irréprochables sur le plan médical et si le produit est de bonne qualité ; on ne connaît aucun effet délétère à long terme sur l’organisme, ni de l’héroïne ni de sa substance de remplacement, la méthadone !

Le problème immédiat du toxicomane n’est cependant pas sa dépendance mais les problèmes liés à sa vie quotidienne, à savoir la marginalisation, la criminalité, l’insalubrité de son logement, l’alimentation précaire, la prostitution, etc... qui découlent tous d’une maière préopndérante du caractère illégal de la drogue.

En décriminalisant le commerce de toutes les drogues, on ne résout pas le problème de la dépendance. En revanche, on atténue singulièrement le poids de la misère sociale. La recherche de la drouge et des moyens financiers pour se la procurer ne constitue plus le seul et unique but de la vie d’un toxicomane. Privé de cette charge, il peut enfin commencer à réfléchir à sa dépendance - à savoir s’il veut se soigner sans arrières-pensées - et à sa réinsertion socio-professionnelle. Il s’agit du moyen le plus efficace de rendre au toxicomane une certaine dignité sociale au même titre qu’un alcoolique peut avoir une telle dignité.

 

Solidarité avec les toxicomanes

 

La politique actuelle basée sur la répression découle en fait d’une conception tout à fait totalitaire du droit pénal qui - dans ce cas particulier - punit la simple autodestruction et la société a la tâche de freiner le plus possible ce type de comportement. Cependant, quand le mal est fait, la société apporte généralement son aide. En effet, personne ne pense poursuivre pénalement quelqu’un qui a fait une tentative de suicide. Une telle attitude ne ferait que croître le désarroi de la personne et de son entourage ; mais c’est bien un tel état d’esprit qui caractérise l’attitude actuelle des autorités face aux toxicomanes à l’héroïne.

Ce comportement d’autodestruction demande des interventions de l’Etat tant sur le plan curatif que préventif. Il n’est cependant guère cohérent de vouloir associer dans le domaine de la toxicomanie illégale une attitude de tolérance et de respect en ce qui concerne la mesure curative à une attitude fondamentalement répressive dans le domaine de la prévention. Il est certainement louable de vouloir lutter contre le mal ; une telle attitude devient cependant répréhensible quand elle se fait au détriment de l’homme, voire même de sa vie. Méfions-nous des principes au dessus de l’homme. L’humanisme met au centre de ses préoccupations l’homme et non pas les principes abstraits si justes qu’ils soient.

Le choix entre la répression et la décriminalisation n’est certainement pas facile, même s’il ne se fait dans la réalité pas dans des termes aussi catégoriques et qu’on devrait plutôt parler de dynamique répressive ou dynamique libérale.

Il ne s’agit pas non plus d’un choix pour ou contre le toxicomane. En effet, parmi les défenseurs de l’une et l’autre attitude, on trouve des gens qui ont consacré une part importante de leur vie à comprendre, à accompagner et à aider les toxicomanes.

Cependant, malgré ces difficultés, il nous semble que le renversement de la dynamique pour aller en direction de la décriminalisation du commerce de toutes les drogues illégales est la solution à envisager, particulièrement si on se rappelle de la totale inefficacité, du coût économique gigantestque et des effets sociaux dramatiques de la répression. Cette dynamique est, en outre, celle qui respecte le mieux la liberté et la personnalité des victimes d’une toxicomanie.

 

Andreas SAURER, député au Grand Conseil genevois (article paru dans le Bulletin Vert du mois de mars 1991)

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