Dans Libé du 2 mai 2005, le dessinateur Wilhem nous apprend (dans sa rubrique "Images") le décès, à 41 ans, de Gérard Jubert. Fondateur de la revue "L'Eléphant rose", il avait été condamné, au nom de l'article L630, à an de prison avec sursis et 300.000 francs d'amende pour "présentation du cannabis sous un jour favorable". Selon Wilhem, cette peine a fortement contribué à sa dégradation de santé.

En son hommage, je retransmets cet entretien, par Old Nick, de l'Organe.

http://www.lorgane.com/my/jubert.html

 

UN ÉLÉPHANT ROSE ASSASSINÉ PAR LA JUSTICE !

exclusif.

Propos recueillis par Old Nick.

 

O.N: Comment c'est parti, cette histoire ?

G.J: Dès le numéro 1, j'ai été convoqué à la brigade des stups. Je pensais que c'était normal, vu que le magazine parlait de cannabis, que les flics me fassent venir au quai des Orfèvres. Je pensais que c'était dans le cadre d'une enquête préliminaire, il n'y avait vraiment rien de grave, je ne pensais pas être mis en examen. Là, j'ai rencontré des gens tout à fait désagréables. Le commissaire qui m'a reçu s'appelait Serge Kalika. Il s'est présenté: "Bonjour, je m'appelle Serge Kalika, mais dans le service on m'appelle Torquemada" (célèbre inquisiteur espagnol !). Je me voyais déjà suspendu dans une cage, bref, il jouait un peu les gros durs !... Puis, le numéro 2 est sorti. Le jour de la sortie du numéro 3, il y a eu deux gendarmes, dans le Loiret, qui ont saisi un magazine parce qu'en accroche on avait mis un gag drôle: "Facile, une galette de marijuana à gagner !". En fait, il s'agissait d'un jeu-concours où tu pouvais gagner un disque, le disque étant la "galette", la "marijuana" en question étant "marijuana in your brain", le dernier single d'un groupe de rock. Les gendarmes, qui devaient avoir plus l'habitude du pastis que du cannabis, ont cru lever un trafic de galettes des rois fourrées au cannabis et ont dit: "allez, on embarque" ! Ils ont envoyé un télex à toutes les gendarmeries pour constater qu'il s'agissait d'une affaire d'ampleur nationale. De fait, il y avait 100.000 exemplaires installés, donc les gendarmes en ont trouvé partout ! Les mecs ont saisi tous les exemplaires qu'ils trouvaient et les ont transmis au procureur de la république dont ils dépendaient. Une fois sur deux, le proc leur disait qu'il n'y avait rien dedans, et demandait de remettre les exemplaires en place. Résultat, ça nous a valu une campagne de presse dithyrambique à moindre frais, articles dans "Libé", "Le Nouvel Obs", etc, on s'est juste fait voler 500 exemplaires par les gendarmes. Quand le numéro 4 est sorti, j'ai été à nouveau convoqué au Quai pour m'expliquer sur les numéros 2 et 3. Là, ils m'ont promis qu'on se reverrait en prison, que j'étais foutu, que j'étais un dangereux malfaiteur...

O.N: Tu a été accusé de quoi, au juste ?

G.J: J'ai été accusé de "présentation sous un jour favorable, avec provocation à la consommation du cannabis", qui est l'article L 630 du code de la Santé Publique, qui est un article de loi qui fait exclusion de la loi de 1881 relative à la liberté de la presse.

ON: Ca veut dire que la liberté de la presse OK, mais interdit de parler du cannabis ?

G.J: La liberté de la presse, elle s'arrête quand tu commences à parler du cannabis en disant que c'est relaxant, que ça donne de l'appétit ou que même ça peut provoquer une ivresse qui peut être agréable pour certaines personnes. Ca c'est interdit, tu n'as pas le droit de le dire. C'est passible de cinq ans d'emprisonnement et 500.000 francs d'amende. Moi j'ai pris 300.000 francs d'amende et un an de prison avec sursis. C'est la première fois qu'un magazine est condamné sur la base de l'article L 630. Cet article sert essentiellement à faire condamner les dealers. Moi, j'ai été condamné là-dessus sans qu'on me reproche un gramme en consommation ou en trafic, j'ai été condamné juste pour mes idées, à une peine qu'on applique généralement aux dealers. C'est une nouvelle jurisprudence, on inaugure une nouvelle forme de censure, la censure par le pognon. Après une amende pareille, plus question de continuer le journal. Le magazine n'a d'ailleurs pas été interdit, le ministre de l'intérieur aurait eu toute lattitude de le faire s'il avait voulu. Faudrait peut-être qu'on arrête l'histoire, qu'on arrête d'enrichir la mafia, qu'on arrête de remplir les caisses de l'état sous couvert d'amendes douanières et saisies et tous genres.

O.N: Tu as été perquisitionné ?

G.J: J'ai eu plus drôle, j'ai eu un cambriolage ! Juste avant la mise en place du numéro 5, on nous a volé uniquement le matériel informatique et les supports magnétiques. Mais pas les fax, ni les discmans flambant neufs, ni les collections de CD qui allaient avec ! Dans le cambriolage j'ai perdu les fichiers d'abonnés, la liste des collaborateurs du magazine, les sommaires prévisionnels, le numéro en cours, bref, un outil de travail et un fichier énormes. On avait plus de 1000 abonnés, je travaillais avec beaucoup de journalistes, j'avais un carnet d'adresses qui était un petit peu sulfureux. Donc c'est vrai que ça ressemble à un acte de "plomberie" comme la presse en a connu.

O.N: Qu'est-ce qui t'a poussé à créer ce magazine, en 1995 ?

G.J: Ca correspondait avec la sortie du rapport Henrion. N'oublions pas que le professeur (de médecine) Henrion était au départ prohibitionniste, et qu'il a changé d'avis en cours de travail. Son rapport avait été complètement passé sous silence, malgré le vote de la commission en faveur de la dépénalisation, malgré toutes les bonnes idées qu'il préconisait. Notons au passage que ce rapport tombe aussi sous le coup de l'article L 630 ! Parce que le rapport Henrion va beaucoup plus loin qu'on ne l'a été dans "L'Éléphant Rose" ! Et puis le journal était aussi l'occasion de développer un sujet sur plusieurs numéros, dans un secteur avec un lectorat potentiel énorme: Henrion venait d'annoncer qu'il y avait 5.000.000 de fumeurs de pet' en France - chiffre depuis revu à la hausse puisqu'on l'estime maintenant à 7.000.000. C'était assez facile à faire, je savais qu'il y avait cet article du code de la santé mais ça ne m'inquiétait pas plus. Je ne voyais pas à quel titre on allait me poursuivre. Si j'avais fait une grosse connerie, OK, du genre comment se procurer des graines, les adresses des meilleurs dealers, comment rouler plus gros, plus fort, tout les trucs qu'on trouve par ailleurs dans des livres qui s ont vendus à la Fnac, genre "L'histoire du cannabis", édité par les Editions du Lézard et d'autres ouvrages qui, eux, vont beaucoup plus loin que ce qu'on faisait, mais non, on n'a jamais fait ça.

O.N: Ce qui est marrant aussi c'est qu'en ce moment la marque OCB sort un papier à rouler "long" ! OCB, c'est le groupe Bolloré, des copains de Chirac. On se demande pourquoi ils sortent du "papier long" si on n'a pas le droit de se rouler des pétards !

G.J:... Et Rizzla Croix qui sortait du papier au chanvre l'année dernière ! On les a appelés, OCB et Rizzla Croix pour leur vendre des pages de pub dans "L"Éléphant Rose". Ils nous ont dit qu'ils ne souhaitaient pas associer l'image du cannabis à leur marque ! Ils sont gentils, les mecs: moi j'ai vu des représentants Rizzla Croix distribuer des paquets de Rizzla Croix à la sortie de concerts de reggae, et ça sentait pas la Gauloise !

O.N: C'est une hypocrisie bien française...

C.J: C'est une hypocrisie soutenue par un cadre législatif extrêmement sévère et répressif qui vient de montrer qu'on pouvait l'appliquer. On nous dit qu'on ne met pas les consommateurs en prison. C'est faux: il y a 800 mecs qui chaque année sont placés en taule pour simple consommation. Quantité négligeable ? Quand ça te tombe dessus c'est très, très désagréable ! Fumer un pet' dans la rue, c'est un an de prison ! Élever un plant chez toi, c'est 20 ans de réclusion criminelle et 50 millions de francs d'amende, au même titre que si tu as 50 hectares de coca en Colombie !

O.N: Quels autres pays européens sont aussi répressifs que la France ?

G.J: Le Portugal et le Luxembourg. Tous les autres pays ont accepté d'en discuter, et ont même eu des expériences de dépénalisation.

O.N: Tu es en rapport avec le Mouvement de Légalisation Contrôlée, l'association anti-prohibitionniste de Francis Caballero ?

G.J: Je partage beaucoup des idées du MLC et de Francis, notamment que la dépénalisation n'est pas une fin en soi, que le cannabis n'est pas une drogue innocente, qu'il faut organiser des campagnes de prévention, qu'il ne faut pas fumer avant de prendre le volant, qu'il ne faut pas fumer le matin en se levant si on ne veut pas foutre sa journée en l'air. Cela dit c'est une drogue que je considère comme moins dangereuse que l'alcool. Car contrairement à l'alcool, il n'y a pas de morts avec le cannabis.

O.N: Les fumeurs de cannabis le savent, ça, que c'est moins dangeureux que l'alcool. Mais en France l'alcool n'est pas un drogue, ça fait partie de la "culture"...

G.J: Quand le café et le chocolat sont arrivés en France, il y a eu un tollé monstrueux. Quand le chocolat est arrivé, personne n'en voulait, qu'est-ce que c'était que cette horreur ? Le chocolat était censé redonner de la vigueur à monsieur, comme si monsieur avait besoin de vigueur !

O.N: Tu penses que les mentalités vont évoluer, en France ?

G.J: C'est un problème générationnel. Les gens qui sont au pouvoir aujourd'hui ont entre 60 et 75 ans. Il y a trente ans, en 68, ils étaient déjà engagés en politique, ils n'étaient pas sur les barricades. Mais il y a aujourd'hui une génération montante, des gens comme Jean-François Hory et Dominique Voynet qui osent parler de dépénalisation et de légalisation, qui pour certains la mettent à leur programme. Les Verts sont parmi les premiers à nous avoir soutenus à la suite de notre condamnation en appel.

O.N: Ils sont quand même assez discrets sur le sujet... Alors que le cannabis est une plante !

G.J: De toutes façons ça devrait être dépénalisé depuis très longtemps, le cannabis ! C'était au programe des socialistes avant 81, faut pas l'oublier ! Ils ont quand même oublié d'en parler pendant quatorze ans.

O.N: C'était dans les 110 propositions de Mitterrand ?

G.J: Oui: "dépénalisation de l'usage des drogues douces". Mais les mecs, quand ils arrivent au pouvoir... Y a quand même un truc étonnant: il n'y a aucun argument fort pour maintenir cette clandestinité. Donc, il y a forcément une autre raison, un trafic d'état, ça peut pas être autre chose, il y a forcément des mecs qui s'en mettent plein les poches. La clandestinité c'est quoi, c'est la corruption ! Y a des mecs qui empochent des contrats de ventes d'armes en laissant passer des tonnes de stups, pour ensuite saisir les mecs, les taxer, bref c'est un imbroglio, des magouilles, etc. En tant que petit éditeur, déjà, tu ne peux pas grand chose. Mais face à un gouvernement qui est prêt à se goinfrer sur le trafic clandestin en se protégeant par une législation qui remonte au 11ème siècle, tu ne peux rien faire !

O.N: En fait, ce qui est arrivé à ton journal remet en question la notion de liberté de la presse...

G.J: C'est une nouvelle forme de censure. Quand tu vois que "Le Monde" a été condamné pour avoir dit que Hassan II était un trafiquant de drogue, alors que Chirac offre ouvertement un milliard de francs pour le développement du Rif, qui est la zone de production de cannabis la plus importante au monde... Le gros problème aujourd'hui, c'est la liberté d'expression. Faut arrêter de se foutre de la gueule des gens. Moi, ce que je demandais c'était l'ouverture d'un débat sur la pertinence de la répression.

O.N: Comme ce que demande Caballero...

G.J: Exactement. Sauf que Caballero est avocat, professeur de droit, il sait où mettre une virgule et où il faut retourner un adjectif, et vraisemblablement il a très peu de chance de se faire coincer ! Moi, j'ai fait des enquêtes journalistiques. D'un côté on me reproche d'avoir fait entendre la voix des anti-prohibitionnistes, mais de l'autre côté, les prohibitionnistes convaincus comme Pasqua et Chenière ont toujours refusé de venir s'exprimer dans nos colonnes ! Ernest Chenière, je lui ai offert 4 pages dans le magazine, plus la couverture s'il voulait, il mettait ce qu'il voulait, je ne retouchais pas une virgule ! Qu'il vienne !

O.N: Pourquoi il n'est pas venu, alors ?

G.J: Parce que c'est des pense-molle ! Ce sont des dégonflés juste bons à se battre par l'intermédiaire des tribunaux. Ils n'ont aucun argument sérieux à opposer à la dépénalisation, des drogues douces en tout cas. Ils vont te sortir des arguments à la naze, dégénerescence du cerveau, etc. Évidemment, si tu fumes 70 pétards par jour pendant 35 ans, tu auras des problèmes. Bref, j'ai essayé d'ouvrir un débat sur la pertinence de la prohibition et aujourd'hui je me retrouve avec un débat sur la pertinence de la liberté d'expression. Dans le pays fondateur des droits de l'homme...

O.N: A part ça, comment tu vas faire pour payer les 300.000 francs ?

G.J: Pour l'instant j'ai lancé un pourvoi en cassation, qui normalement est suspensif, sauf si le Parquet décide de faire exécuter l'appel. Et comme le Parquet a l'air tr&e grave;s acharné sur notre cas, ça ne m'étonnerait pas de voir débarquer dans les prochains jours un huissier ou un représentant du ministère des impôts pour réclamer le pognon. De toutes façons je ne suis pas solvable, je ne vois pas ce qu'ils vont faire. Je ne vais pas faire un casse pour régler ce problème !

O.N: Tu pourrais partir à l'étranger !

G.J: Mais moi j'aime bien mon pays ! Je veux juste dire que la prohibition n'a jamais résolu aucun problème, il y a qu'à voir aux États-Unis ce qu'a donné la prohibition de l'alcool, c'était Al Capone, jamais les mecs n'ont autant picolé que pendant la prohibition. Alors qu'en Hollande, tu t'aperçois qu'il n'y a pas plus de consommateurs de cannabis ou de drogues dures que proportionnellement en France.

O.N: Quand tu sors cet argument aux prohibitionnistes, ils te disent que les chiffres sont faux ou truqués ! Même sur les chiffres, personne ne peut se mettre d'accord.

G.J: Pour une raison très simple: il est interdit de faire des études sur le cannabis en France. Toutes les études sont menées de manière clandestine. C'est interdit. Très dommage, car il faut connaître pour informer. Moi, les campagnes comme celles que propose Caballero, du style "tu t'es vu quand t'as méfu ?", je trouve ça génial, il faut y aller ! Il faut les prévenir, les gamins. Le cannabis, oui c'est dangereux, c'est désocialisant, ça a des tas d'inconvénients. Maintenant, c'est vrai que c'est pas désagréable... D'ailleurs, t'as pas un peu ?...

O.N: Jamais dans la journée !

Les illustrations ont été empruntées au site de Reporters Sans Frontières, chez Calvacom. Les articles de L'Éléphant Rose incriminés par la justice sont disponibles à la lecture sur ce site.

L'Éléphant Rose chez RSF (lien direct)

Si vous voulez écrire à L'Éléphant Rose:

elephant@club-internet.fr

 


http://www.reseauvoltaire.net/article1059.html

 

 

Notes d'information du Réseau Voltaire, Année 1998

3 juin 1998

 

Répondant le 4 mai 1998 à une question écrite de Marie-Hélène Aubert (Verts), le ministre de l'Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, a reconnu que sur 90 000 interpellations effectuées, en 1997, au titre de l'infraction sur la législation des stupéfiants, moins de 900 l'étaient au titre de l'article L.-630 du Code de Santé publique (" provocation à l'usage de stupéfiants, même lorsque cette provocation n'est pas suivie d'effets ").

Jean-Pierre Chevènement s'est efforcé de dénier la réalité et d'ignorer que la loi était appliquée pour réprimer le débat démocratique sur la prohibition des drogues. Cynique, il assure que les tribunaux ne sanctionnent qu'en cas de " caractère incitatif flagrant des faits reprochés " et qu'ils " n'ont jamais poursuivi une personne pour représentation d'un stupéfiant sans incitation notoire ". Et de citer la jurisprudence de la Cour d'appel qui relaxa la société Lanvin dans l'affaire du parfum Opium (7 mai 1979). Et de conclure : " l'absence de poursuites engagées devant les tribunaux en pareils cas [simple évocation du cannabis NdlR.] apporte, par ailleurs, une réponse à l'interrogation manifestée quant à l'application de l'article L.-630 à ceux qui désapprouvent la législation française actuelle en matière de consommation de stupéfiants, sans toutefois faire preuve de prosélytisme à cet égard " (sic).

Or, un mois plus tôt, le 7 avril 1998, la Cour de cassation avait confirmé que la liberté d'expression, proclamée par l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, placée en préambule de la Constitution, et garantie par la loi sur la presse du 29 juillet 1881, pouvait être limitée par l'article L. 630 du Code de Santé publique. Aussi la Cour a-t-elle rejeté le pourvoi formé par Gérard Jubert et la société Riot Presse, respectivement directeur de publication et éditeur de L'Éléphant rose.

La Cour ne reproche aucun texte particulier aux prévenus. Elle ne relève aucun message appelant explicitement à produire, vendre ou acheter du cannabis, ou d'une manière générale à trangresser la Loi. Elle ne cherche pas à établir si la publication a créé un préjudice à autrui. Elle se borne à confirmer une condamnation en appel à 10 mois d'emprisonnement avec sursis et 300 000 F d'amende.

Pour la première fois en période de gouvernement républicain, la justice vient de condamner une revue pour sa ligne éditoriale.

Gérard Jubert a indiqué qu'il portait l'affaire devant la Cour européenne des Droits de l'homme.