S'il est urgent d'ouvrir un débat sur les stupéfiants, on peut se demander s'il n'y a pas quelque supercherie à confier cette mission à une minorité privilégiée.

Du bon usage des ivresses cannabiques

Par Emmanuelle Retaillaud-Bajac

(l' auteur est ancienne élève de l'Ecole normale supérieure, agrégée d'histoire, achève une thèse

consacrée à «la toxicomanie en France dans l'entre-deux guerres».)

Libération du 19/03/98

 

 

Il y a quelque chose de risible, pour ne pas dire d'un peu choquant, dans l'emphatique gravité dont ont usé quelques noms illustres de l'élite intellectuelle et culturelle française pour reconnaître que oui, «à un moment ou à un autre de [leur] vie», ils avaient «consommé des produits stupéfiants», et qu'ils pouvaient être «inculpés» en «admettant publiquement être un usager de drogues».

Que le ton adopté soit celui que l'on eût employé, en d'autres temps, à s'avouer porteur de valises ou cliente d'une faiseuse d'anges, donne à réfléchir sur le climat passionnel qui s'est développé autour de la législation relative aux stupéfiants, et sur la disproportion qui sépare la nature de ce que l'on ose à peine qualifier de délit &emdash; en l'occurrence, révéler que l'on a fumé un joint ou consommé quelques pilules d'ecstasy &emdash; et les risques pénaux encourus, du moins sur le papier. Qu'on imagine, pour mieux mesurer l'absurdité de la situation, le caractère passablement surréaliste d'un manifeste qui, transposé dans tel pays où la loi religieuse interdit la consommation d'alcool, proclamerait: «Je sais qu'en admettant publiquement avoir bu un verre de vin, je peux être inculpé.»

C'est pourtant cette disproportion que les auteurs du manifeste ont, semblerait-il, perdue de vue en voulant la dénoncer. Car si, au vu des poursuites dont ont fait l'objet ces derniers mois divers responsables d'associations accusés d'incitation à la consommation de stupéfiants, il est plus que jamais indispensable de dénoncer le caractère aberrant, dans une démocratie soucieuse du respect des libertés individuelles, de certains aspects de la loi de 1970, et notamment de l'article L.630 (qui, rappelons-le, prévoit des peines de un à cinq ans d'emprisonnement et de 500 à 500 000 F d'amendes pour toute «provocation», même non suivie d'effet, à l'usage de substances stupéfiantes), s'il paraît d'autre part souhaitable de jeter un pont entre les franges «éclairées» de la population, pour qui l'usage des drogues douces s'est tout à fait banalisé, et les secteurs plus conservateurs ou moins informés de l'opinion, qui restent tributaires d'une vision excessivement diabolisée des drogues, on peut se demander s'il n'y a pas quelque supercherie, voire quelque indécence, à assigner cette mission à une petite minorité privilégiée qui, en réalité, ne court pas de grands risques à étaler complaisamment sur la place publique le spectacle de ses ivresses cannabiques, sinon celui de faire un trou dans le cuir du canapé du salon en oubliant de ramasser la cendre.

Sans nier en effet le caractère choquant des poursuites en cours &emdash; mais les actions spectaculaires qui consistent à envoyer des joints aux députés de droite ou à distribuer des tracts provocateurs, et qui ont toutes les chances de braquer ceux-là mêmes qu'elles sont censées faire réfléchir, constituent-elles vraiment des bases solides pour l'instauration d'un dialogue constructif sur les drogues?&emdash;, peut-être est-il bon de rappeler quelques réalités familières aux spécialistes de la toxicomanie, et qui permettent de ramener à de justes proportions les «risques» encourus par les signataires du manifeste: si en 1996, par exemple, près de 70000 consommateurs, dont environ 51000 usagers de cannabis, ont été interpellés par la police, il faut savoir que la très grande majorité (plus de 80%) des affaires de simple usage ou détention de stupéfiants ne font pas l'objet de poursuites judiciaires &emdash; et lorsque c'est le cas, c'est qu'il s'agit généralement d'affaires impliquant des drogues dures. En revanche, la quasi-totalité des inculpés pour offre, cession ou trafic de stupéfiants se retrouvent devant les tribunaux et, à ce stade, risquent presque systématiquement une condamnation. Par ailleurs, la loi prévoit des peines de deux mois à deux ans de prison et des amendes de 500 F à 5 000 F pour le délit d'usage, en permettant la suspension des poursuites dans le cas d'une injonction thérapeutique; dealers et trafiquants risquent pour leur part deux à dix ans de prison, et jusqu'à 50 000 000 F d'amende, peines qui peuvent être portées de dix à vingt ans s'il s'agit d'un trafic professionnalisé ou d'envergure internationale. Dans un cas comme dans l'autre, le jeu des circonstances atténuantes et de la récidive est susceptible de moduler la décision du tribunal dans le sens d'une atténuation ou d'une aggravation.

Ainsi, si risque il y a, ce sont avant tout les petits trafiquants opérant dans les cités ou dans les zones de deal des grandes villes qui y sont exposés. Et s'il apparaît sans ambages que la lettre des textes permet au juge cherchant à faire un exemple de frapper le modeste fumeur de joint comme l'«incitateur», sans parler de l'usager d'ecstasy auquel il est sans doute demandé de rendre des comptes aussi bien sur ses consommations illicites que sur son mode de vie et sur ses préférences sexuelles, il n'en reste pas moins que le quotidien des tribunaux comme celui des prisons voit défiler en priorité des dealers issus des franges marginalisées de la population, ou encore des usagers de drogue dures impliqués dans les réseaux du trafic, et non les membres des classes moyennes qui s'adonnent à l'usage récréatif des drogues. Alors oui, il y a bien urgence à ouvrir un débat objectif et serein sur les stupéfiants, ce qui passe par la suppression ou la modification de l'article L.630, et aussi, sans doute, par un salutaire «coming out». Oui, il y a bien urgence à repenser plus globalement la législation de 1870 sur les «substances vénéneuses»: parce qu'en découpant de manière artificielle et contestable la frontière entre produits licites et illicites, elle met le droit en contradiction avec la société; parce qu'en pénalisant l'usage privé, elle nie certains principes essentiels de la démocratie; mais aussi parce qu'en envoyant au casse-pipe de la répression pénale des individus déjà fragilisés à d'autres titres tout en épargnant à peu près complètement le gros des consommations bourgeoises, elle est génératrice de graves inégalités sociales qui rendent un peu dérisoire la «courageuse» prise de parole de personnalités auxquelles la loi permet en réalité de goûter à peu de frais aux frissons de l'interdit, tandis que les dealers qui les fournissent et qui opèrent dans des espaces publics étroitement surveillés par la police sont ceux qui prennent tous les risques. Qu'elles y prennent garde, d'ailleurs, ces élites avides de paradis artificiels: le cannabis, une fois légalisé, conservera-t-il son charme sulfureux? Rien n'est moins sûrŠ Déjà, en 1928, Louis Aragon notait dans son Traité du style: à propos des drogues: «Le goût du défendu confère à la lueur d'une législation délirante un ténébreux attrait à ce qui n'a pourtant pas le moindre mystère. Tâchez de punir de mort le cyclisme, et vous verrez.»

 

 

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