Source : http://www.combatlarevue.net/?url=article13563

Revue Combat N° 13 - septembre 1998

Le cannabis et la fumette

Qu'en est-il de l'usage de cannabis, en France, aujourd'hui ?

 

 

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septembre 1998

 

Il n'existe rien de pire que ces discussions éternellement oiseuses et répétitives sur la question de la dangerosité comparée des drogues. Depuis Tchekov, d'ailleurs, rien de nouveau n'a été dit sur la question. Aussi est-il illusoire d'imaginer qu'une étude, aussi rigoureuse soit-elle, pourrait tout nous dire de la dangerosité d'une molécule ou d'un assemblage de molécules. La dangerosité dont il est question est davantage à explorer dans ce monde imaginaire, peuplé de produits divers et variés, qui hante l'esprit de ceux qui ont des choses à défendre de ce côté-là. Que le produit soit ce qu'il est, nous l'admettons. Reste à savoir ce à quoi il sert, quand, comment et pour qui ...

L'étude sur la consommation du cannabis réalisée par l'Institut de Recherche Epidémiologique en Pharmacodépendance (IREP) et publiée sous la forme d'un petit livre, n'échappe bien sûr pas à mille et une interprétations de la part de certains de nos collègues, chevaliers blancs ou noirs de la toxicomanie... Pourtant, la stricte utilisation d'une méthode ethnographique, peu suspecte de folie interprétative, nous semblait devoir fonctionner comme une protection solide contre de telles dérives...

Je rappelle donc, ici, quelques-uns des résultats de cette étude.

Notre étude ne permet pas une estimation du nombre total de consommateurs en France. Elle ne permet que la description de ce groupe d'utilisateurs qui en font un usage relativement intensif, quotidien dans la majorité des cas. Nous savons peu de choses, en revanche, sur les consommateurs très épisodiques, ayant consommé du cannabis à titre expérimental, à quelques reprises et sans suite. Ces derniers sont, de toute évidence, les plus nombreux. En d'autres termes, les conclusions que nous pouvons tirer de ce travail concernent bien le groupe des utilisateurs les plus actifs et non pas l'ensemble des usagers.

Elle confirme la grande diffusion de cette pratique dans tous les milieux sociaux et concerne essentiellement une population de jeunes et de jeunes adultes, touchant surtout les hommes. Phénomène relativement discret, cette consommation est peu associée aux problèmes médico-légaux tels qu'ils ont été décrits pour les toxicomanes en général.

Le groupe des consommateurs de cannabis se distingue en effet très nettement de ceux constitués par les toxicomanes demandeurs de soins ou incarcérés.

Les grandes différences entre ces groupes concernent leur bonne insertion sociale, la fréquence bien moindre de stigmates sévères de type médico-légal, la rareté des phénomènes d'addiction. Peu demandeurs de soins, peu stigmatisés et relativement peu repérés par les services de police et de justice, ils sont loin d'être des marginaux.

Ils bénéficient pour la plupart d'une insertion sociale diversifiée et dans les normes. Lycéens, apprentis, ouvriers, paysans, enseignants, jeunes cadres dynamiques, chefs d'entreprise, médecins ou gardiens de la paix, leur engagement dans ce type de consommation ne semble pas déterminé par une situation de détresse particulière au plan social ou psychologique.

Les évolutions naturelles de ces consommations sont en outre irrégulières, marquées aussi bien par de longues périodes d'abstinence totale que par des accélérations et des ralentissements.

Les éléments dont nous disposons ne permettent pas de soutenir l'idée d'une "escalade"qui se ferait à partir du cannabis vers d'autres drogues réputées plus dangereuses. Il est notable, cependant, que les sujets de notre échantillon ont souvent expérimenté d'autres drogues. Mais, en règle générale, ces consommations sont restées isolées. En revanche, nous constatons que le petit sous-groupe de ceux qui ont été dépendants d'une drogue dans le passé (tous produits confondus, à l'exception du tabac) se caractérise par une diminution des conduites addictives actuelles : ceux qui étaient dépendants de l'alcool, de l'héroïne et de la cocaïne ont, dans la grande majorité des cas, mis un terme à ces consommations ou les ont très sensiblement diminuées.

Une telle constatation ne saurait être vue comme une simple relation de cause à effet, une drogue "douce" venant se substituer à une drogue "dure". Nous savons en effet qu'il existe, y compris chez les toxicomanes avérés, une tendance à l'abandon des consommations avec le temps. Mais ce constat conforte l'idée selon laquelle il existe des modes de gestion efficaces de la consommation de tous les produits, y compris le cannabis.

Il devrait aussi, dans le sens inverse, nous faire poser l'hypothèse d'un lien entre cette consommation et ce que l'on pourrait appeler une "désescalade" si, toutefois, le concept d'une "grimpette" en drogues - dans un sens ou dans un autre - pouvait avoir le moindre sens.

La notion même de dépendance, chez les consommateurs de cannabis, mériterait d'être revisitée. Elle correspond effectivement à l'une des préoccupations des fumeurs. Encore faut-il ajouter qu'ils entendent par là, non pas la crainte de devenir dépendants comme des "toxicomanes", mais celle de développer avec le cannabis une attitude qu'ils ont ou pourraient avoir avec le tabac, l'alcool, le café ou d'autres psychotropes : les bénéfices qu'ils tirent de la consommation de cannabis - en termes de plaisir et de convivialité notamment - sont balancés par la conscience qu'ils ont de l'ensemble des inconvénients associés à une consommation qui deviendrait excessive ou trop régulière. L'idée même qu'ils ne souhaitent pas, dans la majorité des cas, renoncer définitivement à ce produit les invite à en moduler les prises, à les tempérer et à les gérer.

En tout état de cause, la dépendance dont il est question ne saurait être calquée sur le modèle des dépendances à l'alcool, au tabac ou à l'héroïne : il est tout à fait remarquable que le sentiment d'être dépendant, quand il existe, n'est proportionnel ni aux quantités consommées, ni aux fréquences de consommation. Ceci pose le cannabis dans une place très particulière par rapport aux autres drogues réputées engendrer la dépendance.

Mais les consommations de cannabis peuvent aussi donner lieu à de sérieux incidents. Parmi ces derniers, nous connaissons la possibilité de décompensation de maladies psychiatriques et l'existence de conduites de dépendance. Ce dernier point, qui concerne surtout des jeunes en situation de souffrance sociale ou psychologique, se manifeste par un enfermement du sujet dans des activités entièrement tournées vers le cannabis : consommation intensive, fréquentation exclusive de fumeurs, revente. De telles consommations cessent d'être récréatives et font du cannabis un objet d'investissement total, seul lien social entre le sujet et les autres. Ceci, bien sûr, n'étant pas l'apanage du cannabis et encore moins sa caractéristique principale.

D'une façon générale, nous observons que les consommations de cannabis se font selon des modalités qui en font des consommations assez bien contrôlées : les sujets ne fument généralement pas n'importe où, n'importe comment, avec n'importe qui et n'importe quand. C'est ainsi que l'on fume plutôt chez soi, entre amis, le soir, tandis que cela est plus rare en famille ou sur le lieu du travail.

Cette forte dimension de gestion des consommations lui donne l'apparence d'une certaine banalité : une telle consommation peut être routinière. Mais cette routine est elle-même le résultat d'un certain apprentissage du produit et de ses effets : les sujets connaissent les effets du produit, sa durée d'action, les risques et les inconvénients associés à une prise.

Elle est donc une routine construite, tenant compte de toutes les exigences que peuvent avoir les sujets quant à leur vie familiale, professionnelle, sociale. Cette construction de la routine pouvant d'ailleurs se faire dans toutes les directions : ne consommer que dans certaines situations, créer les situations favorables à cette consommation. Routines provisoires, enfin, toujours susceptibles d'une remise en question, à l'occasion de telle ou telle situation, une grossesse par exemple.

La conduite automobile en est un bon exemple : les fumeurs auront tendance à éviter de conduire après avoir fumé, feront en sorte de ne prendre le volant qu'après la dissipation des effets. Si, enfin, ils conduisent quand même, les effets du produit (contrairement à l'alcool) les encourageront à une certaine prudence tandis qu'ils seront toujours conscients de se trouver dans un état de conscience altéré : d'où ce paradoxe d'un danger possible par excès de prudence.

Cette banalité se heurte cependant à plusieurs limites : sociale, pharmacologique, légale. D'un point de vue social, nous observons que les réseaux de fumeurs tendent à rassembler des sujets qui sont issus de milieux sociaux proches, ceci en dehors des grands rassemblements festifs. Nous sommes loin d'une consommation qui établirait des liens entre des sujets d'horizons sociaux différents, comme cela peut être le cas pour les usagers d'héroïne au niveau de la rue en particulier : d'une certaine façon, les consommateurs de cannabis n'ont pas grand chose en commun. Il s'agit d'une pratique particulière, certes, mais qui est à situer dans la sphère de la vie privée.

D'un point de vue pharmacologique, les effets du produit font l'objet d'une certaine banalisation dans le discours. Ils se résument souvent, par exemple, à une "ivresse légère" telle que cette dernière peut être évoquée pour le vin. Mais les usagers savent néanmoins la complexité de ces effets et, éventuellement, leur forte intensité, l'impact qu'ils peuvent avoir sur leurs propres activités. D'un point de vue légal, enfin, les consommateurs n'oublient pas que le cannabis fait partie des drogues illicites même si, en définitive, ils ne considèrent pas leur propre pratique comme constituant une déviance, point conforté par une relative tolérance du corps social vis-à-vis des fumeurs : en somme, le cannabis serait une drogue consommée par des personnes qui ne sont pas des drogués. D'où cette position de nombre de consommateurs selon qui la loi qui interdit l'usage du cannabis procède de quelque chose qui dépasse leur entendement. Le développement de la culture du cannabis pour sa propre consommation est la traduction la plus concrète de cette position.

Rodolphe Ingold

Rodolphe Ingold est psychiatre et Directeur de l'IREP (34 rue Jean Cottin, 75018 Paris)

Le cannabis en France, de Rodolphe Ingold et Mohamed Toussirt, Editions Anthropos, Paris 1998, 192 pages, 135 francs. Diffusion Economica, 49 rue Héricart 75015 Paris.


Usages du cannabis en France - étude de l'IREP

Extraits de l'article paru dans Le Monde du 6/12/97

 

Enquête menée par des chercheurs et enquêteurs de l'Institut de recherche en épidémiologie de la pharmacodépendance (IREP), dirigé par le psychiatre Rodolphe Ingold, qui ont interrogé 3000 personnes dans cinq sites géographiques et constitué un échantillon représentatif de 1087 fumeurs.

L'étude confirme l'hétérogénéité des consommateurs, leur "bonne insertion sociale", qu'ils sont "peu demandeurs de soins, peu stigmatisés et relativement peu repérés par les services de police et de justice". Ce rituel à caractère convivial "n'a pas de dimension tribale". Les consommmateurs ne fument pas "n'importe où, n'importe comment, avec n'importe qui et n'importe quand". Il existe "un certain apprentissage du produit et de ses effets", et les fumeurs ont "tendance à éviter de conduire après avoir fumé".

L'échantillon est composé de 29% de femmes et 71% d'hommes, moyenne d'âge : 28 ans, les plus âgés ont 56 et 62 ans. 54% célibataires, 38% mariés ou concubins, 73% disposent d'un domicile personnel.

profil sociologique des usagers

 

(C : cannabis ; DI : drogues injectables)

Niveau d'études

Primaire 2% C, 2% DI

Secondaire

- court 26% C, 71% DI

- long 23% C, 9% DI

Supérieur 49% C, 17% DI

 

Activité professionnelle

Etudiant 25% C, 1% DI

Stagiaire 3% C, 5% DI

Chômage inscrit 12% C, 41% DI

Chômage non inscrit 2% C, 28% DI

Actif 66% C, 25% DI

 

Le haschisch est le plus consommé (78%) mais l'herbe (utilisée par 18%) est le produit préféré de la majorité (61%). 73% des fumeurs réguliers disent avoir expérimenté d'autres drogues (42% LSD, 42% cocaïne, 30% ecstasy, 27% héroïne, 24% champignons hallucinogènes et 20% médicaments) et 74% ne consomment plus aujourd'hui que du cannabis.

[Ce qui confirme au passage une fois encore l'inanité de la théorie de "l'escalade", ndR].

88% fument à domicile, ou chez des amis (97%), rarement en famille (31%), au travail (30%), ou n'importe où (30%).

"L'importance des lieux publics, notamment les moyens de transport, est bien établie et tendrait à témoigner de la 'banalisation' du phénomène" signalent les chercheurs.

8% des fumeurs fument seuls.

56% consomment une ou plusieurs fois par jour, 30% une ou plusieurs fois par semaine, 14% une ou plusieurs fois par mois. 86% des sujets rapportent des épisodes de non consommation durant 3 à 4 mois en moyenne et 68% disent ne pas envisager d'arrêter un jour.

Achats effectués de façon individuelle (62% des cas) ou groupée (45%), le don reste "une forme fréquente d'acquisition" (45%). 88% des acheteurs s'approvisionnent à côté de chez eux (79% dans un appartement, 19% dans la rue).

Budget mensuel moyen : entre 500 et 600 F. 25 % des personnes interrogées cultivent des plants, dont 97% pour leur usage personnel, et "cette culture est certainement en expansion actuellement" selon l'étude, qui remarque que pour certains héroïnomanes, la campagne est "un refuge" où "le cannabis joue le rôle d'un produit de substitution".

Raisons invoquées : "faire comme les copains" ou "pour se défoncer" chez les plus jeunes, "pour le plaisir de partager un joint avec leurs amis" chez les adultes, ou comme "anti-stress ou somnifère". Rire et joie sont "parmi les effets les plus recherchés". Mais quelques effets indésirables sont constatés : "tachycardie, céphalées, vertiges, vomissements, tremblements, sensation de froid, paralysie..." qui sont "souvent décrits en lien avec une situation ou un certain état psychologique préalable que la consommation révèle ou aggrave". À plus long terme, certains ressentent "un sentiment de fatigue intense et l'impression d'une perte de la mémoire".

2% de l'échantillon considèrent finalement être dépendants du cannabis, la plupart sur un plan psychologique, "bien que quelques-uns fassent état, au bout de quelques jours d'abstinence, d'insomnies, d'irritation, de difficultés pour se concentrer ou d'une baisse de créativité".


Le Monde daté du mercredi 18 novembre 1998

 

« Les petites productions donnent rarement lieu à des pratiques commerciales »

 

Rodolphe Ingold est psychiatre, anthropologue et fondateur de l'Institut de recherche en épidémiologie de la pharmacodépendance (IREP). Il a dirigé une enquête sur la consommation de cannabis dont les résultats ont été publiés dans un ouvrage intitulé Le Cannabis en France (éditions Anthropos).

 

A quand remonte le phénomène de l'autoproduction ?

 

La culture a commencé à se développer à la fin des années 70, avec la raréfaction de la marijuana étrangère et, surtout, avec l'apparition, sur le marché, de variétés de graines beaucoup plus adaptées au climat français. A la surprise des producteurs, elles ont commencé à fournir au milieu des années 80 des produits de bonne qualité.

La culture en appartement, sur un balcon, ou dans un jardin ou dans la nature, est alors devenue une pratique très fréquente. Petit à petit, les consommateurs français ont commencé à comprendre tout l'intérêt qu'ils pouvaient tirer de la culture du cannabis par leurs propres moyens, en s'inspirant des techniques développées en Hollande. Une expertise s'est développée au cours des quatre ou cinq dernières années, qui permet aujourd'hui au planteur moyen d'être parfaitement au courant de ce qu'il faut faire pour en cultiver dans de bonnes conditions.

 

L'autoproduction ne favorise-t-elle pas le trafic, ou une plus grande consommation ?

 

Au contraire, cette pratique encourage à une consommation « gérée », beaucoup plus ritualisée, car elle est conditionnée par la saison, par le fait que la plante est prête ou non. Comme les graines qui circulent de main en main, les petites productions de cannabis donnent rarement lieu à des activités commerciales. Ce qui domine, c'est une sorte de convivialité, qui privilégie le don, l'échange ou le partage. A la campagne, on donne un peu d'herbe en échange d'un poulet. En ville, cela peut être une façon de payer le plombier qui vient faire un petit boulot. Tout cela n'exclut pas l'existence d'une production avec des enjeux commerciaux importants.

 

La culture du cannabis va-t-elle continuer à se développer ?

 

On est en train d'assister à la courbe ascendante de ce phénomène et tout laisse penser que cette culture individuelle du cannabis devrait s'accroître dans les années qui viennent. Hormis les risques de sanction légale, les consommateurs n'y trouvent que des intérêts et ne voient pas pourquoi ces pratiques devraient être découragées. Quant à la loi, il faut bien constater qu'elle est très diversement appliquée et très difficilement applicable. Les dispositions légales, qui n'ont pas été modifiées depuis très longtemps, sont perçues comme étant de plus en plus obsolètes et très gênantes pour ceux qui veulent consommer du cannabis ou se réserver le droit d'avoir accès à ce produit. La loi de 1970 fonctionne presque comme un encouragement, dans la mesure où le fait de cultiver ses plants chez soi n'est plus vécu comme une transgression, mais comme une pratique banale, située dans le cadre de la vie privée, intime, familiale, qui n'a en principe rien à voir avec les considérations légales. La banalisation de cette culture vient finalement remettre en question la loi de 1970, qui met toutes les drogues dans le même sac et qui leur réserve un traitement identique.

© Le Monde 1998