NON A LA GUERRE ANTIDROGUE

 

Légalisons l'héroïne, elle deviendra inoffensive

 

"The Guardian" (Londres)

 

Selon le journaliste britannique Nick Davies, les ravages causés par la drogue sont en réalité imputables à sa prohibition. La logique du marché noir est seule en cause, pas l'héroïne elle-même, qui ne serait qu'un médicament bénin.

Article paru dans Courrier International n°557 du 5 au 11 juillet 2001, pp 39-40.

Lire aussi :

-l'article original, en intégralité et en anglais.

-ce bref compte-rendu de Libération (15/06/2001).

« The Guardian »

est pour la légalisation de l'héroïne

Dans un article de deux pages, le très sérieux quotidien de centre gauche propose de dépénaliser l'héroïne. « Dans la guerre antidrogue, le plus long conflit en cours, la première victime est la vérité (...). La vérité cachée de cette guerre est qu'elle entretien elle-même le problème qu'elle est censée résoudre ». Comme si une armée de l'air bombardait ses propres bases, précise Nick Davies. Selon l'auteur, c'est le marché noir qui est la cause de tous les maux (maladies, délinquance). L'héroïne en tant que telle cause, au pire des nausées et de la constipation. « Même l'eau deviendrait dangereuse pour la santé, si elle était vendue au marché noir », assure Davies, qui fait remarquer que, de 1968 à aujourd'hui, le nombre d'héroïnomanes est passé de 500 à 500 000. Un signe patent de l'échec de la lutte antidrogue. « Si nous avons une quelconque compassion pour les usagers de drogues, si nous avons l'intention de nous attaquer aux causes de la criminalité, s'il reste un peu d'honnêteté dans notre classe politique (...) arrêtons la guerre antidrogue. »


 

Le 3 avril 1924, à Washington, un groupe de membres du Congrès tint une réunion officielle pour débattre de l'avenir de l'héroïne. Ils consultèrent à cette occasion des experts assermentés qui leur expliquèrent que l'héroïne était un poison provoquant la démence et présentant un grand danger de mort, sa dose toxique n'étant que légèrement supérieure à sa dose thérapeutique. Ils résolurent alors d'en arrêter la fabrication et d'en interdire tous les usages aux Etats-Unis, et décidèrent de lancer une campagne internationale de prohibition. En l'espace de deux mois, leur proposition était devenue une loi grâce au soutien enthousiaste des deux Chambres. La guerre contre la drogue venait d'être déclarée.

 

Afin de comprendre cette guerre, et notamment les problèmes liés à l'héroïne, il est nécessaire de souligner un fait essentiel : ainsi que l'affirme le Pr Arnold Trebach [président de la Drug Policy Foundation, qui défend des solutions alternatives à la lutte contre la drogue], "pratiquement aucun des 'faits' rapportés sous serment par les experts médicaux et criminologues en 1924 n'était étayé par une preuve solide". Presque tous sont aujourd'hui directement et intégralement contestés par les résultats de la recherche menée dans le monde entier. La vérité a ainsi été la première victime d'une guerre qui, soixante-dix-sept années plus tard, continue de faire rage avec plus de vigueur que jamais.

 

La drogue et la peur vont de pair. Mais, si la guerre contre la drogue est effrayante, ce n'est pas pour les raisons invoquées par ses généraux. La vérité cachée, c'est que c'est elle-même qui crée le problème qu'elle prétend résoudre. La mort, la maladie et la destruction morale associées aux drogues dures ne sont pas la conséquence de l'utilisation de la drogue : elles procèdent du marché noir consécutif à la stratégie de prohibition. Les drogues ne présentent pas de danger en elles-mêmes, et nous pourrions éviter le cortège de maladies, de morts et de crimes qui les accompagne si seulement nous les légalisions. Une telle revendication relève cependant de l'hérésie : les preuves implacables de la futilité destructrice de la guerre contre la drogue sont tues dans tous les débats publics contemporains.

 

Prenons l'héroïne comme exemple, et ce n'est pas le plus simple. En termes médicaux, c'est un opiacé connu sous le nom de diamorphine, qui se métabolise en morphine quand il entre dans l'organisme. En termes de lutte contre les toxicomanies, c'est l'ennemi numéro un. Commençons par considérer les allégations selon lesquelles l'héroïne abîme le cerveau et le corps de ceux qui la consomment, et penchons-nous sur la plus vaste étude jamais menée. Conduite dans les années 1920, elle concernait 861 patients du Philadelphia General Hospital, tous consommateurs d'héroïne depuis cinq à vingt ans. Selon ses conclusions, ces personnes n'avaient été en aucune manière affectées ; leur poids, leur peau et leurs dents n'avaient pas bougé.

 

Voyons maintenant ce que nous dit le Martindale, ouvrage médical de référence. Il nous apprend que l'héroïne est utilisée pour atténuer les douleurs sévères chez l'enfant et chez l'adulte, chez les sujets fragiles ou âgés et les femmes sur le point d'accoucher ; elle est même parfois injectée aux bébés prématurés convalescents après une opération. Le Martindale n'a enregistré aucun cas problématique de patients devenant invalides, moralement dégradés, criminels ou simplement fous. Seule mention d'effets secondaires engendrés par cette substance : des problèmes de nausées et de constipation.

 

Il est en fait impossible de trouver des preuves scientifiques étayant l'assertion selon laquelle l'héroïne porterait préjudice au corps ou à l'esprit de ses consommateurs. Selon une étude datant de 1965 et menée à New York par le Dr Richard Brotman, "la médecine a depuis longtemps enterré le mythe selon lequel les opiacés seraient manifestement nocifs pour le corps". Le beurre de cacahuète, la crème et le sucre, par exemple, sont bien plus susceptibles de nuire à la santé de ceux qui les consomment.

 

A présent, examinons la théorie qui veut que l'héroïne tue. Les faits sont clairs, il est possible de mourir d'une overdose d'héroïne. Mais les preuves sont tout aussi manifestes qui montrent que, contrairement à ce que prétendent les hommes politiques, il n'est pas du tout facile d'en arriver là. Les opiacés agissent, on le sait, sur la respiration ; les médecins qui les prescrivent afin de calmer la douleur les administrent pour soulager des patients souffrant de problèmes pulmonaires. Mais, aussi surprenant que cela paraisse, il faut savoir que, pour affaiblir la respiration jusqu'à un point de non-retour, il faut dépasser la dose normale à un degré extrême. L'héroïne est incroyablement sûre ; contrairement à ce qui a été dit en 1924, le gouffre entre une dose thérapeutique et une dose mortelle est extraordinairement large.

 

L'héroïne peut, c'est avéré, engendrer une dépendance très forte et, à des doses extrêmes, tuer ; deux excellentes raisons pour ne jamais commencer à en prendre. Mais la vérité, piétinée par la cavalerie des soldats antidrogue, est que, correctement prescrite, l'héroïne pure est un médicament bénin. Ayant mené des études sur la dépendance aux drogues pendant des années à l'école de médecine de Harvard, le Pr Norman Zinberg [1921-1989] a su voir le mensonge caché sous les belles phrases. "Les organismes officiels, dirigés à l'origine par le vieux Bureau fédéral des narcotiques, ont érigé mythe après mythe afin de soutenir nos programmes actuels. Quand l'évocation des dealers de cours de récréation, le spectre de la 'progression de la drogue', les assertions selon lesquelles la drogue transformerait le cerveau en gelée et autres histoires horribles ne suffisent plus, ils en inventent d'autres : 'la drogue affecte les chromosomes', 'se droguer est une maladie contagieuse'. Ces mythes ont été élaborés longtemps après qu'on les a démentis, au prétexte hypocrite que si cela avait permis de détourner ne serait-ce qu'un seul enfant de la drogue, alors cela valait la peine de mentir."

 

Si inoffensive entre les mains des médecins, l'héroïne devient extrêmement dangereuse quand elle est coupée par les dealers avec du paracétamol, du détergent pour canalisations, du sable, du sucre, de l'amidon, du lait en poudre, du talc, du café, de la poussière de brique ou de ciment, de la sauce alimentaire déshydratée, de la poudre de riz ou du curry. Aucune de ces substances n'a été conçue pour être injectée dans les veines. Certaines d'entre elles, comme les détergents, sont tout simplement toxiques et empoisonnent le consommateur. D'autres, comme le sable ou la poussière de brique, sont entraînées dans de petits vaisseaux capillaires où elles forment des caillots, empêchant la circulation du sang vers les doigts ou les orteils. Très rapidement, la gangrène veineuse s'installe et l'amputation devient la seule solution.

 

Les acheteurs ne peuvent pas se permettre de gaspiller une miette d'héroïne, et c'est pour cela qu'ils se l'injectent, car la fumer ou la sniffer serait trop inefficace. L'Oxford Handbook of Clinical Medicine a noté qu'une grande proportion des maladies chez les toxicomanes était causée par des infections de plaies, des septicémies, des endocardites infectieuses, toutes imputables au manque d'hygiène des techniques d'injection.

 

Les toxicomanes ne savent pas vraiment ce qu'ils achètent, il arrive donc qu'ils soient victimes d'overdose par accident. Le Dr Russel Newcombe, spécialiste de l'étude des dépendances à l'université John Moores de Liverpool, a découvert que la pureté de l'héroïne vendue dans la rue variait de 20 à 90 %. "Les utilisateurs peuvent accidentellement prendre une dose trois ou quatre fois supérieure à celle qu'ils avaient prévue", explique-t-il. Et l'on se trouve devant l'aberration de gouvernements décidant de protéger la population d'un produit qu'ils prétendent dangereux en refusant l'assistance et l'information qu'ils rendent obligatoires pour la consommation de produits à l'innocuité notoire.

 

Souvent à court de substance, les consommateurs en viennent par ailleurs à mélanger leur dose avec tout ce qui leur tombe sous la main, notamment de l'alcool. Associée à une bouteille de vodka ou une poignée de sédatifs, l'héroïne peut causer une situation de détresse respiratoire, voire interrompre totalement la respiration. Dans tous les cas, que ce soit à cause de produits utilisés pour couper l'héroïne ou d'une infection due à la méthode d'injection, que la mort soit causée par overdose accidentelle ou par l'utilisation de plusieurs produits, c'est le marché noir qui est à la racine du mal. Evidemment, la solution la plus sûre consiste à ne pas se droguer, mais, pour ceux qui sont dépendants, la prohibition est synonyme de danger et de mort. L'eau elle-même deviendrait dangereuse si elle était rendue illégale et livrée à un marché noir criminel.

 

La même logique s'applique aux produits qui, contrairement à l'héroïne, sont intrinsèquement dangereux, comme l'alcool, dont la consommation est néfaste pour le foie et source de problèmes sociaux (violence et accidents de la route). Dans les années 20, les bootleggers américains préparaient leur alcool de contrebande en le mélangeant avec des produits comme l'alcool à brûler, pouvant provoquer la cécité (ce qui explique la prolifération de chanteurs de blues aveugles). Cet épisode montre que le marché noir est néfaste non seulement pour les consommateurs, mais également pour la communauté tout entière. Quand on évoque la prohibition, on peut se moquer de l'ineptie d'une politique qui a provoqué une telle vague de criminalité. Et pourtant, aujourd'hui, dans notre pays [la Grande-Bretagne], l'interdiction de la drogue a entraîné une explosion du crime dans des proportions atterrantes. La version mondiale de ces dégâts a été succinctement évoquée par le sénateur Gomez Hurtado, ancien ambassadeur de Colombie en France, qui a déclaré lors d'une conférence en 1993 : "Oubliez les morts causés par la drogue et le sida. Tout cela n'est rien comparé à ce qui ne manquera pas de frapper de plein fouet les sociétés occidentales libérales. Les revenus des barons de la drogue se montent à 500 milliards de dollars par an, soit plus que le budget de la défense des Etats-Unis. Grâce à cet énorme muscle financier, ils peuvent suborner toutes les institutions gouvernementales et, si l'Etat résiste, se doter des moyens militaires de le faire céder. Avec la réapparition de la loi des gangs, c'est le retour à l'obscurantisme médiéval qui nous menace. Si l'Occident se laisse séduire par le joug du tyran et de la brute, ce sera du fait des politiques actuelles concernant la drogue."

 

Après avoir attaqué, estropié et tué ceux-là mêmes qu'ils prétendaient protéger, après avoir infligé une vague de criminalité à la communauté qu'ils prétendaient défendre, après avoir présenté aux contribuables une facture qui se monte à présent à 1,7 million de livres annuel [17 millions de FF] rien que dans notre pays, les généraux de la guerre antidrogue pourraient cependant encore prétendre au respect s'ils étaient capables de montrer qu'ils ont atteint leur objectif : arrêter ou au moins réduire la circulation de stupéfiants. Mais il n'en est rien.

 

La prohibition n'a pas seulement échoué à endiguer la circulation des substances illégales, elle l'a réellement encouragée. Le moyen le plus facile pour un toxicomane de trouver de l'argent pour s'approvisionner consiste à vendre lui-même de la drogue et à consommer ses bénéfices. Il cherche donc de nouveaux clients, et c'est ainsi que lorsqu'un enfant commence à consommer de la drogue, ses camarades de classe ne tardent pas à le suivre. La toxicomanie imputable au marché noir connaît une progression géométrique. La Health Education Authority [Agence d'éducation sanitaire] a constaté en 1995 que 70 % des gens entre 11 et 35 ans s'étaient déjà vu proposer de la drogue. En 1968, quand la Grande-Bretagne a commencé à interdire l'héroïne, il y avait alors moins de 500 héroïnomanes dans le pays - quelques musiciens de jazz, une poignée de poètes, des Chinois de Soho. Aujourd'hui, le ministère de l'Intérieur estime qu'il doit y en avoir 500 000 : belle illustration de l'efficacité de la vente pyramidale.

 

Notre gouvernement n'a pas encore commencé à envisager la légalisation de l'héroïne. Pourquoi ? La réponse nous est livrée dans toute son évidence par Paul Flynn, député travailliste farouchement opposé à la prohibition. "Les politiciens électoralistes pensent que montrer les apparences d'une lutte sans merci contre la drogue leur permettra de gagner en popularité et en voix." Mais, alors que les prohibitionnistes sont mis dans l'embarras par leur échec flagrant, les partisans de la légalisation peuvent prouver que fournir de la drogue "sûre" contribuerait à améliorer la santé physique et mentale des consommateurs, réduirait le taux de criminalité et provoquerait l'étiolement du marché noir.

 

Des projets menés dans ce sens aux Pays-Bas, au Luxembourg, à Naples et également en Grande-Bretagne ont donné des résultats impressionnants. A Liverpool, au début des années 90, grâce à une autorisation spéciale du ministère de l'Intérieur, le Dr John Marks a pu prescrire de l'héroïne à des toxicomanes. La police a constaté une diminution de 96 % des crimes parmi son groupe de patients. Les décès dus au HIV transmis par les seringues et aux overdoses sont tombés à zéro. Mais le projet a dû s'arrêter sous la pression acharnée du gouvernement. En dix ans de travail, le Dr Marks n'avait perdu aucun patient. Deux ans après la fin du projet, 41 d'entre eux étaient morts.

 

Bien sûr, les détails doivent être débattus. Qui serait autorisé à délivrer la drogue légalisée : les généralistes, les cliniques privées, les pharmaciens ? Devrions-nous continuer de prescrire des substituts tels que la méthadone parallèlement à l'héroïne ? La drogue serait-elle totalement gratuite, afin de garantir l'extinction du marché noir ? Comment utiliserions-nous les millions de livres économisées grâce à la fin de la guerre ? Si nous avons la moindre compassion pour nos toxicomanes, si nous voulons vraiment nous attaquer aux racines du mal, s'il reste une once d'honnêteté dans notre système politique, il n'y a plus de place pour le débat sur le principe. Il faut dire non à la guerre antidrogue.

 

Nick Davies

 

 

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