UN GRAND OEIL DESINTOXIQUE

Par Philippe Garnier

 

Le discours sanitaire et le nouvel esprit de prohibition de l'alcool et du tabac dessinent un monde où chacun devra rester sobre et en parfaite santé pour mieux servir un fonctionnement économique absurde.

En quoi la sobriété vaut-elle mieux que l'ivresse ? Pourquoi s'abstenir d'alcool ou de cannabis ? Répondre à ces questions est beaucoup plus difficile que ne semblent l'imaginer les nouveaux militants de la désintoxication généralisée. En dehors du strict enjeu de la sécurité routière, il est rigoureusement impossible d'expliquer pourquoi la vie d'un ivrogne fumeur serait moins intéressante et recommandable que la vie d'un buveur d'eau non-fumeur. Or, c'est précisément à une époque où personne ne se risque à assigner de but à l'existence individuelle, où l'État se garde bien de promouvoir une idéologie religieuse ou révolutionnaire que le discours sanitaire se fait de plus en plus pressant. On peut concevoir qu'un État religieux empêche ses sujets de boire ou de se droguer, puisqu'il s'agit de préparer le salut des croyants. On peut comprendre qu'un État marxiste révolutionnaire impose la sobriété, puisqu'on ne fait pas la révolution avec des alcooliques. Ou encore qu'une nation qui se veut « combattante », comme l'étaient les pays d'Europe au début du XIXème siècle, veille sur la santé physique de ses futurs soldats. Mais c'est le processus inverse qui s'accomplit, et plus on s'éloigne des vieux modèles de l'État religieux ou militaire, plus se déploient l'obsession de la santé publique et de la sobriété.

 

Une immortalité congelée

 

Cette nouvelle pédagogie de la désintoxication passe par d'innombrables canaux, associations, organismes publics et messages médiatisés. Depuis les mises en garde répétées du Docteur Claude Got, passé de l'Observatoire des drogues et toxicomanies à celui de la sécurité routière, jusqu'aux pieuses recommandations de l'Organisation Mondiale de la Santé dans son rapport annuel. On y lit par exemple (version 2003) que « l'obligation de réduire les risques pour vivre longtemps et en bonne santé incombe à la fois aux individus à l'ensemble de le population et aux gouvernements ». Ou encore qu' « avoir une conception optimiste de l'existence est un facteur psychosocial favorable chez l'adulte ». Vivre longtemps, optimiste et en bonne santé y apparaît comme l'impératif par excellence, celui qui concentre et éclipse tous les autres. S'administrer ses poisons au ralenti que sont l'alcool, le tabac ou les stupéfiants équivaut désormais au mal absolu. Et moins on sait pourquoi il est mal d'abuser des drogues douces, plus on le répète avec une insistance creuse, telle une autorité parentale qui ne sait plus à quoi sert son message éducatif mais le rabâche de façon phobique et obsessive.

 

Car pourquoi rester sobre et en bonne santé ? Pour vivre le plus longtemps possible ? Et pourquoi vivrait-on le plus longtemps possible ? Sans doute pour accomplir cet idéal d'immortalité individuelle qui est au c¦ur des sociétés développées d'aujourd'hui. Le fantasme de la congélation des corps pour une conservation millénaire hantait la science-fiction américaine des années 60. Désormais, l'utopie s'est rétrécie, il s'agit de vivre le plus sobrement possible pour faire reculer de quelques années les limites de la biologie humaine. Et cela, quand bien même les intouchables dépenses de Santé publique souffriraient de la multiplication des centenaires.

 

La santé au service de la circulation infinie

 

Cet idéal de sobre longévité s'accompagne d'un impératif de circulation sans cesse plus rapide des marchandises et des valeurs. C'est même à cela qu'on mesure la croissance économique, donc le supposé bien-être collectif. Les objets ont-ils circulé encore un peu plus vite cette année ? Les flux financiers se sont-ils accélérés ? Si oui, tout va bien. Or cette circulation accrue va de pair avec la conversion générale à la tempérance. Pas seulement à cause des accidents de la route. Mais parce que l'ivresse menace de ralentir la circulation du monde réel. Parce que seule une sobriété absolue nous permet d'acheter sans cesse plus de voitures, de regarder sans cesse plus de DVD, de passer huit heures d'affilée devant nos écrans d'ordinateurs ou de télévisions. Impossible de faire un bon score de jeu vidéo sur Myst ou Tomb Raider en ayant bu une demi-bouteille de whisky. Or il nous faut chaque jour engranger un certain nombre de points sur différentes parties et nous convertir en portails automatiques enregistrant le plus grand nombre possible de transactions. Sans quoi c'est le monde marchand dématérialisé qui risquerait de ne plus fonctionner. L'accélération du rythme marchand est devenue l'utopie qui mérite notre participation infatigable et de plus en plus sobre.

 

Le flux sans cesse plus rapide de particules monétaires ou numériques doit avoir en son centre un grand ¦il désintoxiqué. Il nous est demandé de devenir les témoins abstinents et mornes de ce réel de plus en plus irréel qu'est l'infini des choses circulantes. Mais, étrangement, c'est notre sensation de réel qui s'amenuise à mesure que nous est asséné le rabâchage global de la circulation et de la bonne santé, le ressassement de la sécurité routière, de la maîtrise des dépenses médicales et du bon fonctionnement de nos organes.

Une sensation défaillante du réel nous gagne, et une aspiration à ce qu'Antonin Artaud appelait le « corps sans organes », sentiment d'ivresse pure, jouissance du passage du temps. Que cette ivresse et que cette jouissances soient liées, ou non, à la consommation de drogues douces ou dures... Mais c'est précisément ce qui n'aide pas l'état présent du monde à se perpétuer : « Vivre en ce monde est un grand rêve, à quoi bon se fatiguer, aussi tout le jour je suis ivre... » écrivait Li Po, poète chinois du Vème siècle.