« Un stupéfiant
fétichisme »
Arguments éthiques en faveur de la
liberté thérapeutique
par
Mark HUNYADI*
Docteur en philosophie,
maître-assistant à l'Université de
Genève, chercheur au C.N.R.S. (Paris)
1. Un problème au seuil du
problème
Ce n'est qu'avec circonspection et prudence que le
philosophe éthicien peut s'aventurer sur un
terrain aussi chargé que celui des questions
liées à la drogue, et ce pour au moins deux
raisons. D'une part, puisqu'il est éthicien, il n'est
pas clinicien, et sa parole est pour ainsi dire
délestée du poids de l'action et de
l'expérience, de même que ses réflexions
sont dégagées du poids de la décision
à prendre. Cela l'oblige en tout état de cause
à une absolue modestie, cela l'oblige aussi
à ne jamais perdre de vue que son éventuelle
contribution ne peut valoir que comme un point de vue
possible au sein d'un champ argumentatif qui en comprend
nécessairement beaucoup d'autres.
Mais une deuxième raison, plus profonde,
engage à l'extrême prudence. C'est qu'il est
extrêmement difficile, même pour
l'éthicien supposé professionnel, d'identifier
ce qu'est ou ce que sont exactement le ou les
problèmes éthiques spécifiquement
liés aux toxico-dépendances. En d'autres
termes, on se trouve en difficulté au moment
même où l'on pose le problème. Par
exemple, on peut classiquement définir la
problématique éthique liée à la
drogue - comme le fait un article du tout récent
Dictionnaire de philosophie morale , aux PUF - comme
étant constitué par un conflit
d'intérêts entre les trois sommets d'un
triangle dont l'un représenterait la liberté
individuelle, le deuxième le maintien
constitutionnellement garanti de l'ordre public par l'Etat
et le troisième les impératifs de santé
publique qui incombent à ce même Etat.
C'est là, assurément, une manière
suggestive de poser le problème, et elle correspond
bien à nos intuitions de citoyens. Mais il me semble
que toute suggestive qu'elle soit, cette
élégante présentation d'une tension
entre trois points de vue concurrents passe néanmoins
à côté d'une des dimensions essentielle
dans laquelle se noue le problème éthique
lié à la drogue, à savoir la souffrance
des sujets toxico-dépendants, non seulement la
souffrance dont témoigne leur toxicomanie
elle-même - ce à quoi les modèles
psychanalytiques nous ont habitué à
prêter attention -, mais encore la souffrance bien
réelle qu'ils endurent à cause de leur
toxicomanie telle qu'ils la vivent dans le présent -
une dimension de la souffrance à laquelle les
modèles psychanalytiques sont certainement plus
sourds. En plaçant d'emblée le problème
éthique lié à la drogue sous le signe
d'un conflit de droits fondamentaux, comme on le fait
classiquement, on perd d'entrée de jeu cette
dimension concrète de la souffrance qui est pour
ainsi dire le milieu où se joue la relation
complexe entre la demande du sujet toxicomane et la
réponse thérapeutique possible du
médecin. Si cette souffrance est le milieu de la
relation patient-médecin, elle est aussi le lieu
d'une problématique éthique que le droit ne
peut, me semble-t-il, feindre d' ignorer. Et effectivement,
c'est bien cette souffrance qui, à un titre ou
à un autre, de près ou de loin, incite
à tenter des expériences telles celles qui
nous occupent aujourd'hui.
Il y a ainsi un problème au seuil même du
problème : en quels termes simplement
identifier le problème éthique
lié à la toxicomanie en général,
à la prescription médicale
d'héroïne en particulier ?
2. Le salut, ou rien...
Je ne veux pas me dérober à cette
question, mais je ne veux pas non plus me contenter de
disserter sur de rassurantes
généralités. J'aimerais envisager le
problème radicalement - c'est-à-dire à
la racine -, et poser la question suivante : pourquoi
l'absorption de drogues pose-t-elle des questions
éthiques ? La réponse est à la fois
simple et lourde de conséquences : cette
absorption pose des questions éthiques dans la mesure
même où les drogues que l'on absorbe sont
interdites. Cette réponse est simple, parce que
d'une certaine manière, elle tombe sous le sens : si
telle drogue n'était pas interdite, son absorption ne
poserait évidemment aucun problème moral, pas
plus en tout cas que n'en pose a priori la relation à
l'usage récréatif de tout autre substance,
alcool ou nicotine. Mais cette réponse en apparence
triviale est lourde de conséquences, dans la mesure
même où elle renvoie inévitablement
à la question suivante : pourquoi telle drogue
est-elle interdite ? En formulant la question dans
cette simplicité, on se donne aussi la
possibilité de fournir des réponses claires
à cette même question.
Deux positions de principe...
On voit ainsi deux positions de principe s'affronter : la
première dit en gros que telle drogue est
interdite parce qu'elle est un mal, la deuxième
dit, tout aussi schématiquement, que la drogue est
un mal parce qu'elle est interdite.
La première - "la drogue est interdite parce
qu'elle est un mal" - est apparemment la plus profonde,
parce qu'elle se réfère implicitement
à un ordre des choses secret, enfoui, à une
frontière non dite mais bien réelle entre ce
qui est bon d'un côté, ce qui est mal de
l'autre ; à un principe naturel sous-terrain qui
ordonne le cours du monde, et dont on ne percevrait que
les symptômes les plus apparents, sous la forme de ce
que nous savons confusément être le bien ou le
mal. Il adhère à cette vision des choses un
quelque chose de théologique ou de
métaphysique qui lui confère une sorte de
dignité particulière. Ses défenseurs
peuvent ainsi affirmer avec l'aplomb des grandes certitudes
que puisque la drogue est un mal, il faut tout naturellement
l'interdire ; l'ordre social se conformera ainsi à
l'ordre naturel des choses.
En réalité, je pense que contrairement
à l'apparence, loin d'être profonde, cette
vision des choses est très naïve, et
procède d'une illusion projective dont sont
coutumières les pensées théologiques.
Il s'agit d'attribuer les caractéristiques du mal
à une entité qu'on situe hors de soi ; on
explique alors le mal par le mal, un peu comme on
explique le mal par le Diable, ou le pouvoir
somnifère de l'opium par sa vertu dormitive... Autant
dire qu'on n'explique rien, et qu'on baigne en pleine
tautologie.
L'autre position - "la drogue est un mal parce
qu'elle est interdite" - est à la fois beaucoup
plus profonde et, me semble-t-il, plus proche de la
réalité. Elle permettra aussi, ultimement,
je crois, de dédramatiser le débat entre la
répression, la maintenance sous méthadone ou
la distribution d'héroïne. Pourquoi est-elle
plus profonde ? Parce qu'elle oblige à briser la
tautologie indiquée à l'instant, et nous
contraint à nous interroger sur les motifs
réels qui poussent à l'interdiction de telle
ou telle drogue. Si en soi aucune chose n'est mauvaise,
il faut avoir des motifs, affirmés ou secrets,
conscients ou inconscients, pour l'interdire. Si l'on admet
en effet que la drogue n'est pas un mal en soi, qu'elle ne
rassemble pas en elle les caractéristiques du "mal",
si l'on admet donc qu'elle n'est pas
intrinsèquement mauvaise, mauvaise par nature, mais
au contraire qu'elle est toujours considérée
comme mauvaise, c'est-à-dire relativement à
certains buts ou à certaines valeurs, relativement
à certaines visions de l'homme ou de la
société, alors nous pouvons nous interroger
librement sur le pourquoi de telles interdictions :
qu'est-ce qui, fondamentalement, les motive ? Quelle est
leur raison d'être ? Leur bien-fondé ?
L'une est tolérée, l'autre pas...
On imagine aisément qu'il n'y a pas de
réponse simple ni univoque à ce genre de
questions. Ce n'est toutefois pas une raison pour ne pas
tenter une hypothèse. On ne peut ainsi pas ne pas
être frappé par la différence de
traitement, sous nos latitudes, entre l'alcool et ce qu'on
appelle communément les drogues. Pour
justifier l'extrême tolérance dont jouit la
consommation d'alcool par rapport à celle de la
drogue - alors même que les statisticiens montrent
aisément chiffres à l'appui que les
dégâts sociaux liés directement ou
indirectement à l'alcool sont infiniment plus grands
que ceux provoqués par la drogue -, pour justifier
cette extrême tolérance donc, on invoque
souvent les taxes importantes que perçoit l'Etat sur
la vente d'alcool ; l'Etat n'aurait pas intérêt
à dissuader énergiquement de la consommation
d'alcool, étant donné le profit substantiel
qu'il y trouve. C'est là toutefois, on en conviendra,
une vision très superficielle des choses : car s'il
est certain que l'Etat trouve une source de profit non
négligeable dans la consommation d'alcool de ses
citoyens, le problème fondamental demeure, celui de
savoir pourquoi c'est l'alcool - plutôt qu'un autre
produit - qui est ainsi étatiquement favorisé
; le fait que l'alcool ait une place si officielle dans les
comptes nationaux n'est que le symptôme, et
non la cause, de la valorisation dont il est l'objet.
Il reste toujours à expliquer pourquoi c'est l'alcool
qui fait l'objet de tant de sollicitude, et non, par
exemple, la drogue.
L'alcool lie, la drogue délie, dit-on...
L'hypothèse, la voici - et c'est elle qui me
mettra sur les rails de ma thèse elle-même : si
la drogue a réussi à rassembler contre elle un
consensus encore tenace dans la population, c'est que dans
une société comme la nôtre,
fondée réellement sur l'échange et le
commerce entre les individus, et fondée
symboliquement sur le contrat social, qui
fondamentalement suppose la communication entre égaux
- communication économique sous forme de
l'échange marchand, communication politique sous
forme de participation à la formation de la
volonté politique, ou communication sociale sous
forme d'interactions directes entre membres d'une même
société ; dans une telle société
donc, pour qui la communication entre cosociétaires a
une valeur absolument fondatrice, la drogue
représente la menace suprême,
c'est-à-dire la dissolution du lien social et de sa
valeur fondatrice, la communication. Alors que
l'alcool est perçu comme désinhibiteur et en
cela fondamentalement tourné vers autrui,
favorisant donc la socialité, la drogue signifie
rupture du lien social et menace pour la communication sous
toutes ses formes. Alors que l'alcool lie, la drogue
délie - telle est en tout cas la perception qu'on
en a, fort éloignée évidemment, comme
il se doit dans un système de représentations
sociales, de la réalité de l'alcoolisme par
exemple. Mais ce qui importe ici, ce n'est
précisément pas la réalité, mais
la représentation sociale (qui est bien souvent un
déni de réalité), et la manière
dont elle se traduit juridiquement.
C'est à cause de cette différence de
perception dans les dangerosités respectives de
l'alcool et des drogues que le législateur peut faire
valoir, en toute sérénité, pour
l'alcool, une distinction entre usage, abus et
dépendance, distinction que l'on se refuse
obstinément d'appliquer aux drogues. Cette
sérénité n'est pas de mise pour les
drogues, parce que leur usage est censé
inévitablement conduire à l'abus : la menace
permanente, diffuse et obsédante, est celle de
l'inévitable dépendance pathologique. On
évacue par là, contre l'évidence des
faits, tous ces cas de consommateurs (y compris
d'héroïne) ni dépendants, ni
marginalisés. Mais on peut comprendre pourquoi la
drogue apparaît ainsi comme une pente glissante, une
pente très raide et très glissante : dans une
société ultimement fondée sur la
communication entre les personnes, l'échange des
marchandises, la circulation des informations, dans une
telle société donc, le repli sur soi et la
fusion (l'inverse même de la communication!) avec
un produit dont on devient présomptivement toujours
l'esclave représente l'intolérable même,
une sorte d'image en négatif de soi-même - la
figure même du mal.
Cette distinction latente, mais bien réelle,
entre un produit - l'alcool - qui et fondamentalement
conforme aux principes réels et symboliques sur
lesquels repose notre société, puisqu'il est
censé favoriser la communication, et un autre - la
drogue - qui, secrètement, menace ces mêmes
principes, cette distinction est au centre me semble-t-il
des hantises irrationnelles qui se cristallisent autour de
la drogue. On en trouve peut-être une confirmation
indirecte lorsque l'on constate aujourd'hui la large
diffusion des psychotropes en tout genre, et en particulier
de ce que l'on appelle les "antalgiques de l'humeur", tel le
fameux Prozac, anti-dépresseur apparemment sans
danger pour soi ou pour autrui. Là encore, dans une
société où l'inhibition, l'absence
d'assurance sous toutes ses formes est un obstacle à
l'intégration sociale, l'apparition d'un tel produit
désinhibiteur apparemment dépourvu d'effets
secondaires est une véritable aubaine sociale ;
elle accomplirait le rêve d'une société
fluidifiée, communicationnelle et ouateuse, où
chacun serait protégé contre les
duretés d'une réalité sociale qui a,
précisément, si peu su réaliser la
promesse de transparence et de communication qui pourtant la
fonde. De tels antalgiques de l'humeur accompliraient le
rêve de cette société, en permettant de
supporter la réalité qui, justement,
dément ce rêve jour après jour ; mais
à la différence des drogues dont nous parlons,
ils le font, si l'on ose dire, en caressant la
société dans le sens du poil, ce qui
explique que nul ne songe à les interdire, en tout
cas pour des raisons morales...
Les fétichistes de la loi...
De tels aperçus nécessitent bien
sûr confirmation empirique, attestation historique et
nuances conceptuelles. Mais quelles que soient les
modulations que l'on apporte à ce point de vue, elles
devraient à mon sens toutes mettre en évidence
ceci : l'interdiction qui pèse sur tel ou tel
produit est toujours une construction sociale, et à
ce titre puissamment, mais le plus souvent
secrètement, motivé par les
représentations les plus profondes que l'on a de la
société, de ce qu'elle est et surtout de ce
que l'on voudrait qu'elle soit. L'interdit, tout interdit en
général, est une construction sociale qui
révèle en creux, par la négative,
l'imaginaire sur lequel repose la société.
Face à cela, les fétichistes de la loi
tiennent au contraire que toute prohibition a un
fondement naturel, en l'occurrence le mal intrinsèque
que représente la drogue. Le fétichisme,
c'est cela : prendre pour naturel ce qui est au contraire le
fruit d'une élaboration sociale, prendre pour
naturellement donné ce qui est au contraire le
résultat d'une construction historique et
culturelle.
Que l'interdit soit une construction sociale, on en a
la preuve éclatante lorsque l'on apprend que d'un
point de vue pharmacologique, héroïne et
morphine sont des produits identiques. On accordera que
c'est là une vérité qui ne court pas
les rues, tant il est vrai qu'au niveau des
représentations du sens commun, la morphine est
associée à l'apaisement de la douleur, et se
trouve donc de ce point de vue, dans le contexte de son
usage médical, connotée positivement, alors
que l'héroïne est, elle, associée
à la criminalité, à la
marginalité et à la déchéance
sociale. Comment ne pas conclure que la frontière
entre le licite et l'illicite, l'acceptable et
l'inacceptable, est une invention de la
société qui, au gré de ses
intérêts et aspirations, secrètes ou
non, stigmatise un produit, et valorise l'autre ? On sait
par exemple qu'en Angleterre, l'héroïne reste
un opiacé légal dans son usage
thérapeutique...
Quand on dit donc, à mon sens à juste
titre, que telle drogue est un mal parce qu'elle est
interdite, - et non l'inverse -, c'est fondamentalement cela
qu'on veut dire : ce n'est pas le produit en
lui-même qui est un mal, on le constitue en mal au
contraire, et ce au gré des représentations,
conscientes ou inconscientes, que l'on a de soi-même,
tant individuelles que collectives. En ce sens, la
prohibition a une signification fondamentalement
auto-justificatrice : en prohibant ce qui menace l'image
d'elle-même, la collectivité renforce ou croit
renforcer cette image.
Le schéma de la kénose...
A dire vrai, je ne peux plus entendre aujourd'hui
les discours répressionnistes en matière de
drogue sans penser immanquablement à ce que
philosophes et théologiens appellent la
kénose ou le schéma de la kénose,
et qui caractérise à mon sens bien plus qu'un
simple fait de culture - c'est une véritable
structure mentale qui imprègne toute notre tradition.
De quoi s'agit-il ? Il s'agit d'un schéma
permanent dans notre culture, schéma qui prône
la purification par le mal, ou la rémission par le
mal. C'est ce qu'en termes laïques on peut appeler la
politique du pire : il faut exacerber le mal pour qu'enfin
le bien puisse advenir. De même que le Christ a
dû se dépouiller des attributs de la
divinité jusqu'à se faire mettre en croix pour
pouvoir ressusciter ; de même que chez Marx, le
prolétariat doit atteindre le fond de la
misère et de la déréliction pour que
puisse advenir la révolution rédemptrice et
l'émancipation totale de l'Homme, eh, bien, de
même, j'ai l'impression qu'à travers le
discours répressif, on veut acculer nos toxicomanes
à la déchéance, les maintenir dans plus
de misère et de souffrances pour que puisse advenir
pour eux la seule forme de salut, l'abstinence. Comme
dans la kénose christique, comme dans la
kénose prolétarienne, c'est le salut, la
rédemption, ou rien.
Mais cette vision kénotique n'est pas seulement
celle des prohibitionnistes militants, elle est, plus
simplement, celle des lois suisses sur les
stupéfiants ; de l'aveu même d'un juriste,
"cette réglementation a pour origine l'idée
d'abstinence et pour objectif une société qui
serait, dans la mesure du possible, exempte de drogues".
On sait pourtant depuis longtemps que non seulement
la répression n'a aucun effet
thérapeutique, mais qu'elle est socialement
contre-productive, en induisant la criminalité, et en
stigmatisant toujours davantage ses victimes. En outre,
au niveau international, la preuve n'est plus à faire
de la faillite complète de toutes les politiques
anti-drogues menée sous la houlette des Etats-Unis ;
pour s'en convaincre définitivement, il suffit de
lire un magistral petit ouvrage intitulé Drogue,
la guerre chimérique, qui en moins de 150 pages
dresse un inventaire cinglant des effets pervers
dévastateurs des politiques prohibitionnistes .
Même constat dans l'excellente dernière
édition de l'Atlas mondial des drogues
publié par l'Observatoire géopolitique des
drogues . Ces mêmes effets pervers s'observent, je
l'ai dit, à l'intérieur de chaque
société, où les politiques
répressives induisent directement ou indirectement
une criminalité et une marginalisation dont elles
sont immédiatement responsables. Ainsi aux
Etats-Unis, seul 6,8 % des délits étaient
liés à la drogue en 1980, alors que ce chiffre
est passé à 30,5% en 1993. Entre-temps, le
Président Reagan avait mené sa "guerre
à la drogue", qui en fait se réduisait
à une vaine escalade de la répression.
La loi mal-faisante...
Mais justement, - et c'est là que nous
retrouvons le schéma de la kénose -, je crois
précisément que contrairement à ce
qu'elles prétendent d'elles-mêmes, c'est ce
qu'elles souhaitent secrètement, ces politiques
répressives : victimiser, abaisser, avilir, pour
stigmatiser et acculer à la rédemption. Le
salut pour les drogués, dans cette perspective, c'est
l'abstinence ; et peu importe à ces nouveaux Pilate
que la réalité démente leur
réquisitoire et qu'aucune répression
n'abolisse jamais le mal, ils ne veulent rien entendre
puisque le salut ne peut venir que dans et par plus de
mal encore. Au-delà de toutes les évidences
empiriques qui contestent toute efficacité à
la répression, celle-ci a quelque chose de
fondamentalement pervers, qui révèle
peut-être son utilité secrète : en
prohibant, la répression marginalise, en
marginalisant, elle rend les victimes encore plus victimes,
créant ainsi de toutes pièces, serait-on
tenté de dire, des loques humaines qui par leur seule
présence confirment ainsi la malignité du mal
qu'elle se propose de combattre. Mais évidemment, le
mouvement est circulaire : la répression s'alimente
elle-même, en créant la déchéance
contre laquelle elle veut lutter. Ses victimes
sont à ses yeux sa justification, alors
même qu'elles ne sont que sa création.
On pourrait dire ainsi que les politiques
répressionnistes sont malfaisantes en un sens
fondamental, c'est-à-dire qu'elles
créent le mal qu'ensuite elles se font fort de
combattre. Elles sont littéralement
mal-faisantes.
3. Sortir de l'impossible
choix...
Il faut sortir de ce schéma de la
kénose, qui nous intime un impossible choix entre le
salut et la déchéance. Car ce choix n'est
socialement pas réaliste, et il est
thérapeutiquement inefficace.
Il n'est socialement pas réaliste, parce
qu'aucune société ne fonctionne sur des
schémas aussi binaires, et il n'est aucune zone de
lumière qui n'ait sa part d'ombre. Il est d'une
naïveté confondante, pour ainsi dire
pavlovienne, de vouloir réduire la complexité
du problème des toxico-dépendances à
celui d'une simple démarcation entre le licite et
l'illicite. Les pratiques illégales se modifient
avec la même célérité, ou
même plus rapidement, que les frontières de la
légalité se déplacent, toutes les
études le montrent. Mais surtout, les politiques
répressives situent d'emblée le débat
dans les termes d'une alternative - permettre et
interdire--qui est en réalité loin
d'être complète.
Interdiction » et « interdit »...
Ainsi, je propose de distinguer - une distinction
qui précisément échappe aux
pensées binaires - entre interdiction et
interdit. L'interdiction, c'est ce qui s'impose avec la
force brute de la loi et que brandissent les
prohibitionnistes ; l'interdiction se dit d'une
prohibtion expressis verbis, donc généralement
formalisée en termes de loi, aboutissant à
punir celui qui y contrevient. Mais l'interdit,
lui, n'a pas cette connotation juridico-légaliste. Il
renvoie plutôt à un ensemble de pratiques
culturelles ou sociales tacitement admises,
réglant tel ou tel aspect du comportement personnel
ou interpersonnel. Alors que l'interdiction relève
du domaine de la loi, l'interdit relève plutôt
de celui des moeurs, c'est-à-dire de pratiques
socialement intégrées ne requérant pas
obligatoirement une formulation explicite. Il est
à noter toutefois que ce n'est pas parce que les
interdits culturels ne sont pas explicitement
formulés qu'ils ne sont pas efficaces : ainsi, pour
prendre un exemple, à l'école, il n'y a aucune
loi ni règlement qui interdise explicitement aux
élèves le mouchardage ; or, bien qu'elle ne
fasse pas l'objet d'une interdiction spécifique, il
est bien clair que pèse sur ce genre de pratiques un
interdit particulièrement lourd : toute infraction
à l'attitude de solidarité entre
élèves est sévèrement punie par
ceux-ci, souvent d'ailleurs avec une efficacité tout
à fait dissuasive.
Dépénalisation, légalisation
Or, cette distinction entre interdiction et
interdit, qui est structurellement ignorée par
les fétichistes de la loi, se révèle
d'une grande portée dans le cadre des politiques de
la drogue. Elle permet notamment de nuancer l'espace qui
sépare la dépénalisation de
la légalisation.Dépénaliser, cela
veut dire lever l'interdiction juridique qui pèse sur
tel ou tel produit, et ne plus considérer comme un
crime les pratiques liées à son usage ;
légaliser, cela veut dire en toute rigueur trouver un
cadre de loi approprié pour un usage socialement
acceptable des drogues ; légaliser, c'est donner un
cadre légal pour une pratique qui n'est plus
pénalisée. Ni la dépénalisation,
ni la légalisation n'encouragent donc ipso facto la
consommation généralisée, car
légalisation ne veut pas forcément dire
banalisation. En effet, - et cela me semble tout à
fait essentiel -, que quelque chose soit juridiquement
permis ne dissipe pas nécessairement son
caractère d'interdit, au sens que j'ai dit. Et
c'est pourquoi, si légalisation il y a, il faut
indissociablement qu'elle s'accompagne d'un
considérable effort d'éducation et de
prévention. Une dépénalisation sommaire
aurait à n'en pas douter des effets
désastreux. La dépénalisation,
c'est-à-dire la levée de l'interdiction
juridique, n'apparaît plutôt que comme une
condition de possibilité pour faire passer telle ou
telle drogue de son statut d'être un objet
d'interdiction - et donc simultanément de fascination
- à celui d'être un objet d'interdit - et c'est
l'éducation, au sens très large, qui assure
ici le passage de l'un à l'autre. A ceux qui
raisonnent binairement en termes de
permission/répression, il faut donc répondre
que l'alternative qu'ils posent n'est pas complète :
entre ce qui est juridiquement permis et ce qui est
juridiquement réprimé, il y a tout ce qui est
socialement réprouvé et qui de la sorte
n'est pas l'objet de la force brute d'une loi, mais
celui, précisément, d'une éducation,
d'une information, d'une explication, d'une
justification.
A ceux en revanche qui n'abordent le problème
que sous son aspect clinique, c'est-à-dire une fois
que les traitements doivent se mettre en place, il faut
rappeler avec force que le problème de la drogue
se traite aussi, ô combien, en amont des traitements,
par l'éducation et la prévention. Les
thérapeutes ne doivent pas faire, me semble-t-il, la
faute symétrique des fétichistes de la loi et
oublier ces tâches éducatives pour lesquelles
ils sont mieux placés que tout autre discoureur.
Si l'on admet la légalisation et la
dépénalisation comme condition de
possibilité et l'éducation, comme condition
d'exercice, on voit tous les bénéfices
sociaux que l'on peut en tirer. En
dépénalisant, on estompe incontestablement
l'attrait du fruit défendu, et surtout, on diminue
considérablement la dangerosité de ceux qui
non seulement sont dépendants d'un produit, mais sont
contraints de l'être dans
l'illégalité. C'est cela qui est la source
de tous les dangers, comme l'ont compris toutes les
politiques dites de "réduction des risques".
On a maintes fois souligné les dégâts
personnels et sociaux que provoque cette contrainte à
l'illégalité ; c'est plus la
marginalité que la dépendance qui est
handicapante pour les patients - cette notion revient
plusieurs fois avec force dans le livre d'Annie Mino,
J'accuse les mensonges qui tuent les drogués,
et j'en ai été frappé. On retrouve
là cette idée que la loi
génère directement ou indirectement
l'antithèse qu'elle veut combattre, et par
là cette intuition centrale que je proposais au
départ, selon laquelle ce n'est pas parce que la
drogue est un mal qu'elle est interdite, mais bien parce
qu'elle est interdite qu'elle est un mal. Je cite encore
Annie Mino, qui a sur ce point des phrases très
fortes : "Le vrai scandale n'est pas de prescrire de la
drogue à des drogués (...). C'est d'avoir
affirmé que la toxicomanie était un choix
suicidaire, alors que c'est notre politique de prohibition
qui imposait aux toxicomanes de risquer la mort à
chaque shoot. C'est d'avoir, en un mot, enfermé les
consommateurs de drogues dans une image fausse,
fabriquée par la prohibition, qui justifiait
l'abandon sanitaire dans lequel nous les laissions"
.
4. Pour la liberté
thérapeutique
Cette citation d'Annie Mino m'amène à ma
conclusion, plus directement centrée sur les
problèmes thérapeutiques eux-mêmes. J'ai
parlé de ce modèle implicite de la
kénose qui n'entrevoit que le salut, ou rien, et a
pour seule arme la prohibition. Je viens de montrer pourquoi
une telle politique était irréaliste et
nuisible, puisqu'elle croit pouvoir supprimer les
problèmes en les interdisant, sans voir d'une part
que c'est elle-même qui les crée, sans voir
d'autre part qu'elle ne fait à chaque fois que les
repousser et les rendre plus difficiles encore.
Mais si de tels réflexes sont socialement
nuisibles, il sont aussi, je crois, thérapeutiquement
inefficaces. En enfermant a priori les destins individuels
dans cette oscillation entre des extrêmes, la
logique prohibitionniste sous toutes ses formes
empêche d'entendre les souffrances singulières
; en n'offrant que le choix de la conversion de la
déchéance au salut, on s'interdit de
guérir. Elle empêche ainsi d'entrevoir toutes
les nuances de gris qui se situent entre le noir de la
déchéance et le blanc du salut, cette zone de
gris où se situent par exemple les politiques de
réduction des risques, les propositions de
dépénalisation, puis de libéralisation
raisonnable des drogues. Si les thérapeutes veulent
pouvoir entendre les souffrances de leurs patients, ainsi
que leur demande à chaque fois singulière,
c'est dans cette zone de gris qu'ils doivent le faire. Mais
cela veut dire qu'eux-mêmes, les
thérapeutes, doivent abandonner leur croyance
fétichiste en la prohibition, pour libérer
l'espace d'une thérapie possible. Lorsque l'on
évalue les résultats comparés de la
maintenance sous méthadone et de la prescription
d'héroïne, la seule question qui se pose est
de savoir dans quelle mesure et pour quel cas on arrive
à améliorer durablement la santé du
patient. Et là-dessus, il faut laisser la parole
à ceux qui sont directement concernés,
thérapeutes et patients, étant entendu que
seuls ces derniers sont aptes à juger du
bénéfice subjectif qu'ils retirent de tels ou
tels traitements. Autrement dit, c'est là une
question qui a bien moins affaire à la morale
qu'à la clinique. C'est l'interdiction pesant sur
certains stupéfiants qui complique
considérablement la donne, et encombre le
problème clinique d'une problématique
juridico-morale qui lui est par nature
étrangère. Et là encore, on retrouve
cette intuition que j'exposais au départ, selon
laquelle c'est parce qu'une interdiction sociale pèse
sur la drogue que son absorption pose un problème
moral. Mais à partir du moment où l'on
concède, comme j'ai essayé de le montrer,
qu'une telle interdiction, loin de reposer sur la nature du
produit, sur le caractère intrinsèquement
mauvais de ce produit, est au contraire une
construction sociale, et que cette construction
sociale, loin díúuvrer pour le bien de cette
frange de la société qui est
toxico-dépendante, lui nuit au contraire et l'enferme
dans les termes d'une impossible alternative - si l'on
concède tout cela, alors il faut être capable
de faire lucidement le pas supplémentaire qui
consiste à dire : désencombrons la clinique de
la morale, dégageons l'aspect thérapeutique
des toxico-dépendances de leur aspect
prétendument éthique.
Une étrange immoralité
C'est pourquoi j'aimerais conclure sur un aspect qui
n'est à mon sens pas assez souvent mis en valeur,
c'est celui de la liberté
thérapeutique. Tel est à mon avis un
aspect éthique central des questions liées
à la toxico-dépendance, bien plus central en
l'occurrence que celui du grand principe de respect des
libertés individuelles. Voilà un patient
qui s'adresse en confiance à un thérapeute,
avec une demande bien réelle, même si
lui-même n'arrive pas à la formuler clairement,
même s'il ne sait pas au juste si elle découle
de la souffrance de son âme ou de la douleur de son
corps ; il vient toutefois avec une demande, et c'est
après tout bien à la sagesse pratique, ou plus
prosaïquement à l'expérience du
thérapeute de découvrir quelle elle est, cette
demande réelle. En tous les cas, elle est à
chaque fois singulière, et chaque demande est
particulière ; personnellement, je retire entre
autres de mes lectures l'incroyable difficulté qu'il
y a à faire des statistiques fiables, étant
donné la principielle singularité des cas. En
voyant cela de l'extérieur, on se dit que vouloir
faire des statistiques en matière de
toxico-dépendance, c'est un peu comme si l'on voulait
mettre en statistique le style des peintres à travers
les âges : on pourrait regrouper, certes, des
données intéressantes, voire significatives,
mais on manquerait à chaque fois l'essentiel, qui
est, précisément, la singularité de
chaque style. Or, en matière de drogues, voilà
les thérapeutes mis en présence de demandes,
d'histoires à chaque fois particulières, et on
limiterait a priori leur réponse en vertu de
prohibitions dont j'ai essayé de montrer combien
elles étaient fétichistes ? D'un point de
vue éthique, cela semble absurde, et loin que la
prescription d'héroïne soit immorale, c'est bien
plutôt sa prohibition thérapeutique par le
législateur qui l'est, en empêchant le cas
échéant de répondre adéquatement
à une demande spécifique. Si dans
l'évaluation des stratégies de prescription de
stupéfiants, on démontrait qu'il n'y a qu'un
seul cas, tout autre stratégie de soins ayant
été épuisée, pour lequel la
prescription d'héroïne s'est
révélée bénéfique, ce
serait un crime, à vrai dire étrangement
immoral, que de ne pouvoir le soulager en vertu d'une
interdiction légale. C'est l'affaire
spécifique des thérapeutes et des patients
à eux associés que de déterminer la
thérapie adéquate pour chaque cas
d'espèce, de la psychanalyse à la prescription
d'héroïne, en passant par toutes les
stratégies d'accompagnement psychique. Ce qui
importe, c'est la liberté thérapeutique, et ce
qui importe à la liberté thérapeutique,
c'est d'être affranchie du joug d'interdictions
sociales qui n'ont le plus souvent d'autres raisons
d'être qu'une croyance fétichiste dans le
caractère malin des drogues, que l'on met pour cette
raison même toutes dans le même sac. Et s'il
y avait tout de même de bonnes raisons de
prémunir contre l'usage de telles ou telles drogues,
- on peut par exemple à bon droit penser que notre
système nerveux n'est simplement pas fait pour
absorber des substances aussi fortes -, ce ne sera là
encore pas l'interdiction qui nous en dissuadera, mais un
patient travail d'information.
En amont des traitements, le salut - mais un salut
modeste, un salut minuscule, pas un salut kénotique -
le salut ne viendra que de l'éducation, pas de
l'interdiction. Quant à la clinique elle-même,
son salut, le même salut minuscule, viendra de la
liberté thérapeutique et de la diversification
des soins, pas de la prohibition.
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