E D I T 0 R IA L

Exterminer les narcos

par Alexandre Adler

Courrier International n°224 16 au 22 février 1995

 

Il y a deux versions, l'une de droite et l'autre de gauche, de la dénonciation de l'empire de la drogue. Celle de droite, qui a libre cours aux Etats-Unis depuis la victoire de la nouvelle majorité républicaine au Congrès, insiste sur la puissance de la demande intérieure de stupéfiants dans les pays développés et incrimine l'effondrement moral d'une partie de la population ainsi que l'absence de tout ordre parental. La solution du problème apparaîtra alors comme d'ordre sociologique et judiciaire: diminuer l'importance de la demande par le redressement moral mais aussi pénal, de la population consommatrice. Dans cette approche - qui prévaut largement en France, mais guère ailleurs en Europe -, toute dépénalisation de la consommation de drogue apparaît comme une rupture symbolique.

L'approche de gauche est, au rebours, centrée sur les producteurs de drogue : elle analyse sans trop de tabous l'économie politique de cet immense marché qui irrigue les campagnes du tiers monde, les banlieues du premier et les banques des principaux marchés émergents. Elle en conclut que la fin du fléau viendra d'abord d'une action géopolitique conduisant à l'effondrement de l'offre. Son instrument essentiel serait alors la dépénalisation de la consommation de drogue, qui, provoquant un effondrement des prix, frapperait les différentes mafias au coeur de leur système financier.

Une telle stratégie mérite que l'on s'y arrête un instant: elle implique à tout le moins que les drogues illégales -dures ou douces - ne puissent jamais devenir l'objet d'un commerce licite, comparable à celui du tabac ou des alcools, mais d'un monopole d'Etat volontairement rébarbatif qui serait associé à une prise en charge médicale beaucoup plus large des intoxiqués, financée elle-même par ce trafic. Le dosage idéologique d'une telle mesure paraît bien délicat. On voit trop bien le parti qu'en tireraient les émules du leader noir musulman Farrakhan aux Etats-Unis ou les sympathisants du FIS en France, qui accuseraient les Etats occidentaux de se transformer en trafiquants pour mieux intoxiquer la jeunesse des ghettos, que seul un islam antioccidental et puritain pourrait alors préserver. Mais menons l'hypothèse de la dépénalisation jusqu'à son terme.

 

Ces messieurs des cartels disposent à présent de la puissance d'un quasi-Etat

 

Les pays producteurs et les cartels connaîtraient alors le dilemme vécu par le crime organisé américain en 1933, à la fin de la prohibition de l'alcool: ou bien ramasser ses gains et passer à la légalité dans l'immobilier, la banque et la production cinématographique, ou bien investir dans d'autres activités criminelles, comme la prostitution, les jeux de hasard...

Dans notre scénario, il resterait encore plusieurs obstacles à lever pour que la mesure soit effective. Parce que la dépénalisation ne sera jamais universelle, il demeurera un petit marché illégal captif, suffisamment rémunérateur pour que perdure la complicité des paysans colombiens, afghans, birmans ou chiites de la Bekaa libanaise avec les narcotrafiquants. Mais, plus grave encore, ces narcotrafiquants ont accumulé de par le monde une force de frappe militaire, financière et politique sans commune mesure avec le pouvoir somme toute "municipal" d'un Al Capone et même d'un Sam Giancana, en dépit de ses liens avec la présidence Kennedy. La vérité géopolitique, c'est que l'empire de la drogue se retrouve comme un archipel de plantes vénéneuses qui ont fleuri dans tous les trous de bombes de la guerre froide Sicile, Naples et Marseille de la lutte anticommuniste des années 50, Thangle d'or birman et thaïlandais où s'étaient réfugiés les armées du Kuo-min-tang en lutte contre le mouvement communiste chinois, cartels andins déployés en toute impunité contre les guérillas de gauche, depuis la Violencia colombienne des années 50 jusqu'aux contras nicaraguayens des années 80 (sans oublier le mouvement communiste latino-américain, Castro en tête, qui se finance lui aussi par la drogue depuis quelque temps). Seigneurs de la guerre afghans et pakistanais alliés un temps des Etats-Unis, généraux syriens et chefs de bande libanais naguère proches de l'Union soviétique, et aujourd'hui de l'Iran islamique.... tous disposent à présent d'une puissance installée qui n'est pas l'apanage d'une simple bande criminelle, mais parfois d'un quasi-Etat. Il faudra donc exterminer ces messieurs devenus très gourmands afin qu'ils ne glissent pas vers le terrorisme d'intimidation ou le trafic de matières nucléaires. Légalisation ou non, le monde qui croit à la loi ne fera pas l'économie d'une lutte difficile.

 

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Remarque : on peut se demander pourquoi, dans son argumentaire sans faille servi par d'indéniables connaissances historiques et géopolitiques, Alexandre Adler appréhende la quasi-totalité de la question sous l'angle de la dépénalisation, alors qu'il en dresse lui-même les limites. Sans doute pour renforcer la légitimité de la thèse de... la légalisation, évoquée explicitement et uniquement en conclusion, comme une sérieuse alternative ?

Apprécier aussi, dans le contexte actuel, la saveur particulière des deux dernières phrases.