Les Dossiers du Net : Faut-il légaliser les drogues douces ?
Cet article a initialement été publié dans Le Québécois libre (27/04/2002 - N°103). Lire également sur ce site, et du même auteur : Faut-il interdire les drogues ?
Jai récemment entendu une théorie étonnante. Elle prévoit que la légalisation des drogues entraînerait une augmentation de la délinquance. Il faut bien, expliquent ces observateurs des cités chaudes, que les trafiquants se recyclent. Incapables pour la plupart de trouver des emplois qui financent leur train de vie actuel, ils se tourneraient vers le vol et le racket des beaux quartiers.
La prohibition des drogues a un double effet, bien connu. Dune part, elle rémunère grassement les trafiquants en limitant lentrée sur leur marché, en les dispensant de tout souci de qualité, en les déresponsabilisant à légard de leurs clients et en les défiscalisant. Merci pour eux. Dautre part, cette mise hors-la-loi cause chaque année la mort de milliers dutilisateurs de produits frelatés, fabriqués sans hygiène et dosés sans consistance. En croyant punir les trafiquants, on les enrichit ; en prétendant protéger la santé des drogués, on les tue.
La légalisation totale des drogues mettra fin à ce double scandale. Elles seront fabriquées par des firmes responsables, soucieuses de ne commercialiser que des produits contrôlés en laboratoire, offrant le plus grand plaisir au consommateur pour la moindre toxicité possible.
Les prix alors seffondreront. Les mafias seront exclues de ce marché. Qui va acheter son shoot à la sauvette alors quil peut le trouver chez Carrefour ? La prédiction semble donc plausible.
Les trafiquants devront se reconvertir. Mais pour imaginer quils le feront dans la délinquance, il faut méconnaître la dynamique propre de ce marché particulier.
Il se partage entre grossistes et détaillants. Les grossistes ne sont pas du genre à cambrioler. Ils retourneront à leurs métiers dorigine, la politique, les casinos, la prostitution, ou sen inventeront de nouveaux.
Les petits détaillants de la drogue, quant à eux, sont aussi des consommateurs. Sans boutique ni salariés, ils ont quand même un coût fixe qui est celui de leur propre dépendance. Sils nont pas vendu suffisamment de substance pour couvrir leur besoin personnel, ils doivent arrondir leurs fins de mois par des vols. Au prix où est la coke près du jardin anglais de Genève et à Brixton (les seules bourses de ces marchandises dont je connais les cours), il faut la rémunération des golden boys les plus primés pour financer honnêtement sa consommation.
Quon compare ce qui se passe sur le marché des autres drogues. Je ne parle pas de celles, très « accoutumantes », qui sont prescrites par le corps médical et remboursées par le contribuable, les tranquillisants et les euphorisants de toutes sortes. Pour ne prendre que le tabac et lalcool, je constate que les revenus de la mendicité permettent de satisfaire aux besoins du clodo moyen. Nulle nécessité pour lui de braquer une pharmacie ni darracher des sacs à main. Pourquoi alors craindre la délinquance des autres toxicos sur un marché libre ?
Il est important de bien comprendre les bénéfices de la légalisation parce quelle est imminente. Bien entamée aux Pays-Bas et en Espagne, non-officielle en Suisse, elle sera complète en Angleterre avant la fin de la présente législature. La France, comme dans tout ce qui touche aux droits de lhomme, sera en queue de peloton (ma grand-mère affirmait que ceux qui parlent le plus de vertu et de sexe sont ceux qui les pratiquent le moins).
Les hommes de lÉtat sont conscients depuis toujours des bénéfices de la légalisation, pour les drogués dabord, pour la sécurité dans nos villes ensuite. Mais ce nest pas leur problème. Ils poursuivent un autre objectif, inscrit dans la logique de tout pouvoir politique, qui est celui du contrôle des populations. Sous prétexte de lutter contre la drogue et largent sale, on flique le pays et on traque les contribuables. Les politiciens sont prisonniers en outre de la logique propre de toute bureaucratie. Avez-vous entendu un PDG, un recteur duniversité, un archéologue, déclarer que lentreprise gagnait bien assez dargent, que luniversité navait pas besoin de nouveaux étudiants, ni larchéologie de nouvelles fouilles ? Pourquoi donc voudriez-vous que les flics de tous poils cessent soudain de réclamer de nouveaux crédits ? On ouvre les frontières en Europe, le nombre des douaniers ne diminue pas, car heureusement pour eux, il y a le trafic de drogues.
Pourquoi alors accepter aujourdhui de le légaliser ? Deux raisons à cette heureuse perspective, me semble-t-il. La première est quon a trouvé une guerre de remplacement, le terrorisme, une guerre fraîche et joyeuse, populaire, médiatique, dirigée contre des étrangers et pas les petits copains de nos fils et nos filles. Ensuite parce que la guerre à la drogue, perdue sur tous les fronts, finit par ternir la réputation des polices. En effet, un État a besoin de criminels. Sans criminels à lintérieur, pas de justice ni de police, sans criminels étrangers, pas darmée ; cest le criminel qui justifie lÉtat. Mais il ne faut pas que le criminel gagne. Or en inventant de toutes pièces les criminels de la drogue au siècle dernier, les États sont en train de réaliser quil ont inventé plus fort queux. Il est temps de déclarer la paix à la drogue maintenant que nous avons une meilleure guerre à mener.
Dans leur combat darrière-garde contre lHistoire, qui avec la mondialisation et la révolution des télécommunications les a complètement dépassés, les États essaient de se trouver dultimes légitimations. La guerre contre le terrorisme leur offre la juste cause dont ils rêvaient. Les bombardements de contrées lointaines et sans défense sont de bonnes actions de propagande, la vraie bataille se livre dans nos villes, à nos frontières, par linterceptions de nos correspondances, lespionnage de nos comptes bancaires, la mise sous contrôle dinternet, le flicage de nos vies...
Avec la complète légalisation de toutes les drogues, nos villes deviendront plus sûres. Avec la guerre contre le terrorisme, le monde le sera moins.