LE BLOC-NOTE

D'ALEXANDRE ADLER

Les égouts de la diplomatie américaine

Courrier International n°284 du 11 au 17 avril 996

 

Nos péchés, écrivait Agatha Christie, ont de longues ombres. Si la peur irrationnelle des violences européennes et de la révolution communiste en Russie n'avait pas engendré une véritable phobie intégriste de "nativisme" protestant, le Congrès américain n'aurait pas adopté le Volstead Act, qui instaurait la prohibition de l'alcool, dans le même mouvement où il refusait à un Woodrow Wilson mourant l'adhésion des Etats-Unis à la SDN. En voulant ainsi humilier et mettre au pas les minorités catholiques irlandaises, italiennes, ou encore les juifs, les intégristes du Parti républicain des années 20 ont criminalisé les gestes les plus anodins de la vie quotidienne et littéralement centuplé le cash-flow du gangstérisme, devenu après la construction des chemins de fer et la prospection pétrolière la troisième source d'un enrichissement spectaculaire aux Etats-Unis. Menacés dans leurs oeuvres vives par la relégalisation de l'alcool à l'avènement de Roosevelt, en 1932, les chefs du crime organisé ont massivement réinvesti leurs avoirs dans la drogue, alors encore peu connue aux Etats-Unis, parce qu'elle était d'un transport et d'un maniement aisés et qu'on pouvait l'écouler facilement dans un public riche en l'associant au jeu et à la prostitution. La troisième étape sera franchie dans les années 60 avec la démocratisation de la consommation de drogue, qui diffuse des milieux hollywoodiens vers les jeunes désoeuvrés des centres-villes à mesure que la progression des parts de marché abaisse les prix, sans réduire les profits. L'effondrement moral de la jeunesse mobilisée dans l'armée pendant les dix longues années de guerre au Vietnam et la diffusion d'un modèle de comportement hédoniste permissif à partir des universités, à l'opposé du puritanisme intégriste des années 20, feront le reste.

Les gouvernements latino-américains ont raison de souligner que l'explosion de la production et du trafic de stupéfiants à partir de leur territoire a été induite par l'existence de ce marché nord-américain, véritable univers en expansion pour tous les banditismes du monde, qui accomplissent, grâce à lui, leur propre processus de mondialisation. C'est là un des phénomènes les plus étranges de cette géopolitique du crime, qui ressemble comme une soeur à la géopolitique des activités avouables. Car la puissance américaine conservait encore, à la fin de la guerre froide, des "domaines réservés" tels que le centre islamiste modéré gravitant autour de la monarchie saoudienne, le capitalisme diasporique chinois le plus lié au Kouo-mintàng traditionnel, la Démocratie chrétienne italienne la plus anticommuniste et la plus vaticane, la droite populiste japonaise dans le Parti libéral-démocrate et surtout certaines forces politiques latino-américaines attachées au statu quo, du PRI mexicain jusqu'aux oligarchies andines, en passant par les contre-insurrections méso-américaines. Or, comme un égout dont le tracé souterrain suit fidèlement le réseau des rues d'une ville, l'on retrouve parmi les centres principaux de production de drogue les guérillas afghanes intégristes les plus liées à la cour saoudienne et aux services spéciaux pakistanais, les anciens points d'appui du Kouo-min-tang et des militaires thaïlandais dans le Triangle d'or, eux-mêmes connectés aux yakuzas japon la mafia sicilienne, dont le procès Andreotti commence à mettre définitivement au jour les véritables connexions politiques, et surtout cette constellation de forces politiques modérées qui, à Mexico, à Bogotà, à Panamà dans le département bolivien de Santa Cruz, ne fait qu'un avec les tels de la drogue qui les financent. Tous ces groupes éparpillés aux quatre coins de la planète finissent d'ailleurs par s'associer pour prendre leur part du colossal marché nord-américain.

 

Afghanistan, Pakistan, anarchies andines, Mexique, Les filières des drogues suivent fidèlement le réseau des domaines réservés de Washington durant la guerre froide.

 

Entendons-nous bien : il n'y a là nul complot délibéré de quelque force occulte ou de la CIA bien que cette dernière s'inquiète du moralisme, trop apolitique à son goût, de sa rivale la DEA. A l'évidence, l'ancien "camp progressiste" avec la Bekaa chiite libanaise sous occupation syrienne, les ambassades nord-coréennes autofinancées par le trafic ou la collusion de Fidel Castro avec de nombreux criminels en Amérique centrale, n'a rien à envier à ses concurrents dans ce domaine. Il faudrait encore y ajouter les bureaucraties sécuritaires gangrenées de l'ex-empire soviétique, récupérées par les mafias russes ou tchétchènes. Ce dont il s'agit ici est bien davantage que ce que Durkheim baptisait du nom de 'fait social global" les déchets de la guerre froide diffusent leurs poisons, grâce à l'effet de souffle d'une économie de marché dont le centre névralgique est nord américain, de moins en moins contenue au sud du Rio Grande par des Etats trop faibles ou trop peu épaulés. La DEA a sans doute raison pratiquer sa politique de supranationalité en violant les frontières latino-américaines et en bousculant la respectabilité douteuse d'oligarques locaux peu scrupuleux. Mais il ne peut y avoir de supranationalité à sens unique. Demain, inévitablement, des gouvernements plus légitimes et plus intègres demanderont aux Etats-Unis une politique plus sévère de répression de leur propre marché intérieur des stupéfiants, ainsi qu'une véritable mise en commun des ressources du continent, dans une union politique panaméricaine qui ne soit pas seulement une immense zone de libre échange : "No taxation without representation".

Ce jour-là, qui n'est probablement plus si éloigné, les Etats-Unis auront commencé à expier les péchés du Volstead Act et du Vietnam réunis.

 

(édito du dossier exceptionnel "Les nouvelles routes des drogues", bientôt sur ce site).