SUISSE

Document de la rubrique 'Suisse-Votations fédérales du 29 novembre 1998' datant du 09.11.98

Droleg veut dépénaliser la drogue pour casser le marché noir

L'initiative anti-prohibitionniste propose que l'Etat contrôle le marché de la drogue essentiellement pour des raisons de santé publique. La Confédération et la majorité des partis crient casse-cou.

Michel Rime, La Tribune de Genève, 9/11/1998.

 

 

Horreur, on vendra l'héroïne en kiosques! Chouette, on achètera sa dope en faisant les courses au supermarché! Eh bien, ce ne sera ni l'un ni l'autre si les Suisses disent oui à Droleg le 29 novembre prochain. Car cette initiative dite "pour une politique raisonnable en matière de drogue" ne tombe pas d'un coucher de soleil libéralisateur. Elle a grandi sur les rivages nauséeux des scènes ouvertes de la drogue dans la violence et le sang. A trop voir la misère des toxicomanes victimes du marché noir, des professionnels de la dépendance se sont donnés pour but de casser la mafia.

Reprenant la théorie qui veut que pour contrôler une substance ou un produit il faut le sortir de l'ombre dans laquelle se tient la prohibition, ils ont conçu Droleg.

Premier acte: l'initiative dépénalise la consommation. Puis, cohérente, elle charge l'Etat de gérer la culture, l'importation, la production et le commerce de stupéfiants. Dans sa vision, les produits dérivés du chanvre seraient alors en vente libre, sur présentation d'une pièce d'identité (conditions: avoir 16 ans et résider en Suisse), dans des échopes comparables à celles que la police ferme périodiquement.

 

L'héroïne dès 18 ans

 

Les substances psychédéliques LSD; MDMA (ecstasy) ou la psylocibine seraient distribuées de la même manière ou en pharmacies: pas de vente sans une information sérieuse sur le produit, ses effets et sur la manière de "bien" le consommer. Limite d'âge: dès 16 ans avec une limitation de la quantité autorisée entre 16 et 18 ans. Quant à l'héroïne, la cocaïne ou la méthadone, on l'obtiendrait, dès 18 ans, au moyen d'une carte électronique, qui assurerait un dosage quotidien fixe. Resteraient punissables le commerce non autorisé, la vente aux mineurs et aux non résidents, ainsi que l'usage abusif des cartes.

Il va sans dire que la qualité des produits serait sanitairement irréprochable à l'image de celle de l'huile ou du pain. L'infographie détaille les principaux points de l'initiative.A les parcourir, on comprend que les mots libéralisation ou légalisation se révèlent par trop courts pour résumer l'ensemble du discours.

Mais les adversaires de Droleg, forts de l'incroyable diabolisation dont jouissent toujours les substances psychoactives interdites, ne voient que Satan se lécher les babines. Ils dénoncent avec passion l'irresponsabilité d'augmenter la consommation en facilitant l'accès à la marchandise. A quoi les pères de l'initiative répondent en ch¦ur qu'il vaut mieux davantage de monde utilisant des bons produits qu'un plus petit nombre y laissant sa peau parce que la qualité est aléatoire. Le débat mérite réflexion.

A Berne, on a beau jeu de jouer l'arbitre entre les partisans battus de Jeunesse sans drogue (JSD) et les visionnaires utopistes de Droleg. On se plaît à répéter que la voie fédérale en matière de drogue est un animal se déplaçant sur quatre pattes (prévention, répression, thérapies et aide à la survie). Et qu'il n'est pas question de le faire cheminer sur trois.

On envisage bien sûr, sur la base de nombreuses recommandations d'experts depuis la fin des années 80, de dépénaliser la consommation et les actes préparatoires. Cela se fera peut-être dans le cadre de la révison annoncée de la loi sur les stupéfiants. Avant de l'aborder, les sages ont souhaité faire voter le peuple séparément sur JSD, dans un premier temps (29% de oui), puis sur Droleg.

 

La Suisse paradis artificiel

 

Une des salves répétées et puissantes contre l'initiative réside, bien sûr, dans l'isolement international qu'une acceptation créerait pour le pays. La Suisse paradis artificiel dénonçant les conventions internationales, la Suisse coupée du monde et havre pour mafieux.

 

Le discours de la réglementation a pourtant séduit les jeunesses socialistes et radicales. Si les enfants de la rose, avec l'aide des femmes, sont parvenus à entraîner tout le parti dans le soutien à Droleg, chez les radicaux ils ont échoué. Les Verts disent oui, tout comme un certain nombre d'associations de praticiens des milieux de la dépendance. Le GREAT (Groupement romand d'études sur l'alcoolisme et les toxicomanies) ne donne aucun mot d'ordre, alors que l'ISPA (Institut suisse de prévention de l'alcoolisme et autres toxicomanies) a opté pour le non. Tout comme la majorité des partis et des associations.

 

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Et pour le haschich, une sauce hollandaise?

Michel Rime

 

La majorité des dénonciations pour infractions à la loi sur les stupéfiants (LStup) concernent des délits de consommation. Et le plus souvent ce sont des fumeurs de joints qui sont épinglés. Les tribunaux sont engorgés d'affaires qui, aux yeux de beaucoup, n'en valent pas la peine. La lutte pour la légalisation du cannabis ne date pas d'hier. A des périodes de tolérance au THC succèdent, même dans les coins du pays les plus cools, des descentes de police. Médicalement, tout le monde le dit pourtant, le H est moins dangereux que l'alcool. Alors?

 

Avis partagés

 

Avec Droleg, le problème serait évidemment réglé et la substance phare des adorateurs de Shiva se retrouverait en vente dans des boutiques à chanvre. Et si l'initiative ne passe pas? Tous les espoirs reposent sur la révision de la loi sur les stupéfiants, mais les avis sont encore partagés et à Berne on attend toujours un dernier rapport sur le cannabis.

 

Du côté des réformistes, deux voies s'ouvrent. Il y a les partisans de la dépénalisation de la consommation recommandée par le rapport Schild et ceux qui préconisent la solution hollandaise. Véritable chantre de ce modèle, Martin Killias, qui enseigne à l'Institut de police scientifique et de criminologie de l'Uni de Lausanne, martèle: « La Suisse n'est pas une île, faisons comme les Hollandais, soyons pragmatiques et appliquons une solution qui n'a rien de définitif, qui a l'avantage d'être souple et politiquement acceptable. Il nous faut un article de loi fixant les modalités de la poursuite des infractions, de véritables directives fédérales, sous la forme d'une ordonnance du Conseil fédéral . A partir de là, on peut toujours adopter des solutions régionales ». C'est le fameux principe de la non-poursuite nuancée, présentée comme la troisième voie entre légalisation et prohibition.

 

Rappelons pour conclure que Vaud, Genève, Neuchâtel, Jura et le Valais se sont opposés à la dépénalisation de la consommation de tous les stupéfiants lors de la consultation sur les conclusions du rapport Schild.

 

Vingt ans sur la piste de la drogue

 

* 1975: Révision de la loi fédérale sur les stupéfiants: les modifications portent essentiellement sur la distinction entre consommateur (contraventions) et trafiquant (peines). Possibilité également pour le juge de proposer un traitement au lieu d'une peine.

* Février 1989: Ouverture d'une permanence médicale quotidienne au Platzspitz (jardin du Landesmuseum à Zurich devenu marché en plein air des drogues depuis la fin des années 80). Le sida effraie davantage que l'héroïne.

* Juin 1989: Le rapport de la sous-commission "drogue" de la Commission fédérale sur les stupéfiants recommande la dépénalisation de la consommation et de l'acquisition pour usage personnel.

* Février 1991: Le Conseil fédéral refuse la dépénalisation prônée par les experts. L'idée de distribution médicale d'héroïne fait par contre son chemin. Un sondage d'octobre 1991 montre que 30% de Romands et 60% d'Alémaniques l'approuvent.

* Février 1992: Fermeture du Platspitz. En avril, ce sera le tour de la scène ouverte bernoise du parc Kocher d'être évacuée.

* Mai 1992: Le Conseil fédéral dit oui à la distribution médicale d'héroïne.

* Septembre 1993: L'initiative Jeunesse sans drogue a récolté 140949 signatures.

* Décembre 1993: La distribution contrôlée commence dans un projet zurichois réservé à 150 femmes. Dès 1994, Fribourg se lance avec un programme axé sur la méthadone injectable.

* Juillet 1994: Radicaux, socialistes et démocrates-chrétiens scellent une plate-forme politique sur la drogue. Le PDC s'oppose toutefois à la dépénalisation de la consommation, approuvée par le PRD et le PS.

* Août 1994: Va-t-on utiliser l'armée au Letten: le psychodrame zurichois devient national. Sur place, quatre personnes sont abattues par balles dans le mois.

* Mars 1995: L'initiative aboutit avec 107699 signatures. C'est la 200e initiative populaire déposée à Berne.

* Novembre 1994: Berne institue une commission d'experts, sous la houlette du bâlois Jörg Schild, dont le mandat est de faire des propositions pour la révision de la loi sur les stupéfiants.

* Février 1995: Fermeture du Letten, où la scène ouverte zurichoise de la drogue s'était déplacée.

* Février 1995: Conférence nationale sur la drogue au Palais fédéral. C'est à cette occasion que les quatre piliers (prévention, répression, traitement et aide à la survie) sont ancrés dans la politique fédérale en matière de drogue.

* Juillet 1995: Genève donne son feu vert à la distribution sous contrôle médicale d'héroïne.

* Juillet 1997: Après trois ans, bilan largement positif des distributions contrôlées.

* Septembre 1997: L'initiative Jeunesse sans drogue est balayée: 71% de non et rejet de tous les cantons.

M. Rm

 

 

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