Les Dossiers du Net : Faut-il légaliser les drogues douces ?

 

Drogues : au nom de quoi les interdit-on ?

 

par Bertrand Graz

Fondation Charlotte Olivier

La Fondation Charlotte Olivier a pour mission principale de stimuler les échanges entre les différents partenaires de la santé publique.

Pour ce faire elle s'engage à stimuler le décloisonnement entre les disciplines scientifiques concernées dans les activités de recherche et de formation comme dans l'intervention sur le terrain améliorer la communication entre le grand public et le monde scientifique, politique et économique.

Elle a pour but de promouvoir, soutenir et fédérer des projets et des programmes de prévention, d'évaluation, de recherche et de formation en santé publique et communautaire, en accord avec ses principes fondateurs. Elle entend diffuser de manière fonctionnelle et par tous les moyens pertinents les connaissances et informations dont elle dispose.

La Fondation Charlotte Olivier estime que ces initiatives sont susceptibles de restaurer un véritable débat démocratique sur les questions de santé publique auxquelles notre pays est actuellement confronté. Des solutions pertinentes et originales, tenant compte des intérêts de tous, devraient alors voir le jour dans des conditions de mise en ¦uvre favorables, au sein de pratiques professionnelles et communautaires rénovées.

 

Petit tour d'horizon commenté des différentes raisons avancées généralement pour interdire les drogues (11/2002)

Il ne s'agit pas ici de militer pour ou contre la légalisation, mais de clarifier le débat.

Du côté des arguments rationnels en faveur de l'interdiction, on trouve d'étranges contradictions :

La toxicité ? Sans rapport avec l'interdiction. Qu'on pense au lien étroit entre mort violente par suicide et les drogues légales que sont les anxiolytiques. D'autres drogues légales, le tabac et l'alcool, font plus de dégât à long terme que le hashish ou l'héroïne.

La santé publique ? Si le sida a remis cet argument au goût du jour, il s'est vite avéré que la prévention passait surtout pas une bonne information et une bonne insertion sociale des toxicomanes.

La criminalité ? Causée surtout par l'interdiction, justement !

Le coût social ? nul ne sait comment il serait modifié en cas de légalisation. On économiserait les coûts liés à la répression, mais on perdrait aussi des emplois.

Le poids de l'histoire ?

Instructive, l'histoire. Deux citations qui résument et illustrent toute l'affaire : A la question de savoir au nom de quoi certaines drogues sont devenues illégales à un certain moment, Ernst Abel répondait : " Typiquement, ceux qui les utilisaient étaient pauvres, appartenaient à des minorités ehtniques ou culturelles, si bien que la substance elle-même paraissait responsable de ce que l'on considérait comme leurs pires penchants " ("Le livre du cannabis", Georg, Genève, 1999). Le hashish, au début du 20ème siècle, c'était la drogues des autres, la drogue des Mexicains et des musiciens de jazz (à peu près tous Noirs à l'époque). L'opium, c'était la drogue des Chinois. Un médecin de San Francisco, vers la fin du 19e siècle se plaignait de " la vue écoeurante de jeunes filles blanches âgées de 16 à 20 ans couchées à demi-déshabillées et fumant de l'opium avec leurs amants ", des coolies chinois en l'occurrence (Martin Booth : "Opium, A history". Simon & Schustered, Londres, 1996). A l'époque on pensait que les drogues donnaient aux amants des capacités extraordinaires. Fantasmes d'hommes inquiets, bien sûr, mais l'effet politique sera réel : Lois anti-Chinois (l'opium), anti-Mexicains et anti-Noirs (le cannabis) - on retrouve à chaque fois des motivations semblables : Xénophobie, racisme, intérêts financiers - pressions, enfin, pour que les autres pays s'alignent.

L'histoire de l'absinthe est à peine différente : alcool du pauvre, désigné comme ennemi public numéro un par des militants anti-alcooliques, la fée verte restera illégale près d'un siècle, alors qu'on n'a jamais pu montrer une toxicité spéciale de l'absinthe par rapport aux alcools concurrents. Si les quelques tentatives d'interdire l'ensemble des boissons alcoolisées se sont soldées par des rapides retour en arrière, c'est peut-être justement parce qu'elles ne sont pas " la drogue de l'autre " dans notre culture.

Résumons : Nous avons vu que bon nombre des arguments " rationnels " en faveur de l'interdiction sont plutôt des peurs qui se trompent de cibles (ce sont en fait les drogues légales qui font le plus de dégats), des peurs qui proviennent de confusions entre cause et conséquence (drogue et criminalité) ou entre cause et coïncidence (drogue et statut d'étranger). On s'aperçoit en passant que la distinction entre drogues dures et douces est, comme la distinction entre drogues légales et illégales, sans rapport avec la toxicité ou l'importance des problèmes de santé publique.

Du côté des arguments irrationnels, il semble que la drogue concentre trois grands fantasmes : Le plaisir total, l'oubli absolu, l'accès au Grand Tout... trois raisons - irrationnelles — d'interdire ?

Posons la questions à des toxicomanes : " Vous avez le choix entre une piquouze et un bon repas avec des amis qui voudraient beaucoup vous voir, qu'est-ce que vous choisissez ? —La piquouze, évident, si je risque de souffrir de l'état de manque. — Et sinon ? — Le repas avec les amis, à tout les coups " (Vérification faite auprès de 46 toxicomanes !)... La drogue (ici, l'héroïne), le cerveau l'enregistre peut-être comme " plaisir total " mais la conscience n'est pas dupe, elle sait très bien que ce plaisir est factice, chimique, que la drogue ne nourrit pas la totalité de la personne, la recherche d'affection, de reconnaissance, de sens. Pour l'oubli absolu et pour l'accès au Grand Tout, c'est donc plutôt raté...

" Oui mais si tous mes amis sont morts, si je n'ai rien d'autre que la drogue dans la vie, et que c'est irrémédiable ? réplique l'intéressé. Si j'arrête la drogue, qu'est-ce que j'aurai à la place ? le grand vide ? "

Y a-t-il des gens qui n'ont vraiment plus rien d'autre ? Si c'est le cas, pourquoi interdit-on ce qui reste peut-être leur seul plaisir, certes factice et limité, mais le seul possible ? On pourrait faire la comparaison avec l'usage de la morphine pour les grandes douleurs intraitables. Aux grands maux les grands remèdes : Aux grands vides les grandes drogues ?

Peut-être que nos descendants nous verront comme nous voyons aujourd'hui les cruels puritains de l'époque victorienne. Refuser à certains le seul plaisir qui leur reste dans la vie sera compris comme non-assistance à personnes en souffrance. Au nom de quoi ? Au nom de l'horreur qu'inspirent, chez beaucoup de nos concitoyens, des pratiques étranges et barbares comme le " sniff " ou le " shoot " ? Un argument en faveur de la légalisation, c'est la " souveraineté du consommateur ". Comme le formule Pierre Kopp (L'économie de la drogue, éditions La Découverte, 1997) : " Quel est l'intérêt, pour la société, de continuer à interdire la drogue ? la collectivité est en droit de se demander si elle ne préfère pas laisser libre l'usage de la drogue et se décharger ainsi du coût qu'engendre une interdiction trop coûteuse à faire respecter ".

Une peur semble fondée quand elle est basée sur une réelle inconnue : c'est le cas de la peur qu'une légalisation ferait augmenter le nombre de personnes dépendantes. Les expériences de légalisation partielle ont été plutôt rassurantes, mais une liberté complète ? Tout au plus peut-on prévoir des précautions : Une partie au moins des ressources dévolues actuellement à la répression pourraient être réorientées vers la prévention et l'information. Ce qui d'ailleurs augmenterait encore l'actuelle disproportion des ressources. Il faut en effet se rappeler que des sommes énormes sont déjà allouées pour les rares personnes dépendantes de dérivés de l'opium et de la coca, alors que pour l'immense majorité de ceux qui se contentent de dépendances légales les sommes sont infimes. C'est état de fait est à l'envers du bon sens en santé publique. On observe même qu'en Suisse les drogues légales sont activement encouragées, selon les voeux du peuple lui-même (à la suite des votations populaires qui ont refusé d'interdire la publicité pour le tabac et l'alcool). En cas de légalisation, il est à espérer qu'il sera au moins possible d'éviter l'introduction de nouvelles publicités pour d'autres produits fortement addictifs !

Un autre sentiment sans doute légitime vis-à-vis des drogues, et probablement plus important encore que les peurs : la frustration ressentie par le législateur et le citoyen qui s'aperçoit que certains membres de sa société ne parviennent pas à se contenter des plaisirs proposés ici à chacun. Un peu comme si le médecin de San Francisco disait aujourd'hui : " Mesdames, vous ne vous contentez plus des jeunes hommes de chez nous et des drogues fabriquées amoureusement par nos brasseurs et nos vignerons ? ceci est une insulte pour nous. Les drogues, c'est comme les amants : il n'y a pas de raison pour que les drogues qui viennent d'ailleurs soient meilleures. "

Drogues : au nom de quoi les interdit-on ? Derrière les confusions diverses, on trouve les peurs d'épidémies de pratiques étrangères, de concurrence commerciale ou amoureuse. Peut-être pourrait-on nommer clairement cette motivation psychologique forte qui affleure partout et qui résiste au temps et aux critiques, parce qu'il s'agit d'une questions de valeurs sociales et personnelles : une certaine forme, plus culturelle que financière, de protectionnisme ?

(Remerciements à Naima Bockstael et Jacques Falquet, Genève)