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On lira avec intérêt, sur le site de la LDH, l'ensemble du dossier consacré aux

"Drogues et droits de l'homme" (mai-juin 1996)

 

 

A-t-on le droit de se droguer ?

par Michel Tubiana, vice-président de la Ligue des droits de l'Homme

 

La question semble provocatrice et même inutile.

Provocatrice tant la vision des ravages physiques et sociaux de certains produits stupéfiants impose, comme une évidence morale, l'interdiction de l'usage de ces produits.

Inutile puisque la loi de 1970 prohibe l'usage de divers produits qualifiés de stupéfiants et fait des consommateurs de ceux-ci des délinquants.

Pourtant la question est posée et elle n'a jamais, en réalité, cessé de l'être.

Elle se pose d'abord au regard de l'objet du débat, en l'espèce l'objet du délit : les drogues.

 

1) Une prohibition à géométrie variable :

 

C'est un truisme de relever que la puissance publique a une définition relative des drogues selon le temps et le lieu. Si l'on définit comme drogue toute substance dont les effets altèrent les comportements humains et qui peut provoquer un état de dépendance, force est de constater que l'approche légale des drogues est tout à fait relative.

La prohibition de l'opium comme du cannabis est récente en Europe et ne semble avoir été imposée en Asie que sous l'influence des Européens, alors même que la Régie française de l'opium fut une source appréciable de revenus pour l'État colonial français. Si l'alcool et le tabac sont des produits d'usage légal (mais fortement taxés), la prohibition du premier de ces produits n'est pas si ancienne aux États-Unis.

Nous voyons bien, dans la pratique, que la définition des drogues et la criminalisation de certaines d'entre elles résultent de facteurs multiples, moraux, culturels, sociaux et financiers mais pas toujours objectifs.

Bien qu'en termes de mortalité on meure bien plus aujourd'hui, en France, des conséquences du tabac ou de l'alcool que de l'héroïne, mourir d'une cirrhose, d'un cancer du poumon ou d'une overdose ne supporte pas le même jugement social et moral.

Dire cela, ce n'est pas mettre à égalité tous ces produits et leurs conséquences individuelles ou sociales, c'est mettre en évidence l'arbitraire d'une classification qui n'a rien de scientifique et sur laquelle la dimension morale pèse lourdement. Il importe alors de revenir aux droits, de ceux que les révolutionnaires de 1789 et, avant eux, les philosophes des Lumières, ont qualifiés de droits naturels.

 

2) Revenir à la liberté individuelle :

 

Les rapports du droit et de la morale n'ont jamais été simples, notamment en ce que la morale individuelle ou collective ne recouvre pas nécessairement l'État du droit en tant que règles collectives.

L'IVG, que certains rejettent à titre personnel et que l'éthique collective admet, en est un exemple parmi d'autres.

Ce n'est donc pas en termes moraux que la question mérite réponse, c'est, dans un premier temps, en termes du droit de chacun de nous à organiser sa propre vie.

La Déclaration de 1789 comme celle de 1948 définissent la liberté individuelle comme la faculté de tout faire avec comme seule limite le préjudice qui pourrait en résulter à l'égard d'autrui.

Cette conception, qui s'écarte de l'approche religieuse ou morale, laisse à chacun le choix de ses comportements individuels : la liberté n'est alors limitée que dans les rapports à l'autre et au corps social. De là se déduit, en France, l'absence d'incrimination pénale de la prostitution ou du suicide. Chacun est libre d'agir et d'user de son corps comme bon lui semble, y compris jusqu'à sa destruction, sans que l'autorité publique n'ait à édicter une norme.

Sans doute est-il permis de penser que l'accomplissement de la liberté individuelle ne se trouve pas dans l'autodestruction. Toutefois, la question qui est ici abordée ne concerne pas le rapport que chaque individu a avec sa propre liberté mais le rapport de la liberté individuelle avec l'État.

On objectera aussi que, dans bien des cas, l'usage des drogues ne relève pas d'un choix libre et conscient tant les contraintes de toute nature déterminent cet usage.

L'usage de drogues ne relèverait donc pas de la liberté individuelle ou relèverait, plus exactement, d'une vision sophistique de la liberté individuelle : comment évoquer la liberté d'une personne hors d'état de faire un choix libre et éclairé ?

L'inconvénient de cette thèse est de savoir qui va définir, hors de tout critère d'évidence, ce qu'est un choix libre et éclairé et selon quelles normes ? On voit immédiatement les difficultés et les risques que recèle cette approche. A travers l'histoire, cette démarche n'a jamais servi qu'à justifier toutes les atteintes aux libertés individuelles ou collectives, soit au nom d'une morale (religieuse le plus souvent), soit au nom d'un prétendu réalisme politique ou social.

Dans la même logique, on peut tenter de justifier la prohibition actuellement en vigueur par la rupture du lien social que l'usage des drogues signifierait.

Relevons, d'abord, que l'on ne peut généraliser cette analyse à tous les produits prohibés et que l'on pourrait ; en revanche, l'appliquer à au moins un des produits dont l'usage est légal.

Constatons, ensuite, que cette thèse reviendrait à réduire la liberté individuelle à l'aune de ce que le corps social tolère. On voit bien, là aussi, les difficultés d'une voie qui a conduit, dans l'histoire, à des situations de totalitarisme niant le libre choix individuel au nom du seul intérêt social. Ainsi, du strict point de vue de la liberté de chacun de nous de faire ce que bon lui semble de lui-même, la prohibition de l'usage des stupéfiants ne serait pas justifiée.

La liberté individuelle n'est pas un absolu. On l'a rappelé, elle trouve ses limites dans ses rapports à l'autre, en tant qu'individu, et aux autres en tant que corps social.

Bien plus, la liberté individuelle a besoin du corps social pour être protégée ; c'est aussi à la collectivité qu'il appartient de mettre en ¦uvre les moyens nécessaires à assurer l'exercice des libertés de chacun. La société a donc une légitimité indiscutable à intervenir dès lors que ses membres sont menacés, dès lors qu'elle est elle-même menacée dans son organisation.

Dans l'espèce qui nous intéresse, qui peut dénier au corps social un intérêt à intervenir, soit en termes de prévention, soit en termes de répression ? Les atteintes violentes aux autres que provoquent l'usage et l'abus d'usage de certains produits, la désocialisation que cela entraîne, tout cela suffit très largement à justifier une intervention forte du corps social.

 

3) Comment répondre à la question posée ?

 

Répondre à la question posée de manière positive ne revient donc nullement à nier le rôle de la société, sous tous ses aspects, mais à l'interroger sur la pertinence de ses réponses et sur la portée de ses interventions.

L'usager de drogues doit-il être considéré comme un délinquant s'il ne porte atteinte à personne ? Sur quel fondement asseoir cette incrimination et sa répression, surtout si l'on considère l'usage de ces produits comme une pathologie ? Pourquoi incriminer pénalement les effets d'une maladie ? En quoi les peines infligées sont-elles nécessaires à la protection de la société ?

Comment justifier un droit de la drogue, qui devient un droit d'exception alors qu'il s'applique à tous, simples usagers comme trafiquants, mais qu'il ne s'applique pas à toutes les drogues ?

Sur quels critères objectifs définir ce qui serait un usage admissible de drogues et comment classifier, sans arbitraire, ces produits ?

Voilà quelques questions qui viennent immédiatement à l'esprit si l'on veut bien sortir d'un simple jugement moral et en revenir aux droits.

On voit bien qu'elles impliquent d'autres réponses que la prohibition généralisée et la répression du simple usager, du trafiquant pour ses besoins ou du trafiquant d'envergure.

Autrement dit, la question n'est pas tant « a-t-on le droit de se droguer ? » mais de quel droit, dans quel but, avec quelle efficacité, la société prohibe-t-elle certaines drogues et fait de l'usager de celles-ci un délinquant ?

 

Michel TUBIANA

vice-président de la LDH