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Avec le projet Sarkozy sur les stupéfiants, l'Etat réactualise l'interdit qui, depuis les lois répressives de 1970, était quasiment tombé.

De l'infantilisation des individus

Par Philippe BOISNARD

mardi 23 septembre 2003  

Philippe Boisnard est écrivain, philosophe.

Sous la gauche, il y a eu une plus grande tolérance vis-à-vis de l'usage des drogues douces, laquelle a entraîné une forte banalisation de la consommation dans tous les milieux.

 

Ça y est, le volet juridique sur les stupéfiants est annoncé à la suite de la remise du rapport de la Mildt (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie). Enfin, une réforme des lois de 1970, réforme qui amènerait que, au lieu de l'année de prison et des 3 750 euros d'amende pouvant être prescrits, le prévenu n'aurait plus que, dans l'hypothèse de Sarkozy, 1 500 euros d'amende ou, dans celle souhaitée par la Mildt ou le ministère de la Santé, qu'une amende de 135 euros. La première solution imposant un passage au tribunal de police et une mention dans le casier judiciaire (amende de catégorie 5), la seconde, n'étant qu'une amende de catégorie 3 ou 4, sans inscription au casier.

Ça y est, enfin on sortirait du volet très répressif des lois de 1970, pour des peines davantage propres à l'usager, ne le mettant point en marge de la société.

Et pourtant, comme de nombreux analystes peuvent le suggérer, loin d'être une avancée vers une plus grande tolérance, une telle réforme renforcera l'interdiction. Pour quelle raison ? Parce que, tout simplement, ces lois de 1970, à de rares exceptions près, n'étaient plus appliquées, n'étaient plus adaptées pour le cannabis, ayant vu au tournant des années 80-90 une forte proportion d'adolescents et d'adultes de moins de 35 ans être des consommateurs. Parce que, tout simplement, sous la gauche &endash; ici il faut bien l'avouer &endash; il y a eu une plus grande tolérance vis-à-vis de l'usage des drogues douces, laquelle a entraîné une forte banalisation de la consommation dans tous les milieux de la société française, des cités aux appartements cossus et bourgeois des centres-ville, sans pour autant créer une catastrophe sociale, ni amener la grande partie des consommateurs à se marginaliser.

D'un coup, par cette loi, et sa possibilité d'être mise en pratique immédiatement sur le terrain, avec un simple PV, une simple amende, revient la possibilité de sanctionner cet usage, revient la possibilité d'actualiser l'interdit, qui n'était plus, du fait de la loi de 1970, qu'une sorte de puissance abstraite, sans véritable actualité pour la plus grande partie des consommateurs.

En effet, cette réforme, voulue par Sarkozy pour qui il n'y a pas de drogues douces car toutes sont dures, n'est pas un pas vers la tolérance, mais un pas de plus vers la surveillance et la mainmise du pouvoir biopolitique sur le corps. Un pas de plus pour déposséder l'individu de son existence, en faveur de la morale du corps qui est mise en avant par l'idéologie politique de la droite.

Chose étrange, cette droite, si prompte à vouloir tout libéraliser économiquement, à tout vouloir privatiser et libérer des contraintes de l'Etat et de sa mainmise, n'a pourtant de cesse de vouloir arraisonner le corps individuel et sa liberté de jugement en ce qui le concerne, n'a de cesse de vouloir phagocyter la vie individuelle en criant haut et fort que ses décisions sont non seulement morales mais en plus établies sur des principes vrais en ce qui concerne l'individu. Car, n'en doutons point, eux, les gouvernants, du haut de leur chaire, savent mieux que quiconque ce qu'est l'essence humaine !

Il n'est que de dire cela pour se rendre compte que ce gouvernement est bien l'un des plus répressifs au niveau de la liberté individuelle, mais aussi des plus régressifs quant à sa conception de l'essence humaine. Ainsi, faisant fi du fait qu'historiquement la morale a été balayée magistralement par la philosophie, au point que Sartre puisse dire que non seulement nous sommes condamnés à notre propre liberté mais que, en plus, «notre existence précède notre essence», ce gouvernement en vient &endash; par la voix de son héraut &endash; à défendre une vérité morale de l'homme que seul l'Etat pourrait non seulement garantir mais en plus définir en toute vérité.

Or est-ce vraiment le cas, est-ce que cette «élite» engoncée dans ces certitudes et pouvant même se lier à des médias privés faisant commerce de la TTV (trash-TV) peut prétendre avoir sans en douter le discours vrai ? Est-ce que ses critères &endash; qui fondent le bien et le mal de la santé individuelle sur la seule longévité de la vie &endash; sont assurément établis en vérité ?

Artaud en son temps répondit déjà à un tel type de censure, à un tel type d'interdits fondés sur la morale et ceci dans sa Lettre à Monsieur le Législateur de la loi sur les stupéfiants (adoptée en 1917 et portant en partie sur les opiacés). En partant du fait que «tout homme est juge, et juge exclusif, de la quantité de douleur physique, ou encore de vacuité mentale qu'il peut honnêtement supporter», il expliquait que seul un individu peut juger des moyens propres à lui-même pour supporter l'existence et, selon lui, cette «angoisse qui fait les suicidés», «qui pince le cordon ombilical de la vie». C'est en ce sens que, fustigeant «la tradition d'imbécillité» suivie par ce législateur, il pouvait dire en dernier ressort que «toute la science hasardeuse des hommes n'est pas supérieure à la connaissance immédiate qu'il peut avoir de son être».

Ainsi, la question de la législation n'est pas seulement à inscrire dans une politique de santé publique, mais aussi à remettre en rapport avec la définition politique de l'individu et avec la façon dont le politique en dispose. De nos jours, le politique ne s'interroge d'aucune manière sur le contenu de l'éducation médiatique diffusée avec son aval, et semble démissionner. En revanche, il n'a de cesse de contrôler l'individu, de surveiller son existence, l'amenant à ne plus pouvoir se sentir responsable de lui-même, mais seulement en état de minorité, d'assisté, et, ainsi infantilisé, n'ayant d'autre recours, pour les accidents de sa vie, que d'invoquer l'Etat comme s'il s'agissait de son père de substitution.

 

 

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