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L'homme ne vit pas que de vivre. Il vit aussi d'une question sur le sens de la vie. Le corps est le lieu où cette question se creuse et l'excès mons-trueux fait affleurer cette question symbolique.
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Il y a peut-être une autre façon de considérer l'affaire du dopage. Pour cela, élargir le décor du psychodrame. En fond de scène: l'expérimentation biologique (clonage, manipulations génétiques, etc.) et les questions éthiques qui vont avec. Questions: jusqu'où un corps est-il un corps humain? Un corps dans lequel les globules s'affolent sous l'aiguillon de l'EPO, est-ce encore un corps d'homme? Où se situe le seuil au-delà duquel le corps modifié par la «diététique fine» et la pharmacopée d'avant-garde n'est plus tout à fait un corps d'homme? Quand et comment le corps excellent, magnifié par l'effort, devient-il un corps ignoble, aliéné, malade? On ne s'étonnera pas que de telles questions hantent un monde qui oscille entre les tentations eugénistes et les crispations éthiques, l'hygiénisme écologique et le recours aux adjuvants chimiques, prothèses et dopants divers. Il s'agit du corps. Mais non du seul corps anatomique. Du corps toujours-déjà symbolique. De cet interface entre l'énigme du sujet et l'objectivité du monde qui y inscrit ses traces. Le corps donc comme site où l'être cherche à s'identifier. Et d'abord en congédiant le «naturel» (le donné anatomique): ce corps, on le mortifie, on le travestit, on le transsexualise, etc. Le corps du «champion» incarne de manière emphatique ce questionnement. Voici en effet des corps refaits par la sculpture musculaire, la diététique ascétique et les miraculeuses potions. On ne sait plus très bien si y domine la maladie ou la santé. On a plutôt la sensation d'une hypersanté - toujours prête à se retourner en morbidité. C'est en tout cas au-delà de l'humain banal. Certes, ce corps appartient de toute évidence à l'humain. Mais plus tout à fait. Il en trouble donc l'image, l'arrache au «bas» monde et au corps profane. Cette apparition somme l'humanité de réajuster sa norme. A partir de là, on doit faire face à une rude contradiction. D'une part, on s'excite sur le sport comme modèle d'hygiène physique et morale, comme vecteur excellent d'éducation, d'intégration sociale et d'émancipation civique. Le sport est une chance d'humanité parfaite, le sportif, un exemple d'homme accompli. Il donne même la norme de l'humain (on sait qu'on retrouve ça, ce qui peut mettre quelques puces à l'oreille, dans maints discours fascistes, nazis et staliniens sur le rôle du sport dans la fabrication de l'«homme nouveau»). Mais l'expérience de la «performance» athlétique et les transformations qu'elle exige du corps «humain» n'entrent pas vraiment dans ce cadre. D'abord parce que ces corps hyperphysiques semblent paradoxalement nier la physique: l'ascèse, les mortifications, les philtres auxquels ils ont recours relèvent plus d'une expérience du sacré que d'une pratique de pure gymnastique (que ce sacré soit un peu profané par le grelot des tiroirs-caisses et le grouillement des marchands dans le Temple ne change rien à l'affaire). Ersatz de sacré, peut-être. Ou alors embryon de geste artistique: le champion fait plutôt du body art que de l'éducation physique hygiéniste. On n'est pas si loin par exemple de ce remodelage chirurgical de son propre corps que mène une artiste contemporaine comme Orlan. Ou même des prises de drogue d'un Michaux, soucieux d'élargir le champ d'investigation du corps pensant, imaginant, poétisant. Et même si elle n'est ni sacrée ni artistique, cette expérience est bien vouée à l'artifice: elle fait rayonner de la beauté hypercodée (celle des mannequins de mode) et de la force hypertrophiée (performante). Le champion est artiste et oeuvre en même temps. Artefact sophistiqué dressé contre le «naturel» (dont fait partie la santé commune). C'est donc un monstre. Mais un beau monstre: il passe, comme on marche sur les eaux, à la limite repoussante et fascinante de l'inhumain, et il violente les notions pieuses: santé, beauté, hygiène, humanité. Le champion surentraîné et chargé est certes un bouffon du pouvoir de la science et du commerce réunis. Mais un bouffon incontrôlable. Parce qu'il est aussi une figure de l'intraitable rage dit «homme». Devant le corps du champion, l'humanité sportive assiste à sa divine capacité de surhumanité. Mais elle découvre en même temps sa diabolique capacité d'inhumanité (corps voués à l'expérimentation a-morale, vénale et criminelle, jeunes êtres vendus aux chiens de l'alliance science/spectacle/commerce). Sur ce corps à la fois glorieux (performant) et misérable (tricheur) se lit alors qu'il n'y a pas de nature de l'homme, pas de vérité ultime de l'humain; ensuite que s'il faut de l'homme perfectionné, refait, ça veut bien dire que l'homme normal ne satisfait pas; que s'il faut de l'hyperphysique, c'est que quelque chose ne va pas au royaume de la physique; que la performance sportive spectacularisée, en ses flirts avec la science, l'argent, l'art, la politique, est aussi la scène d'un théâtre où se joue le drame cruel et burlesque de ce questionnement. Face à cette scène, la question du dopage est piégée parce que ceux qui la traitent n'ont pas vocation de penser le corps en tenant compte de ces hypothèses-là (le sacré, l'art, l'artifice surhumain). On ne pense le corps que comme anatomie. Et il n'y a alors d'autre perspective éthique que celle du «respect de la vie» - dont on sait bien qu'elle n'a jamais suffi, justement, à fonder une éthique (sinon celle des intégristes anti-IVG et des écologistes radicaux). Pour faire dans les grosses évidences: l'homme ne vit pas que de vivre. Il vit d'une question, comme on dit, sur (le sens de) la vie. Le corps est le lieu où cette question creuse. Qu'il faille (mal) traiter le corps pour faire surgir ce maltraitement (martyre, mortification, souffrance-pour-être-belle, body art...) l'excès monstrueux où affleure la question symbolique, on le sait (ou on devrait): ça ne peut surprendre que ceux qui ne veulent rien savoir de la mystique, rien de la vie dévote, rien de l'expérience artistique, rien de l'histoire de la médecine, rien de la folie, rien de la psychanalyse. Si l'impératif catégorique est de respecter la santé et l'intégrité physique des sportifs, le dopage, outre qu'il est tricherie, est crime. Si la Loi n'est pas seulement celle-là, mais si l'expérience est, à sa façon, vaguement démiurgique, alors l'artifice inhumain des produits dopants fait partie, ni plus ni moins, et en tout cas au-delà du Bien et du Mal, de l'arsenal des techniques, des figures par lesquels un corps d'homme tente de s'arracher à l'humanité moyenne du corps. Plus encore: le corps qui tente cela affirme, en paradoxe, son surcroît d'humanité. Parce que se lancer dans des expériences si exorbitantes, c'est pousser à bout cette négation du naturel qu'on peut aussi bien appeler culture. Dans d'autres secteurs, moins spectacularisés, certaines expériences mystiques ou artistiques témoignent de ce passage aux limites humaines. Et parfois ont recours, elles aussi, à tels artifices chimiques qui ouvrent des gouffres à la connaissance. La lutte (nécessaire) contre le dopage est donc suspendue entre deux éthiques. Une qui fait valeur absolue de l'humain (trop humain); l'autre qui fait valeur d'un défi à l'humain et d'une culture de l'artifice monstrueux comme paradoxal garant de l'humain - ce qui se veut projeté au-delà de sa propre définition (invente, par exemple, des dieux) veut l'impossible pour ne pas être réduit à un reflet de choses possibles et se maintient du coup dans la tension à la fois insupportable et vitale du désir d'altérité (ainsi le pauvre Bruno Roussel, bouc émissaire de cet embryon d'expiation qu'est l'affaire Festina, est dit «un homme humain». C'est à la fois son excuse et sa faute: tout dépend du point de vue éthique qui soutient l'énoncé). Tout cela laisse bien sûr sans voix le monde du vélo. Pour l'essentiel, il gère en famille son tas de petits secrets, ses bricolages pharmaceutiques, ses tractations retorses avec la fameuse «morale sportive», voire ses pourcentages de pertes et les larmes de crocodiles qui coulent avec. Le public, lui, dispose les figures de la contradiction. Il veut de l'humain moyen (du semblable à lui); il veut donc de la santé, de l'écolo-vélo, des fiertés nationales, des gloires du terroir et de la perf ludique; il veut de la sueur visible et des machines huilées; il veut de la vie fraîche, hygiénique, champêtre, bien oxygénée. Et donc il ne veut pas de potions: c'est de la triche et ça fait du mal. Mais il veut aussi de la féerie, des géants, des anges de la montagne. Il veut l'Impossible. Il le veut même sexuellement: il y a évidemment une suggestion de l'exploit sexuel dans la performance du coureur casqué comme un gland, huilé et pistonnant, obus phallique fonçant dans l'air. Le public veut son Viagra. Il veut la sensation de l'inquiétante étrangeté devant ces bolides déshumanisés qui s'enfoncent en ahanant dans la masse charnelle qui s'ouvre et braille sa jouissance. Il veut la vision de ces Centaures imbriqués dans leur exosquelette de carbone et de titane. Il veut que le surhumain le pénètre, au moins le frôle - en tout cas, le fascine et l'effraie. Bien sûr, il a ses chronos positivistes, ses classements formalisés et ses canettes de Kro. Pourtant, c'est communier qu'il veut (longue attente religieuse puis extase orgasmique du passage de la course): communier avec la sainteté qui passe, dans le hosannah des Klaxon et l'encens des échappements, et qui en bave, forte et fragile à la fois, sur ses petites machines désuètes dans le triomphe des mécaniques et des réseaux de l'ère cybernétique. Le public veut sa petite dose de sacré. Il veut voir le corps hyperphysique défier la physique. Et il s'en tape du comment et du quoi de ce qui fait surgir l'hyperphysique du physique. Il veut assister à l'arrachement de l'humain à l'humain. Il a sans doute l'obscure conscience que vouloir à tout prix éradiquer le dopage, ça a peut-être quelque chose à voir avec une volonté d'éradiquer le goût de l'impossible (et de réduire le sport à l'éducation physique). Donc: régimes, diètes, mortifications, drogues, café, chocolat, somnifères, magies, philtres, piquouses, caissons d'oxygénation: oui, oui, oui! Encore! Certes, il faut des médecins, des flics et des huissiers - pour faire revenir le trop-humain (la logique du monde, la sage limite des forces humaines) dans ce mixte grossier d'épique et de tragique, carnavalesque au fond, de surhumain et d'inhumain, de bêtise et d'angélisme, de triomphe scientiste et de diabolisme sorcier, de monstruosité kitsch et d'ersatz de sainteté que la cohue profane acclame précisément pour cela qu'elle participe d'un rêve héroïque de surhumanité partageable (de toucher du sacré) - et dont elle porte le deuil au-delà de toute raison médicale ou morale: exit Virenque, exit Festina. Mais: «Richard, on est avec toi» (on est avec toi là où on ne peut être: on est avec toi comme figure de notre désir de ne pas être entièrement «au monde»). «Libérez les Festina(s)»: «Faites-nous rêver.». |
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