Le Monde du lundi 10 mars 1997

 

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4,7 milliards contre la drogue

 

POUR la première fois en France, deux économistes ont, à la demande de l'observatoire des drogues et des toxicomanies, tenté d'évaluer le coût budgétaire de la lutte contre les stupéfiants. Après de prudents calculs, ils arrivent à un montant de 4,72 milliards dépensés par les administrations en 1995. Ce document, dont Le Monde révèle le contenu, constitue un élément important du débat sur la part respective qu'il convient d'accorder à la répression et à la prévention en matière de lutte contre la toxicomanie.

D'autre part, dans son rapport annuel, l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) s'inquiète de la progression de l'abus des stimulants de type amphétaminique dans le monde.

 

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Le Monde du lundi 10 mars 1997, p. 8

Le coût budgétaire de la lutte contre les drogues est passé au crible

Les dépenses publiques destinées à combattre le trafic et l'usage de stupéfiants auraient atteint 4,72 milliards de francs en 1995. Les deux chercheurs qui ont établi ce bilan inédit soulignent toutefois la difficulté à disposer de données exhaustives en ce domaine

Laurence FOLLEA

 

Pour la première fois en France, deux économistes ont évalué le coût budgétaire de la lutte contre les drogues. Au terme de prudents calculs, ils arrivent à un montant de 4,72 milliards de francs dépensés par les administrations en 1995. LA MISSION interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) se félicite de ce travail, souhaitant qu' "il permette d'établir des éléments de comparaison dans le cadre européen". LE DÉBAT sur le "rééquilibrage des dépenses en faveur de la prévention" continue d'agiter experts et décideurs. La comparaison des situations aux Etats-Unis et aux Pays-Bas ne permet pas d'évaluer l'impact des choix politiques en termes de rentabilité et d'efficacité. L'ORGANE INTERNATIONAL de contrôle des stupéfiants (OICS), dans son rapport pour 1996, met en exergue la progression de l'abus des stimulants dans toutes les régions du monde.

 

A LA DEMANDE de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), deux économistes sont allés marcher en terrain miné. Pierre Kopp, professeur d'économie à l'université de Reims, et Christophe Palle, chercheur auprès du groupe "psychotropes, politiques et société" du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), ont tenté, pour la première fois en France, d'évaluer le coût budgétaire de la lutte contre les drogues. Au terme d'un prudent calcul d'apothicaire, ils arrivent à un montant provisoire de 4,72 milliards de francs dépensés par les administrations centrales en 1995, dont près de 198 millions de crédits interministériels.

Constat liminaire : le flou prévaut en la matière. Dans leur rapport, intitulé "Le coût de la politique publique de la drogue", les chercheurs soulignent en effet l' "absence presque totale d'informations sur les moyens utilisés" par les institutions engagées dans la lutte contre la toxicomanie. Durant leurs trois mois d'enquête, ils disent avoir rencontré "de nombreuses réticences" et "de multiples difficultés techniques".

Si les chiffres présentés ne tiennent pas compte de l'investissement des collectivités locales et constituent seulement des "ordres de grandeur", le "décorticage" budgétaire auquel se sont livrés les deux experts révèle une nette prédominance des budgets "drogues" de la justice et de la police, respectivement évalués à 1,520 et 1,194 milliard de francs. Le montant consacré par le ministère de la justice à la lutte contre les drogues comprend, d'une part, les dépenses liées à l'activité des magistrats et des tribunaux correctionnels dans le cadre des infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) et, d'autre part, celles supportées par l'administration pénitentiaire pour l'incarcération des prévenus et des condamnés pour ILS.

Au total, les auteurs du rapport estiment que 210 magistrats "équivalent temps plein" se sont exclusivement consacrés aux ILS en 1995, pour un coût global de 73,269 millions de francs. Ils en déduisent que le coût de l'activité pénale correctionnelle liée aux ILS représente "7,7 % du coût pénal correctionnel et 3,6 % du coût total des magistrats". En y ajoutant les dépenses engendrées par l'emploi des greffiers et des autres fonctionnaires de justice impliqués dans les procédures d'ILS (52,77 millions de francs), ainsi que les dépenses nécessitées par l'aide juridique et les frais divers, le coût imputable à la lutte contre les stupéfiants sur le budget des services judiciaires se situe "entre 175 et 225 millions de francs".

La prison coûte beaucoup plus cher. En rapportant le montant dépensé pour chaque détenu par l'administration pénitentiaire au nombre des incarcérations pour ILS (11 816 personnes au 1e mai 1995), les rapporteurs évaluent à 1,317 milliard de francs le coût annuel de la détention des personnes emprisonnées pour ILS. Ils signalent en outre que ce chiffre est vraisemblablement sous-estimé, la seule répression des ILS ne correspondant pas à tous les actes de délinquance commis par des toxicomanes. "L'idée d'une relation de cause à effet entre drogue et délinquance s'appuie sur la représentation classique du toxicomane en état de manque", expliquent les chercheurs. "Il semble que le modèle du consommateur 'compulsif' ne s'applique qu'à une fraction des consommateurs de drogues dures", poursuivent-ils, ajoutant que "les enquêtes menées sur les toxicomanes incarcérés montrent que la première incarcération est souvent antérieure au déclenchement de la toxicomanie".

Il est apparu aussi délicat d'estimer le montant des fonds publics dépensés par la police nationale pour combattre les drogues. Tout comme les magistrats, et hormis quelque 2 000 fonctionnaires consacrant toute leur activité à la répression du trafic et de l'usage de stupéfiants, le quotidien des policiers comporte des tâches très diverses. Pierre Kopp et Christophe Palle arrivent néanmoins à un total de près de 1,2 milliard de francs consacrés en 1995 par les forces de police aux ILS (503,329 millions de francs dépensés par les brigades spécialisées, 585,927 millions par les forces de sécurité publique, et 105,085 millions voués aux actions de prévention).

Le volet sanitaire du budget est encore plus malaisé à appréhender. "Il existe un clivage majeur entre les administrations intervenant dans le domaine de la toxicomanie selon qu'elles se situent plutôt sur le versant répressif (justice, police, gendarmerie, douanes) ou sur le versant du traitement et de la prévention", observent les deux experts. Si les dépenses liées aux activités répressives sont "exercées par de grandes administrations nationales" et se révèlent plus "aisément identifiables", la multiplicité des sources de financement des soins et de la prévention, ajoutée à leur forte "composante locale", les rend très difficiles à quantifier. Les auteurs assurent qu'elles s'en trouvent "automatiquement minimisées" et ils envisagent, dans un second temps, de prolonger leurs travaux au sein des collectivités décentralisées.

MM. Kopp et Palle ont tout de même pu aboutir au montant de 629,10 millions de francs consacrés à la prise en charge sanitaire des toxicomanes en 1995, dont 10,8 millions de francs ont été affectés à la mise en oeuvre de l'injonction thérapeutique. Le coût de l'épidémie de sida a volontairement été exclu de ces données au motif que le rapprochement eût semblé "douteux". Les économistes arguent à cet égard que, "si le sida des consommateurs de drogues est bien la conséquence directe de leur toxicomanie [environ 25 % des nouveaux cas déclarés en 1995 étaient des usagers de drogues], les dispositifs et les dépenses ne s'adressent plus à des toxicomanes mais à des malades du sida". Ils constatent cependant, hors évaluation, qu'environ 40 millions de francs ont été affectés à la prévention du sida parmi les consommateurs de drogues illicites et que 19,5 millions de francs ont servi à l'hébergement et à l'aide à la vie quotidienne des toxicomanes. En prenant en compte les dépenses hospitalières et celles de la médecine de ville, le coût pour la collectivité du traitement de l'infection à VIH chez les usagers de drogues dépasserait 1 milliard de francs.

Les crédits dégagés par le ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche et par le ministère de la jeunesse et des sports afin de combattre l'usage de drogues sont apparus quasiment inquantifiables. "Tout ce qui conduit à l'épanouissement des jeunes contribue à la prévention des conduites à risques, rappelle l'étude. Délimiter ce qui empêche spécifiquement une population de jeunes de tomber dans la toxicomanie est tout simplement impossible." Par ailleurs, l'évaluation des dépenses de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et du CNRS en la matière s'est non seulement heurtée à "la tendance naturelle de ces organismes (...) à minimiser le montant des crédits et des chercheurs", mais aussi au fait que "toute recherche fondamentale dans le domaine de la neurobiologie est susceptible d'avoir des répercussions sur les connaissances en matière de toxicomanie".

Cette première vision, imparfaite, de la politique budgétaire antidrogues de la France a le mérite d'exister. Au-delà des données produites, elle révèle sans conteste une certaine frilosité de l'Etat à communiquer sur ce sujet. On peut s'étonner que l'enquête n'ait pas été déclenchée plus tôt. "Il n'existe pas de culture de l'évaluation en France, nous a confié Pierre Kopp, vendredi 7 mars. Mais, aujourd'hui, les administrations concernées ont elles aussi envie d'y voir clair."

RAPPORT “LE COUT DE LA POLITIQUE PUBLIQUE DE LA DROGUE”, Pierre KOPP et Christophe PALLE.

 

 

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