Loin de protéger les jeunes, la loi de 1970 qui criminalise l'usage de drogue, cannabis compris, les prive au contraire de dialogue avec la société et la famille.

 

Pour la dépénalisation du cannabis

 

Par FRANÇOIS-XAVIER COLLE, ANNE COPPEL ET SERGE HEFEZ

François-Xavier Colle, psychologue. Dernier ouvrage paru: «Drogues en vente libre. Pour ou contre la dépénalisation?» (Prat Editions, 2000).

Anne Coppel sociologue. Présidente de l'Association française de réduction des risques. Dernier ouvrage paru: «Le Dragon domestique», en coll. avec C. Bachmann (Albin Michel).

Serge Hefez, psychiatre, psychanalyste. Membre de l'Association française de réduction des risques. Dernier ouvrage paru: «Sida et Vie psychique» (La Découverte, 1997).

Libération, 23/01/2001

 

La criminalisation de l'usage est contre-productive dans le domaine de l'éducation, du soin et de l'apprentissage de la citoyenneté.

 

La Belgique vient de décider de dépénaliser l'usage de cannabis. Elle amende la loi de 1921 en introduisant un principe de «différenciation» entre les divers produits consommés. La consommation et la détention de cannabis pour un usage individuel sont autorisés, puisque cette plante est désormais considérée comme une «drogue douce», assimilée au tabac et à l'alcool. Cette consommation ne concerne plus le droit pénal, sauf en cas de «consommation problématique»(excessive) ou de «nuisance sociale» (en groupe ou dans des lieux publics).

 

En France, la loi du 31décembre 1970 qui criminalise l'usage simple de «drogues», cannabis inclus, vient de fêter ses trente ans. Triste anniversaire. Un exemple parmi d'autres au hasard: «Castelnau: les gendarmes traquent le hasch au lycée. Pendant près de trois heures, plusieurs dizaines d'élèves contrôlés.» Suit une description de la scène: «Vingt militaires ont investi la devanture du lycée: contrôle de l'identité par les gendarmes et intervention des douaniers et de leur chien renifleur... En tout, ce sont vingt-trois jeunes qui ont été passés au fichier» (le Midi Libre. Vendredi 8 décembre 2000). Formidable opération qui se solde par quatre jeunes en garde à vue, puis remis en liberté. Un des arguments invoqués en faveur du maintien de la loi est qu'elle n'est pas appliquée! Mais avec cette loi, les jeunes risquent des années de prison.

 

La majorité des usagers interpellés est simplement relâchée. Mais tout usager est assimilable à un trafiquant s'il possède ne serait-ce que quelques grammes d'une substance prohibée. A 22 ans, âge moyen des interpellations, des milliers de jeunes ont leur vie brisée. Pourquoi? Parce que par goût ou par désarroi ils s'adonnent à l'usage de produits classés stupéfiants. Et contrairement à certains crimes, les condamnations sont exclues des lois d'amnistie et sont inscrites au moins quarante ans sur le casier judiciaire. Autant dire que la prescription n'existe pas! Ce peut être vous, votre enfant, à qui l'on peut ainsi causer des dégâts plus irréversibles que les dites substances.

 

Depuis 1970, le nombre d'usagers interpellés augmente, année après année: 90404 en 1999, soit une augmentation de 210 % depuis dix ans. La nouveauté de ces dernières années, c'est l'augmentation du pourcentage d'interpellation pour usage (94,26 % en 1999) au détriment des trafiquants (5,74 %). Tel n'était pas l'esprit de la loi. Lorsque les législateurs ont choisi de pénaliser l'usage de drogues, ils entendaient marquer une désapprobation symbolique quant à l'usage, mais affirmaient dans le même temps donner la priorité à l'action médicale et sociale. L'injonction thérapeutique devait permettre un équilibre entre la répression et le soin.

 

Déjà, en 1978, le rapport Pelletier déplore la valence accordée à la répression. Et aujourd'hui? On tend vers les 100 000 interpellations par an, on encombre les juridictions de procédures, on remplit les prisons, on mobilise dans le désordre les fonctionnaires et les professionnels. Des lycéens sont menottés devant leurs camarades pour un supposé bout de «shit», leurs domiciles perquisitionnés. L'action répressive est d'autant moins acceptable qu'elle ne peut être qu'arbitraire, compte tenu du nombre d'usagers et de l'absence de normes permettant de distinguer l'usage du trafic. Cet arbitraire contribue à décrédibiliser la loi aux yeux des jeunes.

 

Que voyons nous du côté des drogues légales? Qu'observe-t-on avec les médicaments, le tabac et l'alcool? Adultes et adolescents confondus, pourrait-on dire, les chiffres de consommation sont massifs, les dégâts sanitaires et sociaux connus, mais néanmoins contrôlables. Nul préfet n'aurait l'idée de réquisitionner militaires, gendarmes et chiens douaniers pour rappeler à l'ordre les adolescents récalcitrants. Que nous enseigne notre approche des drogues légales? La réglementation ne supprime pas l'abus, mais elle induit un contexte de négociation relationnelle entre usagers, proches et professionnels; nous sommes fondés à accepter l'usage modéré, les consommations récréatives; nous pouvons nous montrer dissuasifs ou tolérants.

 

Nul n'aurait l'idée, pour l'alcool, le tabac et les médicaments, de se réfugier derrière un rempart bâti sur des sables mouvants. Concernant les substances qualifiées de drogues, c'est pourtant ce que l'on maintient avec la loi du 31 décembre 1970. Nous ne manquons ni d'outils, ni d'experts, ni de compétences. La dissuasion par la force et par la loi est indispensable pour combattre la grande criminalité. Mais la criminalisation de l'usage telle qu'elle est maintenue est contre productive dans le domaine de l'éducation, du soin et de l'apprentissage de la citoyenneté. Comment gagner la confiance des usagers et transmettre un interdit fondé sur une loi d'exception?

 

Une approche globale circonstanciée engage la responsabilité individuelle et la gestion collective. Les injecteurs de drogues ont pris la responsabilité d'utiliser du matériel d'injection stérile et de ne plus abandonner leur seringue: nous leur avons fait confiance. Des fumeurs de cannabis gèrent leurs usages, certains cultivent quelques pieds de cannabis sans nuire à quiconque; des héroïnomanes abandonnent les injections grâce à la méthadone et au Subutex; des gobeurs font tester leurs comprimés quand des associations réunissant usagers, médecins et bénévoles sont présentes dans les fêtes, et sont ainsi informés des dangers de chaque produit. Selon quel principe élémentaire? Qu'on le veuille ou non, rien ne peut se faire sans le consentement de l'usager et son libre choix. La gestion collective doit s'exercer dans les institutions telles que les écoles, les lieux de travail, les équipes sportives. Nous avons appris qu'il y a d'autres réponses que la généralisation du test d'urine, la délation ou l'incarcération.

 

Les familles continuent d'espérer que la loi protège les jeunes. Les dernières données concernant cette consommation sont en hausse. Mais en se retranchant derrière la loi et la responsabilité du législateur, elles se privent d'un dialogue avec leurs enfants. Il en résulte un sentiment d'impuissance et un malaise, peu exprimé parce que... d'emblée hors la loi!

 

En rupture avec les confusions qui ont prévalu jusqu'à aujourd'hui, la Mildt (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie) a entrepris, sous la présidence de madame Nicole Maestracci, une campagne d'information qui se propose de parler vrai. «Savoir plus, risquer moins», édité par la Mildt, classe les produits selon leur dangerosité et distingue l'usage, l'abus et la dépendance. Dans le même temps, la Mildt reconnaît la nécessité de la réduction des risques liés à l'usage. Cette approche pragmatique a permis d'améliorer significativement l'état sanitaire des usagers de drogues, mortalité et morbidité, de combattre la propagation des virus du sida et des hépatites dans cette population. Cela doit à présent se concrétiser par une législation qui mette un terme à l'arbitraire des poursuites liées à l'usage. Les drogues, parlons en!

 

Or, parler des drogues sans dramatiser, assister à des faits de consommation sans les dénoncer, aborder en priorité les urgences sanitaires et les conduites citoyennes, relativiser les dangers liés au cannabis, sont autant d'attitudes condamnables par la loi pour «présentation sous un jour favorable, provocation à l'usage et au trafic»! Cet autre aspect de la loi du 31 décembre 1970 est exploité par le ministère de l'Intérieur. D'après les statistiques de ce dernier, le nombre d'interpellations pour provocation et incitation a progressé de 22,34 % en 1999. Qui sont les dangereux criminels visés? Des écrivains, des responsables de revue, des éditeurs, des imprimeurs, des fabricants de tee-shirts... De quoi faire reculer le crime organisé?

 

La guerre à la drogue est légalement une guerre à l'usage, elle tourne à la guerre à la jeunesse et à l'infantilisation des adultes. Le droit de la drogue se montre plus dangereux que les drogues elles-mêmes. Nous ne réglerons pas un problème de société par l'arbitraire. Une mesure immédiate s'impose: la dépénalisation partielle de l'usage. Et faisons un vŠu pour 2001: souffler les trente bougies de la loi du 31 décembre 1970... pour qu'elle disparaisse. Qu'elle cesse de nous en faire voir trente-six chandelles!.

 

 

 

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