17 novembre 1998

 

SUISSE

VOTATIONS. La répression est le plus cher, sinon le plus solide des quatre piliers de la politique fédérale de la drogue. Les partisans de l'initiative Droleg estiment qu'on peut s'en passer

 

 

La répression du trafic de drogue est-elle efficace? Droleg lance le débat

 

 

Prévention, aide a la survie, thérapies et répression. Tels sont, par ordre croissant de coût, les quatre piliers de la politique fédérale de la drogue. Abolir ce dernier pilier, tel est en substance le but de l'initiative Droleg, qui sera soumise au peuple le 29 novembre. Ce texte impose a la Confédération d'organiser une distribution contrôlée de l'ensemble des produits psychotropes en tenant compte notamment de la protection de la jeunesse et en évitant toute publicité. Selon les promoteurs de l'initiative, cette façon de faire permettrait de substituer au marché noir de la drogue un marché plus sûr et plus transparent ou la santé des usagers serait mieux préservée et ou il n'y aurait plus de marge pour les profits qui enrichissent aujourd'hui la criminalité organisée. Ses adversaires craignent qu'elle ne suscite une explosion de la demande de drogue sans affaiblir le marché noir des stupéfiants. En 1997, selon l'Office fédéral de la statistique, 44 698 dénonciations pour violation de la loi fédérale sur les stupéfiants ont été enregistrées dans l'ensemble de la Suisse. Seuls 20% de ces dénonciations concernaient un trafic, parfois en liaison avec une consommation de drogue (4 827 cas). Les cas de trafic pur sont une minorité (8%). On y trouve les affaires, souvent internationales, qui font les gros titres des journaux et de nombreuses enquêtes plus modestes visant au démantèlement de réseaux de revendeurs installés au niveau national. Les 92% restant touchent l'aspect le plus visible du phénomène drogue: petits ou moyens dealers venus au trafic par la consommation; cambrioleurs et autres délinquants qui sont aussi usagers de drogues, notamment. Ou encore simples consommateurs, contrôlés à l'occasion d'une rafle ou en marge d'une enquête plus large. Cette pénalisation des usagers choque un nombre croissant de juristes et son abolition est un des buts des initiants. Mais ils ne sont pas les seuls: une dépénalisation de la consommation de stupéfiants a été suggérée dès 1989 par une première commission fédérale et reproposée en février 1996 dans le rapport d'une commission d'experts presidée par l'ancien procureur balois Jorg Schild. Pour le moment toutefois, le monde politique résiste. En 1989, la proposition s'etait heurtée a une forte opposition en procédure de consultation et la situation semble aujourd'hui encore suffisamment bloquée pour que les partisans d'un assouplissement soient partis à la recherche de solutions intermédiaires: dépénalisation à l'essai, sur le mode de la prescription d'heroine, dépénalisation différenciée suivant les produits, les lieux et les circonstances ou encore dépénalisation limitée au seul cannabis Les chances de Droleg sont quasi nulles. Mais son score influencera certainement les discussions à venir sur ces thèmes. Ci-dessous, deux praticiens font part de leur analyse.

 

Pour en savoir plus: site Internet www.letemps.ch, rubrique Votations

 

Valentin Roschacher: Un oui a Droleg isolerait la Suisse

 

Valentin Roschacher est Monsieur anti-drogue au niveau fédéral. Comme responsable de l'Office central de répression des stupéfiants, il a affiché quelques jolies victoires à son tableau de chasse, telle l'enquête sur la base de laquelle le Ministère public de la Confédération espère confisquer 130 millions de dollars appartenant a Raul Salinas, frère de l'ancien président du Mexique. Pour lui, l'adoption de Droleg conduirait à l'isolement de la Suisse: Si Droleg passe, relève-t-il, nous devrons dénoncer les conventions de l'ONU sur les stupéfiants, ce qui nous isolera politiquement. Mais ça nous exclura également de tous les groupes ou s'organise, au niveau international, la lutte contre le blanchiment et le crime organisé. Ce serait un important retour en arrière.

 

Le Temps: Quelles sont actuellement les priorités de la Suisse en matière de lutte contre les stupéfiants?

 

Valentin Roschacher: La collaboration internationale est au premier plan de ces priorités. Lutte contre le trafic, contrôle des produits précurseurs nécessaires pour l'élaboration de stupéfiants, lutte contre le blanchiment: toutes ces actions ne peuvent se faire que grâce a une collaboration internationale.

 

LT : Les statistiques ne reflètent guère ces priorités. La grande majorité des dénonciations touchent des consommateurs de drogues, qui sont souvent aussi des petits délinquants mais jamais des gros trafiquants.

 

VR : Il faut nuancer cette affirmation. La proportion de consommateurs est déjà nettement moins importante lorsqu'on regarde non pas les dénonciations mais les condamnations. En outre, ces chiffres ne donnent pas un reflet exact de l'activité policière. Prenons l'exemple des commercants qui vendent du cannabis. Ces commercants violent la loi de facon systématique, il faut bien agir contre eux. Pour cela, il faut retrouver leurs clients et recueillir leur témoignage. Dans les cantons ou règne le principe de légalité de la poursuite, on n'a pas le choix: même si le client est avant tout un témoin, on doit ouvrir une procédure contre lui parce qu'il a violé la loi en consommant du cannabis En outre, il ne faut pas perdre de vue que les polices cantonales remplissent également une fonction de maintien de l'ordre. A cet égard, il est important d'empêcher la création d'attroupements importants de toxicomanes, avec toutes les nuisances que cela entraîne pour les citoyens.

 

LT : Votre action a-t-elle vraiment un effet sur le marché des drogues?

 

VR : On estime que 10% environ des stupéfiants sont saisis. Ce n'est peut-être pas beaucoup, mais c'est toujours ça en moins dans la rue.

 

VR : Face à un resultat aussi modeste, cela ne vaudrait-il pas la peine de changer de tactique et de tenter de contrer le marché noir par un marché légal des drogues comme le propose Droleg?

 

VR : Pas du tout. Cela ne ferait pas disparaître le marché noir: d'autres drogues apparaîtraient et les trafiquants pourraient toujours concurrencer le marche légal en écrasant les prix: le marché noir est très compétitif.

 

 

Dick Marty: Il faut tourner le dos au prohibitionnisme

 

L'ancien procureur du Tessin et conseiller aux Etats Dick Marty fait partie de ceux qui jugent l'initiative Droleg utopiste. Mais sur le principe, il partage l'analyse de ses promoteurs: la prohibition des drogues est un échec patent et il est urgent de changer de voie. Simplement, pour lui, c'est au niveau mondial qu'il faut changer de stratégie. Une volte-face qu'il n'estime pas impossible. Il suffirait que les Etats-Unis, ou une partie de l'opinion critique de plus en plus la stratégie dominante de guerre à la drogue, changent de ligne.

 

Nous vivons dans un systeme absurde. Nous allons abaisser la taxe sur les alcools forts importés. Afin de nous mettre en règle avec les accords du GATT, nous avions le choix entre cette solution et celle consistant à élever la taxe sur les alcools domestiques. Par souci de protéger les producteurs locaux, c'est la première solution qui a prévalu. Et parallèlement on condamne un commerçant à 16 mois de prison parce qu'il a vendu des coussins à base de chanvre

 

Le Temps: Cela signifie-t-il que vous seriez favorable à l'initiative Droleg si elle était votée au niveau mondial?

 

Dick Marty: Je pense qu'il est temps de passer à un système intègre de réglementation pour l'ensemble des produits psychotropes et que ce système doit tourner le dos au prohibitionnisme. Ce dernier n'a fait qu'alimenter, grâce aux superprofits qu'il engendre, un marché noir en pleine expansion. Le crime organisé est devenu une des plus grandes menaces pour les démocraties occidentales, comme l'a relevé récemment la Commission Brunner chargée de l'étude des questions stratégiques. Le prohibitionnisme est une condition cadre revée pour la grande criminalité et la corruption. Ceci dit, je suis favorable à une évolution par étapes. Dans un premier temps, on peut supprimer les absurdités les plus criantes. La première d'entre elles est le maintien du cannabis dans la liste des stupéfiants aux côtés de la cocaïne et de l'héroïne. La seconde est la pénalisation de la consommation: un consommateur ne fait, au pire du mal qu'à lui-même. Le punir est contraire à l'esprit du Code pénal, c'est comme si on punissait la tentative de suicide.

 

LT : Et ce marché intègre des drogues, comment le voyez-vous?

 

DM : Je pense qu'il devrait connaître des régimes différents pour les divers produits. Mais il devrait demeurer assez libre: la prohibition ne dissuade pas de l'usage des drogues. La seule solution est d'apprendre à vivre avec elles et de renforcer la prévention.

 

LT : Quand vous étiez procureur du Tessin, vous faisiez déjà cette analyse?

 

DM : Au début, j'étais sûr que l'action répressive avait un sens. Et puis j'ai constaté que ce système pénalisait les consommateurs et les petits trafiquants et qu'il enrichissait les grands criminels. En outre, il dissuade les personnes en difficulté de demander de l'aide à temps Vous savez dans ce domaine, tout change quand vous commencez à raisonner sans vous laisser guider par vos émotions. Nous avons longtemps eu une politique de la drogue dominée par la peur. Puis nous avons commencé à raisonner et regardez les progrès que nous avons faits...

 

LT : En somme, vous voterez pour Droleg?

 

DM : (Rire)