Drogues : qu'interdit-on ? Qui soigne-t-on ? Que punit-on ?

par Alain Erhenberg.

Le Monde du 30/09/97.

 

Punir et guérir sont jusqu'à présent les deux axes de la politique française des drogues : elle allie la bienveillance du thérapeute à la sévérité du juge, car ni ses objectifs ni ses priorités ni ses stratégies n'ont fait l'objet d'une quelconque clarification de la part de l'acteur politique. En conséquence, les lois de l'inconscient, qui gouvernent notre équilibre psychologique, et celle de la République, qui garantissent la paix publique, sont quelque peu confondues. Les thérapeutes se prennent parfois pour des juges et les juges parfois pour des thérapeutes.

Les choses vont-elles changer après les déclarations d'Elisabeth Guigou et de Dominique Voynet ? Peut-être, mais la bonne volonté ou le courage ne suffisent pas pour un sujet aussi confus. Il faut aussi une intelligence politique du problème qui intègre l'opinion, parce qu'elle a les plus grandes difficultés à se repérer sur le bien et le mal en la matière. L'important est de réunir les conditions d'un consensus sur une politique de la drogue digne de ce nom. En effet, les changements se sont opérés sans éclaircissement des problèmes, sans analyse politique d'ensemble. D'où des incohérences flagrantes : la prévention du risque VIH, qui implique de laisser les consommateurs poursuivre leurs pratiques, est contradictoire avec la façon française de voir le traitement, qui vise l'abstinence. Ce faisant on ne froisse personne mais on dévalorise l'action publique.

Changer pourquoi ? Comment ? Au nom de quelle référence ? Avec quels objectifs ? Voilà les questions qu'il faudrait poser avant de se précipiter en urgence sur des solutions.

Pour relativiser les dangers du cannabis, Mme Voynet évoque les consommateurs de tranquillisants. Si elle a tort de stigmatiser ces derniers, elle porte l'attention sur le centre du problème : la confusion entre une drogue, qui altère la personnalité, et un médicament, qui la soigne. Il y a en effet aujourd'hui une redistribution globale des cartes en matière de substances psychotropes.

 

1.- Le consensus sur l'interdit des drogues illicites s'est érodé. Plusieurs rapports (commission Henrion, Livre blanc de l'Association nationale des intervenants en toxicomanie, etc.), proposent la légalisation du cannabis et la dépénalisation des usages des autres drogues. La neurobiologie considère que la distinction entre produits licites et illicites ne repose pas sur des bases scientifiques, tandis que des recherches en sciences sociales ont montré que la toxicomanie n'est pas le destin inéluctable de ceux qui consomment des drogues, y compris les plus dures comme l'héroïne. En matière d'héroïne, la prohibition ne facilite pas la mise en place de politiques de réduction des risques attachés aux pratiques d'injection. En matière de cannabis, le problème est différent : il y a une distance croissante entre la légitimité d'un usage apparemment massif et l'illégalité juridique dans laquelle est tenu le produit. Cette distance accroît la crise de signification de l'interdit. La politique française contribue ainsi à faire perdre le sens de la loi au lieu de le renforcer. Dans la foulée, on n'a aucune politique énonçant les dangers associés à l'usage du cannabis. La signification de l'interdit des drogues devient floue.

 

2.- Les fonctions thérapeutiques des médicaments psychotropes sont remises en question et font l'objet de vives polémiques : elles ont d'abord porté sur les anxiolytiques et les hypnotiques, puis sur les anti-dépresseurs. La perception de ces médicaments a basculé, à tort ou à raison, dans un conflit entre soin, confort et dépendance. Se contente-t-on d'alléger des angoisses ou des syndromes dépressifs sans soigner les véritables pathologies sous-jacentes ? Si oui, les médicaments sont-ils des drogues socialisées ? Mais en quoi est-ce un mal ou en quoi prend-on un risque en consommant des antidépresseurs pour surmonter une mauvaise passe ? Cela ne vaut-il pas mieux que de consommer de l'alcool, ce "briseur de soucis" (Goethe) ? Peut-on encore faire une distinction entre les malheurs qu'occasionnent la vie et la souffrance pathologique ? Plus encore, doit-on la faire ? Car qui va décider, et au nom de quoi, qu'une souffrance est normale, et doit être assumée par la personne, ou pathologique, et doit être prise en charge médicalement ? L'objet du soin est devenu incertain et, dans la foulée, la notion de guérison est entrée en crise.

 

3.- Le problème des médicaments est d'autant plus lié à celui des drogues que la clinique psychiatrique considère que la dépression entraîne des comportements "addictifs". Qu'il s'agisse d'alcoolisme, d'héroïnomanie, de consommation compulsive de tranquillisants ou de boulimie, ce sont des tentatives d'automédication et des dépressions. Mobilisation des esprits sur la dépression et crainte généralisée de la dépendance ont désormais partie liée.

Il s'est donc produit récemment dans nos sociétés un rapprochement entre drogue et médicament. Le signe le plus probant est qu'on est passé d'un problème diagnostique tout à fait courant, en général en médecine et en particulier en psychiatrie, à un problème moral qui est le soubassement de la peur que les drogues nous inspirent : quelles sont les limites à la propriété de soi au-delà desquelles on bascule dans l'homme artificiel ? Dans une société où les gens prennent en permanence des substances psychoactives qui agissent sur le système nerveux central et modifient ainsi artificiellement leur humeur, on ne saurait plus ni qui est soi-même ni qui est normal.

Nous prenons en permanence de l'aspirine pour soulager nos douleurs, mais personne ne parle de consommation abusive alors que la dose mortelle est atteinte beaucoup plus facilement qu'avec un médicament psychotrope. La raison est simple : l'aspirine soulage les douleurs du corps, le médicament psychotrope celles de l'esprit. Or celui-ci est, pour nous les modernes, le noyau sacré de la personne. D'où la confusion entre la notion de toxicité et celle de dépendance, entre un problème médical et une question morale.

Nous ne savons plus très bien dans quels cas nous restaurons notre équilibre psychologique et dans quels cas nous altérons notre personnalité. Les frontières entre les deux catégories de substances ne sont plus nettes. Cet état de fait doit être à la base de la réflexion politique sur les drogues comme sur les médicaments.

La réforme de la politique des drogues ne consiste pas à prendre seulement le contrepied de ce qui a été fait jusqu'à présent. C'est plutôt une réforme de l'entendement politique qu'il faut entreprendre. La légalisation d'une drogue ne signifie pas que tout soit permis, mais l'élaboration d'un autre partage entre le permis et le défendu, un partage qui fasse sens pour les consommateurs comme pour l'opinion et qui soit en conséquence acceptable. Cette élaboration est difficile dans une société où la référence à la notion d'interdit apparaît comme un réflexe conservateur. Le rôle de l'action publique n'est pas d'être au service des désirs privés de l'individu, qui n'a, politiquement parlant, ni droit au plaisir ni droit au bonheur, mais d'instaurer les conditions permettant de vivre avec nos psychotropes à moindre risque.

Un interdit qui ne fait plus sens, un système thérapeutique dont on ne sait pas ce qu'il guérit et une punition d'autant plus inéquitable qu'elle frappe les pauvres, voilà déjà trois questions à aborder : qu'interdit-on ? Que soigne-t-on ? Qui punit-on ? On a d'autant plus intérêt à les éclaircir que les problèmes situés à l'intersection du psychiatrique et du pénal se multiplient avec les mêmes confusions (pensez seulement aux multiples facettes de la délinquance sexuelle - qui est dans la même confusion politique que les drogues). Le pire serait d'en rester à la situation actuelle où l'invocation morale se conjugue à l'impuissance publique.

Le problème des drogues peut parfaitement être arraché à son idéologisation. C'est une question de méthode politique : réduire les passions et les craintes que les drogues suscitent pour en faire un objet politique normal. Un problème est politique quand il n'a pas de solution technique évidente : il y a des arguments contradictoires qu'il convient de soupeser, mais aussi des solutions pratiques. On peut montrer à l'opinion qu'elles ne sont certes ni simples ni définitives, mais que nous ne sommes nullement démunis d'outils. Cela permettrait à la société française de découvrir une culture du débat dans laquelle elle n'a jamais été à l'aise. La chose politique en sortirait grandie et les problèmes seraient traités avec plus d'équité et d'efficacité.

 

Alain Ehrenberg, sociologue, codirecteur du groupement de recherche du CNRS "psychotropes, politique, société".

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