Drogue : une défaite annoncée

par Christian de BRIE, in Manière de voir n° 29, Le Monde Diplomatique, 'Conflits fin de siècle', février 1996, 98 p., p. 90-92.

 

DANS son rapport annuel, l'Agence de l'ONU sur le trafic et le contrôle des stupéfiants, qui siège à Vienne, vient de réitérer sa condamnation catégorique des thèses favorables à la dépénalisation et à la légalisation de la drogue, critiquant les pays qui, comme l'Italie et les Pays-Bas, se sont prudemment engagés dans cette voie. Et pourtant plus personne ne croit que l'extension de la production, du trafic et de la consommation de drogues - comme celle constatée en Allemagne, - pourra être contenue par les politiques suivies jusqu'à ce jour, dont les effets négatifs sur la santé et la sécurité publiques apparaissent de plus en plus évidents.

 

Le discours reste immuable, et l'usage de la drogue est régulièrement condamné, malgré les timides tentatives de dépénalisation en Italie ou aux Pays-Bas. Pourtant, plus personne ne croit que l'extension de la production, du trafic et de la consommation des stupéfiants pourra être contenue par les politiques suivies. Et des mafias, de mieux en mieux organisées, tirent de ce trafic de fabuleux profits qui gangrènent l'économie mondiale.

La guerre de la drogue est perdue. Sur le terrain, en France et ailleurs, de plus en plus de maires, de policiers, de juges, de médecins, en conviennent. Une guerre de trente ans menée par une coalition prohibitionniste mondiale conduite par les Etats-Unis s'achève (1).

Cette défaite, les opinions publiques ne sont pas encore prêtes à l'assumer, pas plus que les responsables politiques ne sont disposés à en tirer les conséquences. Et pourtant, déjà, devant l'ampleur du désastre, des bouleversements s'opèrent, de nouvelles stratégies s'élaborent, tandis que des mesures sont prises pour tenter de limiter la casse.

Engagée dans les années 60 et 70, la guerre à la drogue, c'est-à-dire la politique de prohibition de la production, du commerce et de l'usage de stupéfiants classés illicites s'est appuyée sur un arsenal répressif impressionnant, renforcé d'année en année. Pour faire appliquer conventions internationales, accords régionaux et législations nationales nombreuses et contraignantes, souvent attentatoires aux libertés, on a multiplié à tous les échelons les bureaucraties spécialisées. Polices, armées, douanes, justice, administrations pénitentiaires, fiscales, financières, équipes médicales et services de santé, comités et commissions d'évaluation et de coordination ont perfectionné et diversifié leurs moyens d'action, gonflé leurs effectifs et leurs budgets. À travers le monde, des centaines de milliers d'agents participent au combat et des dizaines de milliards de dollars sont dépensés annuellement. Le tout dans un climat entretenu de guerre à outrance, aux épisodes renouvelés de plus en plus violents, où l'opinion publique est en permanence mobilisée par la mise en scène médiatique d'ennemis diabolisés, des seigneurs de la guerre des hauts plateaux du Triangle d'or aux triades chinoises de Hongkong, des chimistes de la French Connection aux banquiers arabes et pakistanais de la BCCI, du général Noriega à Pablo Escobar, des sicaires de Bogota aux gangs de Los Angeles.

Bilan incontesté des combats : au cours de la même période, la production, le trafic et la consommation de drogues illicites n'ont cessé de se développer (2). Tout d'abord les zones de cultures, les lieux de fabrication, les circuits de transit des principales drogues : cannabis, héroïne, cocaïne, autrefois localisés, se sont étendus géographiquement et couvrent aujourd'hui presque toute la planète. Ainsi, la production d'opium, le trafic de morphine base et d'héroïne débordent les zones du Triangle d'or et du Croissant d'or et leurs circuits d'acheminement traditionnels, pour s'étendre à l'Asie centrale et à la Chine, à l'Europe de l'Est et à la Russie et même à l'Afrique. De même, la culture de la coca, la production et le trafic de la cocaïne concernent aujourd'hui plus d'une quinzaine de pays d'Amérique latine et centrale contre trois ou quatre il y a une dizaine d'années. Quant au cannabis, il est cultivé partout et, pour les variétés aux teneurs les plus élevées, aux Pays-Bas comme aux Etats-Unis, où il est devenu, en valeur, une des premières productions agricoles. De véritables boulevards de la drogue tracent leurs circuits mouvants à travers les cinq continents.

Ensuite, les drogues offertes sur le marché se sont beaucoup diversifiées. Qu'il s'agisse des variétés et teneurs en substances narcotiques pour les drogues traditionnelles et leurs dérivés (tel le crack), des produits de synthèse (LSD, ecstasy, amphétamines), de l'utilisation de colles et solvants ou de cocktails divers (comme le speedball). De plus, les quantités commercialisées ont considérablement augmenté, passant, au cours de la période, de plusieurs tonnes à plusieurs dizaines de tonnes pour l'héroïne, de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de tonnes pour la cocaïne, de plusieurs milliers à plusieurs dizaines de milliers de tonnes pour le cannabis. Par ailleurs, le trafic est contrôlé par des mafias de mieux en mieux organisées, auxquelles des profits fabuleux confèrent des moyens d'intervention considérables à tous les niveaux économiques, financiers et politiques, aboutissant à une lente criminalisation des sociétés et à l'apparition de véritables « narco-Etats ».

Enfin, les consommateurs sont de plus en plus nombreux et de plus en plus jeunes, en particulier dans les zones urbaines deshéritées, dans les pays du Sud, comme dans ceux de l'Europe de l'Est. Partout, ce développement s'accompagne d'une poussée de la violence et de la criminalité. La défaite est donc totale. Menées au nom de la santé et de la sécurité publiques, les politiques prohibitionnistes ont amplifié les risques sanitaires, en particulier la diffusion du sida, et accru l'insécurité non seulement des usagers mais aussi de ceux qui les côtoient. Les cimetières et les hôpitaux de Medellin ou de Watts à Los Angeles ont accueilli bien plus de jeunes victimes des attentats des cartels, de règlements de comptes entre gangs, de la répression policière ou du sida que de drogués foudroyés par une overdose.

Une logique implacable et perverse

Ainsi la guerre a la drogue tue bien davantage que la drogue elle-même. A un coût prohibitif, elle engloutit des moyens humains et financiers qui font défaut dans la lutte contre les causes sociales du développement de la toxicomanie. Elle tue et elle criminalise, portant une lourde responsabilité dans l'augmentation des délits constatée dans la plupart des pays au cours des vingt dernières années. A 1000 F la dose quotidienne d'héroïne, le « junkie » n'a souvent d'autre solution que de voler tous les jours pour environ 3.000 F de marchandises, soit environ 1 million de francs par an, revendues au tiers du prix, ou de se prostituer s'il le peut encore, ou de vendre de la drogue à de nouvelles recrues. Généralement il tente les trois.

Logique implacable et perverse de la prohibition : plus la répression est efficace et les saisies importantes (elles représentent en moyenne un dixième des quantités commercialisées), plus la drogue se fera provisoirement rare et chère, et donc plus le drogué devra commettre de délits et faire de nouvelles recrues, bientôt dépendantes à leur tour, pour le plus grand profit des trafiquants. Ferventes prohibitionnistes, les mafias n'ont pas de meilleurs complices, involontaires, que les douanes et les polices. Leur action ajuste à la hausse le prix des drogues et augmente le nombre de drogués revendeurs. Quant à leur emprisonnement, il surcharge les établissements pénitentiaires, dont ils fournissent près de la moitié des effectifs, y introduit trafic et corruption, favorise la propagation accélérée du sida... Par-dessus tout, entre prohibition et drogue, la complicité tourne souvent à la duplicité.

Tout d'abord, les narco-dollars, c'est-à-dire les énormes profits tirés du trafic, blanchis par les réseaux bancaires avant d'être recyclés, sont devenus l'un des principaux régulateurs de l'économie mondiale. Ainsi, les créanciers du tiers-monde : pays membres du G7, des clubs de Paris et de Londres, Fonds monétaire international et Banque mondiale acceptent volontiers que l'argent blanchi de la drogue assure le service de la dette ou finance les plans d'ajustement structurel. Et la France s'assurera de meilleures garanties de paiement en vendant ses Mirage à la Colombie ou au Pakistan - ce qu'elle fait.

Ensuite, la drogue a été et continue d'être une monnaie d'échange utilisée à l'occasion, non seulement par les mouvements insurrectionnels ou les groupes terroristes, mais aussi par les États et leurs services spéciaux pour financer les armes et les hommes des actions clandestines et des conflits régionaux. Après l'Amérique centrale, le Liban, l'Afghanistan, l'extension des affrontements nationalistes et ethniques, en particulier dans les Balkans, le Caucase et l'Asie centrale, a ouvert de nouvelles perspectives.

Enfin, le thème de la guerre à la drogue est devenu l'un des morceaux de bravoure de politiciens cyniques ou démagogues qui investissent électoralement dans le sécuritaire et le contrôle social. Discours musclé inusable, soutenu par les bureaucraties chargées de la répression en quête de crédits et de légitimité, la prolongation indéfinie des hostilités sert leurs ambitions. Face à cette dégradation continue de la situation, le bloc prohibitionniste s'est progressivement fissuré. Dans un grand nombre de pays européens (mais aussi dans certains États des États-Unis et au Canada), des dérogations de droit ou de fait ont été apportées, à titre général ou expérimental, à la consommation de stupéfiants (3). À l'exception des Pays-Bas, qui tolèrent sous conditions (pas de ventes supérieures à 30 grammes d'herbe par personne, pas de publicité, pas de client mineur) le commerce de détail du cannabis dans quelque 1 500 lieux agréés, aucun État n'a légalisé les drogues, contrairement à ce qui est parfois affirmé. Cependant, dans nombre de pays, la tendance est à la dépénalisation de fait de l'usage personnel de certaines drogues. Dépénalisation partielle, limitée au cannabis, pratiquée au gré des circonstances et des autorités répressives et supposant que soient évaluées, arbitrairement, les quantités détenues permettant de distinguer le consommateur du revendeur trafiquant. Seuls deux pays ont officiellement dépénalisé l'usage des drogues : l'Espagne, par une loi du 25 juin 1983, l'Italie par un réferendum d'avril 1993.

 

Réduire la demande

 

Première entorse à la prohibition, la dépénalisation s'appuie sur deux considérations. L'une consiste à apprécier la dangerosité des différents stupéfiants et à estimer que la société ne peut soumettre au même régime les drogues « douces » (principalement le cannabis) et les drogues « dures », (essentiellement l'héroïne). L'usage des premières est largement répandu et socialisé depuis une génération dans les pays occidentaux : les millions de fumeurs d'herbe occasionnels qui, dans les statistiques, forment la grande masse des « drogués » et des quantités saisies par douanes et polices, ne représentent aucune menace sérieuse pour la sécurité et la santé publiques. D'autant que l'idée reçue selon laquelle la consommation de cannabis conduirait presque inéluctablement à celle des drogues dures n'a jamais reçu le moindre commencement de preuve.

Selon l'autre considération, le consommateur de drogues illicites et en particulier de drogues « dures » serait plutôt un malade qu'un criminel. Priorité doit donc être donnée à l'action thérapeutique sur la répression. Plus ou moins bien traduite dans les législations nationales, cette priorité est devenue impérative avec l'extension du sida. On sait que l'utilisation de seringues usagées par les héroïnomanes les plus marginalisés, de même que la promiscuité en milieu carcéral, augmente considérablement les risques de propagation du sida. Face à la menace, un certain nombre de pays (Royaume-Uni, Italie, Suisse, Belgique, Pays-Bas, Espagne...) ont opté pour des mesures d'urgence dérogatoires afin de réduire les risques: vente autorisée de seringues aux toxicomanes, distribution de trousses de préparation et d'injection complétées de préservatifs, développement de programmes médicalisés de drogues de substitution telle la méthadone, voire, comme en Suisse, distribution d'héroïne dans des lieux spécialisés sous contrôle médical.

Sur tous les plans, la France apparait très en retrait par rapport à ses partenaires européens. L'usage du cannabis y est réprimé plus qu'ailleurs (justifiant les deux tiers des interpellations, plus de 32000 en 1992), le pourcentage de personnes incarcérées pour des faits liés à la drogue reste anormalement élevé, de même que, dans les prisons, le taux de contamination par le virus du sida. La vente libre de seringues, autorisée depuis 1987, continue de se heurter à des résistances déontologiques, et les programmes de méthadone sont restés embryonnaires : 77 personnes pour l'ensemble de la France (ils doivent passer à 500, puis à 1 000, d'ici à la fin 1994), contre 9 500 en Espagne, 17 000 au Royaume-Uni, 15 652 en Italie, 10 300 en Suisse, 8 378 aux Pays-Bas, en 1992.

La place prépondérante prise, en France, par le ministre de l'intérieur au détriment de celui de la santé reflète l'ordre des priorités: le combat contre la drogue avant le traitement de la toxicomanie. Et l'annonce prématurée en 1993, par M. Charles Pasqua, d'un vaste débat national sur la légalisation, repoussé à l'automne 1994, avait surpris: le temps de réaliser que l'objectif était une remobilisation de l'opinion autour des thèses prohibitionnistes les plus éculées. Objectif confirmé par le conseiller du ministre en la matière qui, à défaut d'être un spécialiste de la toxicomanie, part en croisade, pour « protéger l'humanité contre les polluants externes et internes ». Elles ont pourtant fait la preuve de leur incapacité à endiguer le mal dénoncé en donnant la priorité depuis des années à la répression militaire dans les zones de production et à la répression policière des usagers dealers dans les pays de forte consommation.

D'où la recherche d'une nouvelle stratégie exprimée aussi bien par les quarante pays européens réunis à Strasbourg les 3 et 4 février 1994 lors de la Conférence paneuropéenne sur la lutte contre le trafic des stupéfiants que par M. Willliam Clinton dans son programme de lutte contre la drogue, le 9 février 1994, à Washington. L'objectif est désormais de réduire la demande dans les pays consommateurs en redéployant les moyens dans la prévention et le traitement, et en s'orientant vers la dépénalisation de l'usage (4). Une stratégie également préconisée par le secrétaire général de l'Organisation internationale de police criminelle (Interpol), M. Raymond Kendall (5). En réalité, en dépit de l'opposition réitérée de tous les responsables politiques, le débat sur la légalisation de la drogue est plus que jamais à l'ordre du jour. Les partisans ne se recrutent plus seulement chez les économistes ultralibéraux ou les animateurs de ligues antiprohibitionnistes (6), mais parmi les plus hautes autorités médicales, tel le docteur Jocelyn Elders, general surgeon des Etats-Unis (correspondant à un délégué national aux questions sanitaires), ou policières, comme c'est le cas aux Pays-Bas, qui y voient le seul moyen de porter un coup fatal au trafic.

Quant au grand écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez, Prix Nobel de littérature, il a pris parti pour une légalisation mondiale contrôlée, dans un manifeste publié par l'hebdomadaire espagnol Cambio 16 (7) et signé par plus de deux mille intellectuels. Principal argument: les pays du Sud comme la Colombie ne peuvent continuer à supporter l'essentiel du poids et du coût de la guerre de la drogue, alors que vingt millions d'usagers aux Etats-Unis n'ont aucune difficulté à s'approvisionner grâce à des réseaux de distribution interne parfaitement efficaces. Une position qui a le mérite de relier les deux extrémités de la chaîne et de rappeler dans quels rapports géopolitiques de dépendance se sont inscrites jusqu'à ce jour les politiques prohibitionnistes.

(1) Lire : Christian de Brie, 'Des cultures illicites imposées par les lois du marché', Le Monde Diplomatique, octobre 1989 ; 'Ces banquiers complices du trafic de drogue', Le Monde Diplomatique, avril 1990 ; 'Surveiller et punir les victimes de la drogue', Le Monde Diplomatique, décembre 1990. Consulter également : La Dépêche internationale des drogues, revue mensuelle de l'Observatoire géopolitique des drogues ainsi que Interdépendances, bimestriel d'information sur la drogue édité par la Cimade.

(2) Lire : Alain Labrousse et Alain Wallon, 'La Planète des drogues', Le Seuil, Paris, 1993.

(3) " Drogues en Europe : aider ou sévir ", série de six articles, Le Monde du 4 au 10 janvier 1994.

(4) Le Monde, 8 et 12 février 1994.

(5) Le Nouvel Observateur, 30 décembre 1993.

(6) En particulier la Ligue internationale antiprohihitioniste, qui diffuse une revue de presse bimensuelle.

(7) Cité dans International Herald Tribune, 28 janvier 1994.

 

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